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No wave : au cœur des contre-cultures new-yorkaises des années 1970-1980

Née à New York à la fin des années 1970, la scène artistique baptisée « no wave » offre un véritable laboratoire à ciel ouvert à une nouvelle génération de musiciens, cinéastes, plasticiens et performers dont James Chance, Alan Vega, Lydia Lunch, Karole Armitage, Sonic Youth, Beth B & Scott B, ou encore Christian Marclay. Guitares désaccordées et rythmes déstructurés viennent enrichir un éventail de productions visuelles radicales croisant de nombreux supports : affiches, cassettes, disques, films, vidéos. Plongée dans cette culture alternative essentielle aux côtés de certains de ses illustres représentants, à l’occasion de l’accrochage « Who You Staring At? »*.

± 5 min

New York, 18 juin 1981. L’espace alternatif White Columns de SoHo déborde d’une foule post-punk agitée. Ce soir-là, un groupe de musiciens encore inconnus se prépare pour sa première apparition publique : Sonic Youth. La formation, encore à l'état de prototype, partage à cette occasion l’affiche avec Rhys Chatham, Smoking Section et Chinese Puzzle. Organisé par Thurston Moore, membre cofondateur de Sonic Youth, cet événement appartient à un ensemble de neuf soirées de performances musicales devenu culte, le « Noise Fest ». Parmi les autres contributions qui occupent la scène du White Columns durant le festival, celles du guitariste Lee Ranaldo avec le sextet de Glenn Branca et avec Avoidance Behavior retiennent l’attention de Kim Gordon et de Thurston Moore, qui verront en lui un membre idéal pour Sonic Youth. Joint par email, Lee Ranaldo se souvient : « Le Noise Fest était une chance pour tous les musiciens de la scène – ceux qui déjà bien établis comme Branca et Chatham, et nous, les "plus jeunes" – de se rencontrer et de passer du temps ensemble pendant neuf nuits. L’événement a vraiment unifié la scène à bien des égards, en particulier les musiciens qui menaient aussi des activités d’art visuel. […] En plus de la nouvelle musique incroyable et radicale qui y était jouée, le Noise Fest a participé à construire une communauté composée de différentes générations d’artistes new-yorkais no wave qui se sont réunis à un seul endroit pour jouer leur musique, exposer leurs œuvres, apprendre à se connaître et à soutenir leurs efforts mutuels. »

Ce festival est l’occasion de produire des tracts qui circulent dans les réseaux post-punk new-yorkais des années 1980. Sur l’un d’entre eux, Thurston Moore affiche son intention de sortir du circuit officiel de l’industrie musicale : « Le Noise Fest est une réaction aux déclarations erronées de la majorité des propriétaires de clubs rock/disco et de la presse musicale hors-sol [overground]. Le son commercial "à succès" des groupes britanniques “Big Beat” a séduit les propriétaires de clubs, et a diminué l’éventail de la musique présentée dans le circuit vidéo/lounge. Le fait est qu’il y a plus que jamais de jeunes musiciens de rock expérimental. Le nombre de groupes et leur nécessaire progression sont essentiels pour le Noise Fest : sa principale ambition est de réunir. » C’est la raison pour laquelle Thurston Moore convie Mark Cunningham à participer à cet événement avec Constance « China » Burg et Duncan Lindsay, avec un tout nouveau projet : Don King. En complément des concerts, une exposition conçue par les musiciennes et artistes Kim Gordon et Barbara Ess valorise les œuvres de Robert Longo, Nina Canal, Alan Vega et Ikue Mori, notamment : des artistes qui se produisent également sur scène lors du festival. Les photocopies de collages, de dessins, de photographies et de textes qui composent le zine édité pour l’exposition participent à réfléchir aux liens entre arts sonores et visuels.

 

Le Noise Fest a participé à construire une communauté composée de différentes générations d’artistes new-yorkais no wave qui se sont réunis à un seul endroit pour jouer leur musique, exposer leurs œuvres, apprendre à se connaître et à soutenir leurs efforts mutuels. 

Lee Ranaldo de Sonic Youth

 

Dans le texte qu’elle écrit à cette occasion dans The Big Beat, zine de l’exposition en juin 1981, Barbara Ess (qui joue pour le Noise Fest avec son groupe Y Pants), aborde son rapport à la création dans deux domaines différents et pourtant complémentaires : « Les répétitions sont parfois assez tendues et difficiles. Comme dans toute relation, les couples se séparent, tout comme les groupes. Mais concevoir une chanson et jouer de la musique spécialement pour un public peut être stimulant. Chaque performance détient une incroyable montée en puissance. On ne peut pas y échapper. Mais lorsque la musique est jouée à fond, avec force et précision, c’est passionnant. Les arts visuels sont aussi excitants, mais d’une manière différente, peut-être parce que les œuvres sont généralement réalisées seul et que l’on a plus de contrôle sur leur manifestation. J’aime avoir des idées, les travailler et voir le "produit" final. Mais je ne pense pas être une musicienne — peut-être une artiste, mais pas vraiment, plutôt une serveuse. »

Cette tendance à décloisonner les disciplines débouche naturellement sur une volonté de déprofessionnaliser le métier même d’artiste. Ce processus de déconstruction traverse le genre no wave, et va jusqu’à renverser les rôles habituellement assignés au public et à l’interprète. La no wave subvertit à cet égard les traditions du rock, lorsque certaines musiciennes choisissent un instrument trop souvent attribué aux hommes, la batterie : Ikue Mori pour DNA, ou bien Nancy Arlen dans Mars. Joint par email, Mark Cunningham rappelle que Mars s’est développé à une période durant laquelle « l’égalité des sexes dans les réseaux artistiques new-yorkais s’était généralisée. […] Avant d'emménager à New York en 1974, Arto Lindsay, Constance "China Burg“ et moi-même étions allés dans des facs d'art qui avaient mis en pratique de nombreux usages progressistes issus de la révolution culturelle des années 1960, et l’égalité des sexes était très présente, avec une grande ouverture queer. Nous étions donc assez libérés des modèles et des contraintes typiques, encore plus que dans les années 1960. Nous avions également étudié tous les mouvements d’avant-garde, de Dada au surréalisme : tout le monde est donc arrivé en ville prêt à faire quelque chose de nouveau et à baiser le système autant que possible. »

 

Nous avions étudié tous les mouvements d’avant-garde, de Dada au surréalisme : tout le monde est donc arrivé en ville prêt à faire quelque chose de nouveau et à baiser le système autant que possible.

Mark Cunnigham

 

Le renversement des rôles interroge aussi la place que le public occupe dans certaines performances no wave, notamment celle que Glenn Branca donne en compagnie de Margaret Dewys et Axel Gross pour l’exposition « Pavilions » de Dan Graham à la Kunsthalle de Berne en 1983 : les spectateurs sont à cette occasion disposés non pas face aux musiciens, mais face à leur propre image, devant un miroir sans tain. Cette intégration du public à l’œuvre prend une forme différente lorsque certains acteurs emblématiques de la scène no wave comme James Chance, Anya Philips ou Rhys Chatham interviennent dans la célèbre émission télévisée du journaliste Glenn O’Brien, « TV Party », durant laquelle les téléspectateurs interviennent en direct pour interpeller les invités et créer à leur tour un spectacle au sein même de l’émission qu’ils suivent simultanément. Il s’agit ici d’abolir la distance entre les artistes et le public, suivant l’ambition du Noise Fest : « réunir » une nouvelle génération de musiciens et d’affiliés, qui s’ouvre progressivement sur un genre bruitiste – comme peut en témoigner la contribution du performer industriel Z’EV à l’exposition du même événement de 1981.

Le Noise Fest révèle ainsi la profusion et la diversité de la scène no wave, qui avait déjà marqué son territoire dans le Lower Manhattan des années 1970 à l’occasion d’une série de concerts au sein de l’Artists Space en mai 1978, avec les groupes Daily Life, DNA, Contortions, Mars, Teenage Jesus and the Jerks, Theoretical Girls, Tone Death et The Gynecologists. Fraîchement arrivé à New York, Brian Eno assiste à ce festival de cinq jours et découvre un mouvement post-punk qu’il documente la même année en publiant les compositions de certaines de ces formations sur le disque vinyle désormais culte No New York.

 

Fraîchement arrivé à New York, Brian Eno assiste à ce festival de cinq jours et découvre un mouvement post-punk qu’il documente la même année en publiant les compositions de certaines de ces formations sur le disque vinyle désormais culte No New York.

 

Mark Cunningham rappelle que « les quatre groupes de la compilation No New York avaient tous partagé les mêmes espaces de répétition à un moment donné, et nous étions tous des amis proches. Nos sets, cette nuit-là [à l’Artists Space], étaient intenses, et c’est vrai pour l’ensemble du festival, car il était plein tous les soirs avec un public local et très bruyant. Je ne me souviens pas très bien des autres nuits, mais en général, nous avions le sentiment que c’était notre moment. ».

 

Cette compilation marque un dialogue entre cultures « high » et « low », révélant une volonté de dépasser ce qui est considéré comme acceptable dans le champ de l’art et de la culture populaire, à travers des sons saturés et dissonants qui se traduisent en images abrasives, altérées par un détournement des techniques de reprographie de l’époque.

En empruntant le titre de l’album de John Giorno et Glenn Branca, Who You Staring At?, cette exposition explore l’esprit de confrontation des artistes no wave et une volonté de déconstruire le regard, abordés ici à travers un ensemble de pratiques pluridisciplinaires au croisement de la danse, de l’opéra, de la musique et des arts visuels. L’enjeu de cette présentation est de créer des liens entre des artistes venant d’horizons très différents, dont les œuvres collectives conçues dans le Lower Manhattan des années 1970 et 1980 proposent de nouvelles solutions visuelles et sonores, qui participent à démystifier le champ de l’art contemporain. Cette déconstruction artistique évolue au milieu de ruines urbaines et exerce, encore aujourd’hui, une influence décisive sur la création contemporaine. ◼

Le groupe Sonic Youth à New York en 1983, photo © Amanda Linn