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De Damas à Belleville, une épopée du goût avec le chef Haitham Karajay

Il a choisi la France par hasard. Haitham Karajay a quitté son pays, la Syrie, face aux menaces du régime autoritaire en place. Aujourd’hui, ce jeune chef qui monte, passé par les cuisines de Stéphane Jégo (L’Ami Jean) ou Bruno Doucet (La Régalade Saint-Honoré) fusionne avec talent la cuisine levantine de son adolescence et la bistronomie parisienne. Rencontre avec un fou du goût à l’histoire personnelle mouvementée, en marge du séminaire Cultures d’avenir au Centre Pompidou dont il était l'invité.

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« La bouillabaisse, c’est magnifique ! » : Haitham Karajay pourrait parler des heures des subtilités de la terrine d’agneau aux amandes, du goût délicat de la topinambour (qu’il cuisine rôtie) ou des boulettes farcies façon Alep de sa mère. À 41 ans, le chef, en résidence au Babel Belleville à Paris, est l’une des figures montantes de cette tendance food qui fusionne cuisine moyen-orientale et bistronomie. Dans le restaurant de l’hôtel branché, aux côtés de la cheffe franco-afghane Clarie Feral Akram, il conçoit une carte qui pioche autant dans les souvenirs de son enfance passée à Damas que dans les classiques d’un comptoir parisien — comme un pont entre les cultures. Invité au Centre Pompidou en novembre à l’occasion de l’événement Cultures d’avenir (voir encadré), Haitham Karajay est venu y partager sa riche expérience de vie et son goût pour la cuisine, qu’il tient de sa mère : « On connaît peu la cuisine syrienne, moins que la libanaise en tous cas. Je suis né à Damas, dans le sud, et ma mère est originaire d’Alep, dans le nord. Ces deux villes, longtemps rivales, ont une culture culinaire assez différente, celle d’Alep est très pimentée par exemple, alors qu’à Damas, on aime les épices plus douces, comme le cumin… C’est un peu comme les différences entre Paris et Lyon ! » Dans la famille d'Haitham, la cuisine est un liant entre les générations : « J’aime ce goût du partage. Avant, cuisiner ne m’intéressait pas du tout, j’aimais juste manger ! Adolescent, je testais avec mes amis les nouveaux lieux de street food de Damas. » C’est seulement à son arrivée en France en tant que réfugié, en 2015, que le jeune homme se met aux fourneaux. 

 

Je suis né à Damas, dans le sud, et ma mère est originaire d’Alep, dans le nord. Ces deux villes, longtemps rivales, ont une culture culinaire assez différente, celle d’Alep est très pimentée par exemple, alors qu’à Damas, on aime les épices plus douces, comme le cumin… C’est un peu comme les différences entre Paris et Lyon ! 

Haitham Karajay


Chef, un métier qui n’a rien à voir avec sa vocation première. En Syrie, Haitham a travaillé pendant douze ans pour une chaîne de télévision locale, pour laquelle il était chargé du rachat des droits de dessins animés pour enfants. Mais ça, c’était avant. Avant le Printemps arabe, qui, en Syrie, voit des milliers de manifestants descendre dans la rue pour réclamer une société plus démocratique, plus transparente. Un mouvement populaire écrasé dans le sang par le pouvoir, qui laisse place à une guerre sans fin. Aujourd’hui, le pays est exsangue (500 000 morts, 12 millions de déplacés). Dès le début, Haitham s’enthousiasme pour ce mouvement pacifique. Il participe à des manifestations pro-démocratiques. Pourtant, quand la répression se fait plus forte, Haitham doit fuir.

 

La France, il connaît un peu, il y est venu pour le boulot, notamment à Cannes lors de congrès professionnels. Plus facile donc d’obtenir un visa de tourisme. « J’ai tout quitté… J’ai un ami qui est en prison depuis neuf ans, un autre qui a simplement disparu dans les geôles du régime… » À son arrivée en France, le futur chef ne parle pas un mot de français. Il est accueilli par un couple d’amis dont la femme est syrienne. Épaulé par des associations d’aide aux réfugiés comme Kodiko, il prend des cours de langue, et finit par obtenir le droit d’asile : « À partir de là, je pouvais travailler. J’ai déposé le statut d’autoentrepreneur et j’ai ouvert un compte bancaire. Être en France ça m’a donné la volonté de changer, je me suis dit, c’est maintenant ou jamais. » Ce sera la cuisine, en mémoire de sa mère, qu’il réussit à faire venir par regroupement familial peu de temps avant son décès.

 

Chez Bruno Doucet, j’étais stagiaire, j’ai tout fait ! J’ai vu ce que c’était une grosse machine de la cuisine française, et ça m’a fait rêver. Je pensais naïvement qu’une fois ma formation passée, je serai un expert… Mais j’ai vite compris que je n’étais pas au niveau. 

Haitham Karajay

 

Haitham se forme alors en vitesse accélérée. Il passe par Cuisine Mode d’Emploi(s), l’école du chef star Thierry Marx, où il apprend les bases en huit semaines intensives. Pour son stage, il opte pour la bistronomie, courant en vogue qui revisite les classiques de la cuisine bistrot, quand d’autres choisissent gastronomie traditionnelle. Et se retrouve chez Bruno Doucet, à la Régalade Saint-Honoré, dans le 1er arrondissement : « J’étais stagiaire, j’ai tout fait ! J’ai vu ce que c’était une grosse machine de la cuisine française, et ça m’a fait rêver. Je pensais naïvement qu’une fois ma formation passée, je serai un expert… Mais j’ai vite compris que je n’étais pas au niveau. » Haitham réussit à se faire embaucher, il restera un an chez Doucet. En 2019, il est contacté par le Refugee Food Festival, un événement qui propose chaque année autour du mois de juin à des chefs réfugiés d’investir les cuisines de restaurants partout en France pour faire découvrir les saveurs d’ailleurs — et sensibiliser le public à la condition des réfugiés dans le monde. Coup de cœur de Stéphane Jégo (du restaurant L’Ami Jean à Paris, parrain du festival) pour Haitham. Les deux collaborent, tandis que notre jeune chef se voit proposer une résidence à Ground Control, espace hybride d’expérimentation sociale, à proximité de la gare de Lyon. La fusée Haitham est lancée. Modeste, le jeune cuistot assure prendre encore son temps : « Plus tard, j’aimerais être chef à domicile, ou avoir une petite boutique avec quelques tables… Je voudrais vraiment donner une autre image de notre cuisine, et faire découvrir un Moyen-Orient revisité à ma manière. » Rendez-vous est pris. ◼

Cultures d'avenir, le monde leur appartient

 

Réunir de jeunes artistes engagés pour renouveler la manière dont la création artistique aborde les enjeux de société : tel est l'objectif du projet « Cultures d'avenir ». Qu’il s’agisse de lutter efficacement contre le changement climatique ou de comprendre et combattre la discrimination et le racisme, la tâche est assurément complexe. 

 

Dans le cadre d'un projet pilote transnational, le Centre Pompidou à Paris, le Centre de Cultura Contemporània de Barcelone (CCCB) et la Haus der Kulturen der Welt (HKW) à Berlin s’associent pour permettre aux étudiants de développer de nouveaux programmes expérimentaux et de nouvelles visions artistiques, dans une démarche interculturelle rendue possible par l’accompagnement et le soutien de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ). Le cœur de ce programme est de confier à la pratique artistique de vingt-cinq étudiants venus de différents points d’Europe le soin d'aborder quatre défis contemporains que sont la parité et le genre ; la discrimination ; l'urgence environnementale ; le partage des connaissances et l'inclusion.


Initié par une semaine à Paris en novembre 2021 et clôturé à Barcelone en mars 2022, le programme sera ponctué par un atelier virtuel organisé en janvier 2022 dans un nouvel environnement numérique créé par la HKW.