Chez Bouchra Khalili, la transmission orale des récits comme outil de résistance
En 1973 la France fait face à un phénomène sans précédent : des dizaines de travailleurs, de travailleuses en provenance des pays arabes entament, partout dans l’Hexagone, une grève de la faim pour demander de meilleures conditions de travail et une régularisation de leur statut, tout en protestant contre les violences voire les meurtres racistes que subissent leurs communautés. Fondé un an plus tôt, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) prend alors de l’ampleur, donnant pour la première fois la parole à ces ouvriers et ouvrières de l’ombre. Afin de faire entendre leur voix, plusieurs d’entre eux choisiront un autre canal : le théâtre, avec la création des troupes Al Assifa et Al Halaka dans lesquelles ces travailleurs et travailleuses mettront bientôt en scène leur quotidien.
Ce moment historique est l’objet de plusieurs de œuvres récentes de Bouchra Khalili. Connue principalement pour sa pratique filmique et photographique, l’artiste franco-marocaine née en 1975 a réuni plusieurs comédiens et comédiennes de ces troupes, et les a invités à réinterpréter à l’écran des fragments d’archives et de récits de ces pièces jouées sur scène il y a cinquante ans. Exposés actuellement à la fondation LUMA Arles, les films The Circle et The Storytellers reprennent les grandes thématiques qui traversent l’œuvre de la vidéaste depuis une quinzaine d’années, de l’expérience du déracinement des populations immigrées à la transmission orale des récits pensée comme outil de résistance.
Le travail de Bouchra Khalili connaît aujourd’hui une reconnaissance internationale. L'artiste fait partie des quatre finalistes du prix Marcel Duchamp cette année, et présente à cette occasion un projet inédit au Centre Pompidou cet automne.
Pourquoi le droit fondamental à la mobilité a-t-il été érigé en privilège ?
Bouchra Khalili
Dès son adolescence au Maroc, Bouchra Khalili observe l’exil massif de nombre de ses compatriotes vers l’Europe. Une proximité qui l’amène très tôt à s’interroger sur leur place dans la société : « Je me souviens qu’au début des années 1990 commencent les traversées périlleuses de la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Elles coïncident avec la mise en place des accords de Schengen, qui ont aboli les frontières pour les citoyen européens à l’intérieur de l’Union européenne, tandis que ces frontières se sont refermées sur les voisins de la rive sud de la Méditerranée. C’est à ce moment que s’est posée pour moi une question qui continue de me hanter : pourquoi le droit fondamental à la mobilité a-t-il été érigé en privilège ? »
Lors de ses premiers pas dans la photographie à l’adolescence, puis durant ses études en théorie du cinéma et arts visuels à l'École nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy, l’artiste commence alors à s’intéresser à deux données capitales : les frontières géographiques et la notion d’identité nationale, facteurs arbitraires – et autoritaires – d’assignation des individus.
Dans l’un de ses premiers projets d’ampleur, The Mapping Journey Project (2008-2011), Bouchra Khalili donne la parole à huit personnes qui relatent tour à tour leur exil à travers la Méditerranée, tout en traçant au feutre rouge leur itinéraire sur un planisphère. Exposés en quinconce, ces huit films en gros plan composent alors de nouvelles visions d’un monde dont les migrations redéfinissent les contours tout en illustrant le parcours semé d’embûches de millions d’individus aux croisements de différents pays et cultures, dont la position flottante compromet aussi le sentiment d’appartenance à une seule nation, à l’instar de l’artiste qui revendique sa double culture marocaine et française et qui partage aujourd’hui sa vie entre Berlin et Vienne.
« Je ne suis pas documentariste, mais je ne produis pas non plus de fictions », précise d’emblée Bouchra Khalili, qui qualifie volontiers ses vidéos d’« hypothèses filmiques en forme de fabulations collectives ». Celles-ci se distinguent en effet par leurs formats hybrides, où se croisent documents historiques et fictions, paroles formulées par les personnes concernées et réinterprétations devant la caméra par des performeurs et des performeuses, mais aussi rencontres inédites entre des personnes d’horizons différents, qui ouvrent alors de nouveaux champs à explorer.
Je ne suis pas documentariste, mais je ne produis pas non plus de fictions.
Bouchra Khalili
Ainsi comprend-on la pensée de l’artiste: le témoignage ne sera jamais garant d’une vérité univoque qui produirait un récit officiel. Les propos rapportés dans ses films, issus de conversations parfois étalées sur plusieurs semaines, expriment autant de subjectivités qui contribuent à l’écriture d’une histoire ouverte et, par définition, plurielle. Pour ce faire, il est donc essentiel que les entretiens se fassent de manière libre, volontaire et organique, laissant toujours la place au hasard. En préparation du film The Tempest Society (2017), où trois Athéniens commentent ensemble l’état de leur pays suite à la crise économique de 2016, l’artiste a ainsi passé six mois dans la capitale grecque afin de rencontrer des protagonistes de générations et milieux sociaux différents. À Paris et Marseille, c’est par sa connaissance profonde du Mouvement des travailleurs arabes que Bouchra Khalili est parvenue à se lier à cinq de ses anciens militants pour ensuite les filmer.
L’artiste souhaite décloisonner les langues officielles – considérées comme « légitimes » – et les langues plus informelles afin de proposer des récits vivants et composites, préservant la mémoire de traditions menacées voire invisibilisées.
Élément fondateur de toute civilisation et culture, mais également enjeu majeur pour les communautés mouvantes cherchant à s’intégrer et se construire ailleurs, le langage forme l’épine dorsale de tous les projets de Bouchra Khalili. En 2012, elle y consacre le premier film de sa trilogie The Speeches Series, invitant cinq immigrés, hommes et femmes, vivant entre Paris et sa banlieue à déclamer de mémoire des écrits d’Aimé Césaire, Malcolm X ou Édouard Glissant. Mais plutôt que d’en faire la récitation littérale, ces différents protagonistes sont invités à se les réapproprier, avec leur propre langue, wolof, kabyle ou encore dari. Car Bouchra Khalili reste très imprégnée par le halqa, art populaire marocain consistant – à l’instar de l’agora grecque – à réunir des spectateurs et des spectatrices dans l’espace public afin de leur présenter des discours, spectacles de théâtre et autres performances. Tout comme les conteurs rencontrés sur ces places, oscillant librement entre l’arabe écrit et les dialectes locaux, l’artiste souhaite décloisonner les langues officielles – considérées comme « légitimes » – et les langues plus informelles afin de proposer des récits vivants et composites, préservant la mémoire de traditions menacées voire invisibilisées.
Du montage de ses films, souvent conçus en polyptyques, aux nouvelles frises et cartographies qu’elle accroche au mur, et dont l’organisation jadis linéaire et chronologique cède désormais la place à des îlots-idées, Bouchra Khalili traduit cet abattement des hiérarchies en déployant une œuvre rhizomatique, bousculant les multiples structures de pouvoir et de contrôle qui conditionnent notre regard. Une démarche qu’elle concrétise jusqu’à l’accrochage de ses expositions : au Jeu de Paume à Paris en 2018 comme au Macba à Barcelone il y a quelques mois, l’artiste fuit les cimaises pour présenter simultanément ses projets en les synchronisant in situ.
« Je m’applique à éviter la cacophonie pour laisser place au chœur », précise celle qui n’hésite pas à mettre en relation ses premières œuvres avec des films récents afin de créer des rencontres inédites. Bouchra Khalili emploie d’ailleurs régulièrement le mot « constellation », décrivant cette coexistence des éléments sans que ceux-ci s’annulent, s’écrasent ou se subordonnent suivant des systèmes de domination archaïques. « Au sens propre, les constellations sont des formes abstraites qui représentent des mythes et des histoires, justifie-t-elle. Souvent transmis oralement, ils sont aussi une forme de savoir, qui a été notamment utilisé et transmis par les navigateurs et les navigatrices pendant des siècles. »
Je vois mes œuvres comme une invitation à imaginer une communauté qui ne procède pas par exclusion pour définir ses membres, mais qui dépasse les conceptions restrictives de l'identité et de l’appartenance.
Bouchra Khalili
C’est à nouveau l’idée de constellation qui guide son projet pour le prix Marcel Duchamp, dévoilé début octobre. Réunissant des vidéos, affiches et photographies imprimées autour d’un film inédit, l’installation de l’artiste invite à circuler parmi ces différents projets qui recroisent les thématiques qui lui sont chères. Mais Bouchra Khalili tient à le rappeler : ses œuvres ne sont ni un commentaire de l’actualité, ni une thèse sur les sujets qu’elle explore, mais visent davantage à renverser les points de vue et bousculer les fondations solides d’une société encore très pyramidale. « Bien que mon travail ait souvent été défini comme un travail sur les "migrants", je vois mes œuvres comme une invitation à imaginer une communauté qui ne procède pas par exclusion pour définir ses membres, mais qui dépasse les conceptions restrictives de l'identité et de l’appartenance. » Une communauté capable, à l’image des constellations, de s’extraire d’un monde héliocentrique pour que brillent ensemble ses nombreuses étoiles. ◼
Prix Marcel Duchamp 2023 - Les nommés
Bertille Bak, Bouchra Khalili, Tarik Kiswanson, Massinissa Selmani
4 octobre 2023 – 8 janvier 2024
Galerie du Musée et Galerie d’art graphique, niveau 4
Crée en 2000 en partenariat avec l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), le prix Marcel Duchamp a pour ambition de distinguer les artistes les plus représentatifs de leur génération et de promouvoir à l’international la diversité des pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. Un jury international proclamera le lauréat le 16 octobre 2023.