Eric Baudelaire
Enraciné dans une tradition critique tenant à la fois de l’art conceptuel et du cinéma godardien, l’œuvre d’Éric Baudelaire (né en 1973) cherche à « mettre en crise » les systèmes de représentation qui structurent les imaginaires contemporains. S’appuyant dans une large mesure sur sa formation première en sciences politiques, Baudelaire s’attache à déplacer le regard porté sur différents faits politiques et sociaux, et renouvelle ainsi dans le présent les usages de la distanciation. Convoquant diverses disciplines, ses dispositifs d’exposition combinent au film, à la photographie et au texte imprimé, la possibilité du débat. Le projet qu’il présente dans le cadre du prix Marcel Duchamp 2019, Tu peux prendre ton temps, s’articule autour d’Un film dramatique, long métrage dont la production a débuté il y a quatre ans. Vingt élèves du collège Dora Maar, situé à cheval entre Saint-Denis et Saint-Ouen, en sont à la fois le sujet, les acteurs et les auteurs. Questionnant la nature même du médium cinématographique à travers sa découverte par les collégiens, le film donne à voir la façon dont ces derniers se représentent, loin de tout cliché sur ce département dit « sensible ». Le dispositif construit par Baudelaire autour du film révèle les dents creuses de l’espace d’exposition. L’ensemble se prolonge hors les murs, à Saint-Denis, où Baudelaire a installé en référence au travail de Daniel Buren, au sommet de la tour Pleyel, un drapeau réalisé par l’une des collégiennes.
Katinka Bock
Situé à la croisée de diverses pratiques, l’œuvre de Katinka Bock (née en 1976) offre une relecture précise et délicate d’une histoire de la sculpture dans un « champ élargi ». Prolongeant l’héritage post-minimal à travers différentes techniques traditionnelles, Bock soumet le processus créatif aux lois de la physique et met ainsi en valeur les qualités premières de la matière. Ses « mises en situation sculpturales » résultent de la définition préalable de paramètres simples, qui en déterminent le devenir. Elle se plie également au lieu dans lequel elle s’inscrit, sur le mode de l’empreinte, du mesurage ou de l’infiltration. L’ensemble sculpté que Katinka Bock proposé pour le prix Marcel Duchamp 2019 reflète les multiples facettes de son travail. Dans Landumland, la dimension in situ transparaît de plusieurs façons : l’œuvre s’articule autour d’un damier de plaques de cuivres, qui ont été laissées pendant plusieurs mois sur une des terrasses du Centre Pompidou pour s’oxyder, recouvertes d’un grand lé de tissus qui en porte désormais l’empreinte. Sur ce damier est disposé un radiateur emprunté par Bock à un résident du quartier et mis en fonction grâce à un circuit hydraulique fermé. Landumland est également exposé à la dégradation des matériaux qui le constituent : ainsi, deux citrons attachés à une tige métallique modifient la flexion de cette dernière à mesure qu’ils se gâtent. L’aspect anthropomorphe ou zoomorphe des figures sculptées par Bock interroge une forme de « vivre ensemble ».
Marguerite Humeau
Marguerite Humeau (née en 1986) place la narration au cœur de sa pratique. Entre contes merveilleux et dystopies contemporaines, elle compose des récits spéculatifs où s’entrelacent faits et fiction, engendrant ou ressuscitant des formes de vie disparues à partir de sources scientifiques variées, notamment la préhistoire et la biologie. L’imaginaire poétique mis en œuvre par Humeau s’appuie sur une attention particulière portée aux matériaux innovants ainsi qu’aux technologies les plus avancées en matière de moulage et d’impression. Reposant sur des figures sculptées ou sonores, le récit se déploie au sein d’installations pluridisciplinaires. La trame narrative du projet présenté pour le prix Marcel Duchamp 2019 prend appui sur des observations éthologiques posant l’hypothèse de nouveaux comportements religieux adoptés par certains animaux en réponse aux bouleversements climatiques et aux extinctions de masse qui en résultent. Présentés au centre de l’espace, des « danseurs » – systèmes respiratoires de créatures marines – semblent subir l’empoisonnement des océans. Les poumons se gonflent et se dégonflent, et finissent par exécuter un rite dansé collectif en direction de la Lune. Celle-ci, vénérée par les animaux depuis leur règne subaquatique, se meut en fonction de la force gravitationnelle exercée sur l’astre céleste en ce point précis. Habitant les murs de la galerie, une créature inconnue se fait entendre, enveloppant le groupe animé dans une masse sonore.
Ida Tursic et Wilfried Mille
Ida Tursic et Wilfried Mille (nés en 1974) se livrent à une exploration jubilatoire de la condition du médium pictural à l’ère post-historique. Découpés, superposés, placés contre les cimaises, accrochés à des structures, fichés sur des socles, leurs tableaux-objets occupent l’espace et nient avec facétie le primat de la bidimensionnalité en peinture. Dans une veine picabiesque, Tursic et Mille contestent aussi la pertinence du style. Rejouant le mythe de l’artiste-démiurge, ils s’adonnent volontiers à l’abstraction gestuelle, sans renoncer pour autant à la figuration. Centrale dans leur œuvre, celle-ci repose sur l’appropriation de l’imagerie produite par la « société du spectacle » : abolissant toute forme de hiérarchie entre les sujets et les sources, leur entreprise de recyclage traite indifféremment de motifs pornographiques ou domestiques, puisés sur Internet ou dans les films d’auteur. Dans la proposition réalisée pour le prix Marcel Duchamp 2019, la découpe préalable du support pictural tient une place prédominante. Le contour du support en bois vient redoubler celui des objets représentés – des chiens de salon rescapés d’un passé néo-pop, un jeune éphèbe plus grand que nature ne portant rien d’autre qu’un chapeau, mais également des taches de peinture exagérément agrandies, éléments fétiches de la mythologie du peintre et de son atelier. Les uns sur les autres, jouant sur les effets d’échelle, ces tableaux-décors forment comme une scène où se jouerait joyeusement le « drame » de la peinture contemporaine.