Début mars 1971, lors d’un festival à Belgrade, le jeune réalisateur Želimir Žilnik, lauréat de l’Ours d’or à Berlin pour son premier long métrage Travaux précoces en 1969, lit sur scène un manifeste intitulé Ce festival est un cimetière pour la première de son court métrage Black Film. Il parle de l’inutilité de l’humanisme abstrait, de l’exploitation de la pauvreté, de la prétendue bravoure du cinéma « quasi-impliqué » et socialement conscient qui ne représente que « la mode dominante du cinéma bourgeois ». « Nous refusons de considérer cette soudaine préoccupation du monde du cinéma pour les gens comme autre chose que du bluff d’un nouveau genre », déclare Žilnik. Black Film se termine par une question : « Le cinéma : une arme ou de la merde ? ».
Cette déclaration tranchante n’a fait que gagner en acuité une quarantaine d’années plus tard. Véritable bombe à retardement, Black Film a déclenché une onde de choc qui nous touche maintenant. Le cinéma d’auteur aujourd’hui ressemble plus que jamais à une machine capitaliste autosuffisante, à mesure que les festivals internationaux se multiplient. D’où la production de films que peu de personnes finissent par voir en dehors de ce marché spécialisé. L’influence hypothétique du cinéma sur le monde réel diminue en même temps que le public, tandis que la figure de l’artiste ‒ celui qui trouve de plus en plus de misérables pour souffrir à l’écran avec une éloquence cinématographique croissante ‒ demande encore à être réévaluée de façon critique. De quoi se préoccupe l’artiste d’aujourd’hui ? Existe-t-il, de nos jours, un cinéma politique ? Comment le monde est-il façonné par le flux constant de films passant dans le circuit des festivals, tout en sortant à peine de ce ghetto ? Ces questions sont rarement posées, car elles remettent en cause le statu quo actuel.
Si le festival est un cimetière, Black Film est la tombe de Žilnik en tant que réalisateur. Mais cela signifie-t-il que le manifeste a marqué le moment à partir duquel il s’est éloigné de sa voie créative ? Pas du tout. Au lieu de cela, il a fait le point sur sa propre place dans le monde et a continué ce qu’il faisait, en ayant écarté toutes ses illusions. Il s’est tenu, cependant, aux principes énoncés dans son manifeste. Voilà un cinéaste qui a dû se réinventer et réinventer sa méthode sans cesse, et parfois douloureusement, en résistant à la tentation du compromis et en affrontant les nombreuses limites sociales, économiques et politiques de son temps. L’œuvre de Žilnik se décompose ainsi facilement en périodes, chacune étant inextricablement liée au pays dont il a retracé l’histoire.
Žilnik est un jeune intellectuel, cinéphile, communiste et auteur d’un chef-d’œuvre moderniste Travaux précoces. Nous aurions pu en savoir plus sur lui si son deuxième long métrage, Liberté ou bande dessinée, n’avait été si violemment censuré par le gouvernement. Une fois la « Black Wave » ou Vague noire yougoslave interdite, l’Allemagne de l’Ouest a accueilli Žilnik, en tant que réfugié politique et animal de compagnie des festivals. Cependant, au lieu de profiter de son capital symbolique et de se créer une figure de dissident persécuté, il choisit de passer ce nouvel environnement sous l’œil de son microscope personnel, teinté d’ironie, de provocation et de ferveur, se concentrant surtout sur les activités de la Fraction armée rouge. La société démocratique réagit rapidement par l’expulsion et la censure. Žilnik s’est fait une place à la télévision yougoslave dans les années 1980, gagnant soudainement sa liberté artistique et ouvrant la voie au docu-fiction, le genre avec lequel il est le plus à l’aise jusqu’aujourd’hui. Touchant maintenant un public beaucoup plus large grâce à ce médium, il accepte le défi d’avoir à produire des formules appétissantes. Cette période est à la fois la plus prolifique et la moins étudiée. De 1977 à 1990, il réalise pourtant onze films pour la télévision, deux longs métrages, une mini-série et plusieurs courts métrages.
Alors que Žilnik était occupé à saisir la vie en Yougoslavie au début des années 1980 dans sa vision panoramique, le danger imminent planait sur Titoland, jusqu’à ce que la tragédie éclate finalement au début des années 1990. C’est précisément la télévision qui a permis à Žilnik d’intégrer ses réactions instinctives aux bouleversements politiques dans de nouveaux films sans perdre de temps. Son mélodrame ethnographique Brooklyn-Gusinje (1988), commandé par Belgrade TV, se déroule dans un petit village du Monténégro, à la frontière yougoslavo-albanaise. Réalisé alors que le sentiment anti-albanais chez les Serbes progressait, il était censé atténuer la haine croissante.
En 1992, dans un pays déjà déchiré par la guerre, Želimir Žilnik démissionne de Novi Sad TV. Avec des moyens très insuffisants, Žilnik, qui expérimente de nouveaux formats depuis les années 1980, devient l’un des premiers réalisateurs au monde à abandonner le 16 et le 35mm. Dans les années 1990, il passe à la vidéo ; dans les années 2000, au numérique. Son partenariat créatif avec le chef opérateur Miodrag Milošević remonte aux années 1980. Ils réalisent encore ensemble des films à très petit budget, parfois pour quelques milliers d’euros.
Nous sommes en 2016. Vienne, une manifestation devant le Parlement. Deux étrangers se rencontrent dans la foule. L’un a fui la guerre à Alep, l’autre les talibans en Afghanistan. Ils ont des choses à partager et à discuter : un échange honnête d’expériences, une tentative de se consoler mutuellement, une accolade amicale. Ce prologue du Plus Beau Pays du monde (2018), le nouveau film de Želimir Žilnik, est un condensé de son cinéma. Ce film sur les migrants ne ressemble à aucun autre : c’est un docu-fiction sans exploitation fastidieuse ni sensationnalisme. Au lieu de cela, Žilnik passe naturellement de la comédie à la tragédie, à la comédie musicale et même au film d’art martial. Lui seul est capable de faire un cinéma poignant, qui n’a pas peur des questions pressantes d’aujourd’hui et en offre une analyse perspicace sans oublier l’humain, le quotidien, le comique.
Le cinéaste et critique français Jean-Claude Biette avait proposé une hiérarchie particulière des réalisateurs avec, au sommet, le cinéaste ‒ une catégorie dont la production n’est pas seulement constamment bonne, mais également cohérente dans un tout intelligible. Žilnik appartient certainement à cette catégorie, car l’ampleur réelle de son projet n’est appréciable qu’après avoir vu plusieurs de ses films, chacun d’entre eux apportant une nouvelle lumière sur les précédents.
Žilnik est une figure clé de la résistance cinématographique qui se décline sous toutes ses formes et dans toutes ses tailles. Sa résistance peut être intellectuelle, puisqu’il reste un artiste de gauche sans jamais recourir au dogmatisme ni à l’esthétique (il s’oppose violemment à la notion répandue de « cinéma de qualité »). Elle peut être aussi simplement une question de principe qui lui interdit de rechercher des financements publics. S’exonérant au moins partiellement de la figure de l’« artiste marxiste » compromis, Žilnik joint l’acte à la parole. Chroniqueur et documentariste et activiste, il nourrit peu d’illusions sur le climat politique actuel, ce qui pourrait l’incliner, à l’occasion, au scepticisme et au pessimisme. Cependant, à mesure que sa foi dans un système juste, qu’il soit communiste ou libéral, diminue, une nouvelle foi ‒ et un nouvel intérêt ‒ dans l’individu augmente en puissance. Žilnik est autant un humaniste (le mot a perdu de son éclat à force d’utilisation abusive) qu’un comédien qui exprime sa joie de vivre avec un sens de l’humour inimitable.
Un jour, Paul Celan a écrit dans une lettre : « Je ne vois aucune différence de principe entre une poignée de main et un poème. » Qu’est-ce qu’une poignée de main, et est-il possible de faire un film qui serait aussi une poignée de main ? C’est l’acte le plus simple de solidarité humaine, auquel Le Plus Beau Pays du monde, ainsi que l’ensemble du projet cinématographique de Žilnik, dressent un monument.