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Regina Cassolo, sa majesté de l'abstraction italienne

En italien, son prénom signifie « reine ». Aluminium, fil de fer, tôle, étain ou papier de verre : cette sculptrice, figure de l'abstraction transalpine, signe ses premières œuvres d’avant-garde à l’aube des années 1930, attirée par l’usage de nouveaux matériaux. Disparue en 1974, l'artiste ressurgit ces jours-ci grâce notamment à de riches archives, conservées à la Bibliothèque Kandinksy. Focus.

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Première sculptrice de l’avant-garde historique italienne. Futuriste dans ses années de formation. Abstractionniste radicale dans sa maturité. Regina a été la première femme du Novecento italien à manipuler des matériaux expérimentaux. Ses mains, fluettes mais obstinées, ont travaillé le fer-blanc, l’aluminium, le fil de fer, l’étain, le papier de verre. Elle a été la première artiste italienne à plier sans crainte des feuilles de métal dans la cuisine de sa maison milanaise pour créer des corps impalpables en mouvement dans l’air. Elle a également été la première artiste en Italie à suspendre des géométries flottantes dans l’espace, des mobiles rudimentaires, tandis que la sculpture se dressait encore classiquement sur des piédestaux. La légende veut qu’après la guerre, Regina ait erré dans les cimetières d’avions abattus à la recherche de fragments de plastique, reliques du contemporain, afin de les mélanger aux dernières inventions techniques : le plexiglas, le perspex ou le rhodoïd. C’est ainsi que se sont rencontrées l’élégance et l’audace dans la silhouette gracile d’une femme moderne.

 

La légende veut qu’après la guerre, Regina ait erré dans les cimetières d’avions abattus à la recherche de fragments de plastique, reliques du contemporain, afin de les mélanger aux dernières inventions techniques : le plexiglas, le perspex ou le rhodoïd.

 

Regina Cassolo Bracchi (née en 1894), de son nom d’artiste Regina, s’est imposée comme l’une des figures les plus complexes et fascinantes de la scène artistique italienne et européenne du siècle dernier. Elle fut novatrice dans ses manières, ses intuitions, ses expériences et sa vision d’un art dans lequel l’intention mais avant tout l’idée s’avéraient supérieures, de par leur originalité embryonnaire, à l’œuvre finie. « Je choisis des thèmes d’une telle simplicité, des constructions si élémentaires que n’importe qui pourrait les reproduire d’après ma description exacte », expliquait-elle avec détermination dans ses carnets, convaincue que le projet l’emporte sur la réalisation pratique. Elle fut, en somme, une artiste conceptuelle bien avant le conceptuel !

Pourtant, l’histoire l’avait oubliée (en 2021, elle était néanmoins largement présente dans l'exposition « Elles font l'abstraction », ndlr). Tout comme beaucoup de femmes de l’avant-garde du début du 20siècle, Regina était restée en marge des manuels et des dissertations. Un cas féminin dans l’ombre des maîtres. La faute, peut-être, à son attitude réservée, à la modestie qui ne l’a jamais vue jouer des coudes parmi ses collègues, bien que son nom apparût au pied des manifestes programmatiques du Futurisme (elle signa le Manifesto tecnico dell'aeroplastica futurista en 1934) et qu’elle fût remarquée par André Breton et même Léonce Rosenberg qui, après une rencontre éphémère à Paris en 1937, lui proposa un contrat avec sa galerie auquel elle renonça pour retourner en Italie, pressentant peut-être les vents lugubres d’une époque tragique.

 

Je choisis des thèmes d’une telle simplicité, des constructions si élémentaires que n’importe qui pourrait les reproduire d’après ma description exacte.

Regina Cassolo

 

La critique a souvent omis par distraction sa présence dans les chroniques, malgré son rôle de premier plan en tant que seule représentante féminine du MAC italien, le Movimento Arte Concreta (fondé à Milan en 1948), toujours active dans les contacts avec la direction du groupe français Espace (né en 1951, en digne successeur de l’Association pour une Synthèse des Arts Plastiques établie à Paris en 1949), mentionnée à plusieurs reprises dans la correspondance inédite entre André Bloc et Gianni Monnet, pères putatifs du jumelage solide entre ces mouvements parallèles.

 

L’esprit théorique de Regina participa à l’effervescence d’une époque culturelle marquée par le foisonnement de dialogues entre les artistes à l’échelle internationale. Bruno Munari, qui avait connu Regina à l’époque de l’aventure futuriste, la voulait désormais fortement à ses côtés dans le monde sans frontières de l’art concret. C’est ainsi que l’artiste fut appelée à se mouvoir sur cet échiquier révélant une nouvelle fluidité entre les disciplines, se rapprochant d’un art total profondément inspiré par le Bauhaus. En ce sens, Regina fut véritablement la première sculptrice de l’avant-garde italienne, dont la géométrie dynamique des sculptures initiales démontrait la possibilité de conjuguer logique de la construction et harmonie de la forme, grâce à un processus de synthèse extrême.

 

Les études menées dans le cadre de cette recherche ont ainsi permis de faire émerger la valeur d’une personnalité hors du commun, en alignant les événements qui ont marqué sa maturité, à commencer par la photographie historique publiée en janvier 1952 par la revue Art d’aujourd’hui, où on la voit souriante sous un chapeau de paille parmi les artistes du MAC posant dans une pièce de leur quartier général, la librairie Salto de la Via Santo Spirito à Milan. Dirigée par les frères Giuseppe et Giancarlo Salto, la librairie s’occupait d’édition en architecture, distribuant des revues françaises en Italie, L’Architecture d’aujourd’hui et Art d’aujourd’hui d'André Bloc, ainsi que des publications concrétistes suisses et allemandes de la maison d’édition zurichoise Allianz Verlag, dirigée par Max Bill. Elle vendait aussi à l’étranger et jusqu’en Amérique des revues italiennes ralliées au débat sur la synthèse des arts, telles que Domus, Spazio et Casabella dirigée par Edoardo Persico, le célèbre critique d’art — qui avait déjà révélé le talent de Regina en 1931 en faisant l’éloge d’une de ses premières expositions dans les salles milanaises de la Galleria Senato. 


L’adhésion de Regina au MAC en 1951 et ses relations avec les collègues français d’Espace se comprennent mieux à la lumière des nombreux rendez-vous qui l’ont vue exposer ses sculptures dans le cadre de projets collectifs. La même année, elle participa à la célèbre IXTriennale de Milan, en collaborant au pavillon « Bosco » (forêt), conçu par Bramante Buffoni et Marcello Nizzoli, qui accueillirent ses géométries végétales, dont Art d’aujourd’hui parla dans le numéro monographique intitulé « Italie 1951 ». Dans ce même numéro, Regina figura dans la liste circonscrite de noms choisis par Gillo Dorfles parmi les plus pertinents de l’époque, témoignant du crédit que son œuvre recueillait au sein du groupe et auprès des intellectuels les plus militants. Bloc la mentionna à nouveau, quelques mois plus tard, dans un avis concernant l’exposition « Gli artisti del MAC » à la galerie Bompiani de Milan, tandis qu’elle participa l’année suivante, en 1952, à l’exposition « Studi per forme concrete nell'industria motociclistica », nouvelle étape importante vers le concept d’art total qui fluidifiait encore les frontières entre art, architecture et design, et fut également invitée par son collègue Mario Ballocco à la « Mostra delle arti e dell'estetica industriale », à la XXXFiera Campionaria de Milan. 

 

Composant ses sculptures avec l’esprit d’un architecte, raisonnant sur les plans et les espaces, les volumes et les vides, Regina s’est illustrée dans de nombreuses expositions collectives où l’art et la culture du projet se côtoyaient sous l’égide d’une recherche multidisciplinaire.

 

Composant ses sculptures avec l’esprit d’un architecte, raisonnant sur les plans et les espaces, les volumes et les vides, Regina s’est illustrée dans de nombreuses expositions collectives où l’art et la culture du projet se côtoyaient sous l’égide d’une recherche multidisciplinaire. Elle fut souvent citée dans les pages des magazines spécialisés, toujours présente dans les bulletins du MAC, qui seront plus tard publiés sous le titre Documenti d’Arte d’oggi, résultat de la fusion annoncée entre le MAC et Espace. Elle ne manqua évidemment pas la première exposition officielle du double groupe uni en 1955 à la Galleria del Fiore, et au studio d’architecture b24 — seule femme aux côtés de Carol Rama et Paola Levi Montalcini dans un parterre riche d’artistes et d’architectes venus de toute l’Europe, et en partie destinés à se retrouver à la première Exposition internationale des matériaux et équipements du bâtiment et des travaux publics au Parc national de Saint-Cloud. Le nom de Regina y côtoyait celui de Monnet, l’artiste ayant été invitée à participer à cette prestigieuse manifestation parisienne et à la Biennale de São Paulo, au Brésil, au cours des mêmes mois.

 

Inutile de préciser que ses œuvres séduisaient désormais la critique. L’œuvre Struttura de 1954 fut publiée dans Art d’aujourd’hui en 1957, au sein d’un compte-rendu détaillé de l’exposition « MAC/Espace 1a rassegna nazionale di arte concreta » organisée à la Galleria Schettini de Milan. Cette même œuvre, parfait équilibre de dynamisme et de légèreté, fait aujourd’hui partie de la collection du Musée national d'art moderne.


Hélas, en 1958, dix ans exactement après sa naissance, l’histoire du MAC et de son glorieux jumelage avec la France prit fin. La mort soudaine de Monnet vint boucler le cercle d’une expérience importante. Bloc, qui avait déjà cédé la présidence d’Espace à Georges Breuil en 1956, desserra les liens avec ses collègues italiens pour se consacrer davantage à son amour de l’architecture. Regina, qui avait entre-temps rejoint le comité exécutif du mouvement, recueillit un large soutien pour les sculptures qui s’orientaient vers une poétique spatiale dans le sillage de son chef-d’œuvre, Sputnik (également conservé au Musée), créé en 1952 sous le nom de Linee di volo, mais rebaptisé Sputnik au lendemain du lancement du premier satellite soviétique en orbite terrestre. Cet épisode, qui marqua le début de la course à l’espace, fut une source d’inspiration fondamentale pour les différents mouvements spatialistes qui ont déferlé dans le monde de l’art.


Regina fut tellement fascinée par les exploits astronautiques qu’elle fit encore évoluer son imaginaire. Pour s’envoler cette fois vers une direction cosmique. Les suggestions spatiales disséminées à Milan dans les années 1950 se révèlent dans des œuvres marquées par le mirage de l’ailleurs et des routes vers l’infini, synthétisées dans de nouvelles trajectoires de signes dans le vide, combinaison idéale des « anciennes » lignes de force de nature futuriste et du spatialisme retentissant de Lucio Fontana. ◼

Le groupe Mission Recherche des Amis du Centre Pompidou

Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe Mission Recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont fianancées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur du Centre Pompidou, une mission de recherche à travers l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites.

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