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Portrait de Claire Bretécher par Rita Scaglia, 2008

Bretécher, l’esprit frondeur

Son trait était reconnaissable entre mille, et son esprit d’inventivité langagière, sans pareil. Créatrice des Frustrés, d’Agrippine ou de Cellulite, l’autrice de BD et artiste Claire Bretécher, disparue début 2020 à l’âge de 79 ans, était une observatrice insatiable de notre société. En 2015, lors de l’exposition-événement qui lui était consacrée à la Bibliothèque publique d’information, elle avait accordé au Centre Pompidou une rare interview. Rencontre.

± 7 min

Frondeuse, farouchement indépendante, Claire Bretécher s’est imposée dès les années 1970 comme une plume acerbe du magazine Pilote — et l’une des rares femmes dans un milieu de la bande dessinée encore très macho. Féminismes, écologie, politique, conflit de générations : Bretécher balaie tous les sujets avec le même esprit bravache. Ce qui lui vaudra en 1976 d’être qualifiée de « meilleure sociologue de l’année » par Roland Barthes. En 1982, elle reçoit le Grand prix au Festival de la bande-dessinée d'Angoulême (une première pour une femme), et devient alors l’une des figures les plus emblématiques du genre, aussi bien célébrée par les critiques que le grand public. Moins connue que son activité de dessinatrice de BD, Bretécher était aussi peintre portraitiste, influencée par « Bacon, et aussi David Hockney – un peu comme tout le monde ! », dira-t-elle.

 

J’ai toujours fait à la fois de la peinture et du dessin, mais c’est la BD que je préfère… C’est plus marrant ! 

Claire Bretécher

 

Fin 2015, le Centre Pompidou et la Bibliothèque publique d’information (Bpi), avaient consacré une exposition événement à son œuvre dessiné, avec une sélection thématisée de planches, de dessins et de peintures. Bretécher : « Je suis excessivement contente, je trouve ça d’un chic achevé ! Je suis même un peu gênée… ». 

 

Débarquée de Nantes après y avoir fait l’École des beaux-arts, la jeune Claire publie d’abord ses dessins dans les publications du groupe Bayard, de tradition catholique. Bretécher : « J’ai toujours voulu faire de la BD, mais sans savoir du tout par quel biais ; c’était un peu comme un rêve… J’ai commencé par publier quelques illustrations dans les journaux de Bayard, notamment à Record, un journal pour gamins. En parallèle, j’ai collaboré à Tintin. Mais le moment le plus intéressant a été quand Spirou m’a pris une histoire. » 

 

C’est sa rencontre décisive avec René Goscinny en 1963 qui accélère sa carrière. La star de la BD fait appel à elle pour une collaboration dans L’Os à moelle, journal fondé par Pierre Dac. Elle invente alors le Facteur Rhésus, puis les Gnagnan pour Spirou. En 1969, elle crée pour Pilote, revue de BD de référence de Goscinny et Uderzo, le personnage de Cellulite, une « anti-princesse », indépendante et forte en gueule (les planches seront réunies en deux tomes chez Dargaud). En 1972, avec Marcel Gotlieb et Nikita Mandryka, elle fonde L’Écho des Savanes, revue pionnière de la bande dessinée pour adultes en France.

Mais c’est avec sa série les Frustrés, publiée dans Le Nouvel Observateur dès 1973 que Bretécher accède véritablement à la notoriété : « j’avais commencé au Sauvage, un journal écologiste, avec le Bolot, un personnage de chien qui vit dans une décharge. Puis Le Sauvage a ensuite été intégré au Nouvel Obs. La série des Frustrés s’est installée progressivement : au début, j’ai juste fait un essai, et finalement, la collaboration a duré près de 40 ans ! » Véritable critique de la génération post-1968, en pleine crise idéologique, cette page hebdomadaire décrit les atermoiements existentiels de ceux que l’on n’appelle pas encore les « bobos », mais qui leur ressemblent beaucoup : des intellos plus occupés à bavasser qu’à militer, des gauchistes englués dans une nouvelle forme de conformisme : « Les Frustrés reflétaient l’air du temps, plus que des faits d’actualité précis. À un moment, il y a eu des choses nouvelles, des histoires autour de la procréation, des couples homosexuels, des trafics d’embryons et des femmes qui portaient ceux des autres… ça m’intéressait. J’étais horrifiée de devoir faire une page hebdomadaire, mais je n’avais pas le choix, on ne refuse pas L’Obs ! Je n’ai jamais été vraiment à l’aise, mais j’ai fini par acquérir une sorte de routine. » Qu’importe, la plume de Bretécher fait alors des étincelles. 

Dans les années 1990, une nouvelle génération découvre avec délice les aventures œdipiennes d’Agrippine, ado archétypale pleine de verve. C’est avec cette série que Bretécher offre un aperçu de tout son talent en termes de créativité langagière. Elle invente un nouveau sabir ado, plein de trouvailles qui ont traversé les époques (tel ce « faiche ! » que l’on peut encore entendre). Malpolie, immature, inconstante, hilarante, telle est Agrippine : « les adolescents sont pleins de contradictions et de fureur rentrée. Ils sont plus drôles que les adultes, qui essayent de raisonner ! À l’époque, la lecture de la presse me motivait et me donnait des idées, il y avait beaucoup de choses sur les ados. En revanche, les adolescentes de mon entourage proche étaient plutôt réservées, elles n’étaient pas très "typiques" ; il a donc fallu un peu inventer ! Agrippine avait du répondant ! »

 

Les adolescents sont pleins de contradictions et de fureur rentrée. Ils sont plus drôles que les adultes ! Claire Bretécher

Indémodable Agrippine

 

Le personnage savoureux d'Agrippine naît en 1988 sous la plume de Claire Bretécher, pour un premier album éponyme. Il y en aura neuf, la série se clôturera en 2009. Caricature de l'ado bourgeoise parisienne dont les parents sont des militants de gauche, option caviar, Agrippine a un petit frère, Biron, son souffre-douleur, et une meilleure copine, Bergère. Pierre Bourdieu l'a même qualifiée d'« évocation […] rigoureuse, quasi ethnographique » de la bourgeoise intellectuelle parisienne. Superficielle, égoïste, colérique, Agrippine est aussi terriblement attachante. Elle est le personnage le plus connu de la galaxie Bretécher. Et le plus inventif en terme de langage. 

Ces dernières années, Bretécher s’était faite discrète, retirée dans son quartier de Montmartre, où son atelier surplombait tout Paris. Son héritage artistique est énorme, de Riad Sattouf pour qui elle est « une immense auteure, un génie absolu du dessin », à Jul en passant par Pénélope Bagieu – toute une nouvelle génération revendique pleinement son influence. En 2015, elle nous confiait : « j’ai fait de belles rencontres dans ma vie, Franquin et Goscinny, évidemment. Actuellement, je ne vois pas de BD qui me fasse autant d’effet que me faisaient les Spirou autrefois. Mais il y a des dessinateurs comme Pétillon ou Catherine Meurisse, que je trouve formidables. » ◼