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« Elles font l'abstraction », pour une autre histoire de l'abstraction

En articulant les apports spécifiques de près de cent dix « artistes femmes », l’exposition événement « Elles font l'abstraction » propose une relecture inédite de l’histoire de l’abstraction depuis ses origines jusqu’aux années 1980. L’occasion de découvrir des artistes qui constituent des découvertes tant pour les spécialistes que pour le grand public, et qui furent parfois injustement invisibilisées. Par Christine Macel, commissaire de l'exposition.

± 6 min

Pour la première fois, « Elles font l’abstraction » propose une histoire de l’abstraction depuis ses origines, articulant les apports spécifiques d’« artistes femmes » à ce nouveau langage du 20e siècle jusqu’aux années 1980 environ. Les artistes y sont présentées, selon les termes choisis pour le titre, comme actrices et cocréatrices à part entière du modernisme comme de ses suites ; où elles ont été largement invisibilisées. Les intentions de cette exposition s’articulent autour de plusieurs axes.

Il s’agit tout d’abord de mettre en évidence, loin du catalogage, des tournants décisifs qui ont marqué cette histoire, tout en questionnant les canons de l’abstraction. Sans en réécrire un, il s’agit tout autant de valoriser des figures phares avec des mini-monographies que de mettre en avant des artistes peu montrées en Europe ou injustement éclipsées. Des contextes spécifiques ont entouré, favorisé ou au contraire limité la reconnaissance des artistes femmes, à la fois éducationnels, sociaux, institutionnels, idéologiques voire esthétiques. Nombre d’artistes femmes n’ont ainsi pas forcément cherché la renommée, en demeurant « à l’ombre des grands hommes ». Enfin beaucoup, comme Sonia Delaunay-Terk, se sont positionnées au-delà du genre, quand d’autres, comme Judy Chicago, revendiquent un art « féminin ». 

 

Cette histoire de l’abstraction au féminin se veut également ouverte, élargie à la danse, aux arts décoratifs, à la photographie, aux films, voire aux arts performatifs. Elle remet en cause la limitation de l’étude de l’abstraction à la seule peinture.

 

Cette histoire de l’abstraction au féminin se veut également ouverte, élargie à la danse, aux arts décoratifs, à la photographie, aux films, voire aux arts performatifs. Elle remet en cause la limitation de l’étude de l’abstraction à la seule peinture, une des raisons pour lesquelles nombre de femmes n’ont pas été incluses dans cette histoire, alors qu’une certaine approche moderniste rejetait la dimension spiritualiste, ornementale et performative de l’abstraction. Il s’agit aussi de questionner l’histoire de l’art conçue comme une succession de pratiques pionnières.

La perspective se veut également globale incluant des modernités d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie, sans oublier les artistes africaines-américaines qui n’ont eu de visibilité qu’à partir du début des années 1970, pour raconter une histoire à plusieurs voix et dépasser le canon occidental. 

 

La perspective se veut également globale incluant des modernités d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie, sans oublier les artistes africaines-américaines, pour raconter une histoire à plusieurs voix et dépasser le canon occidental. 

 

La première salle du parcours s’ouvre sur les aquarelles abstraites de l’artiste spiritualiste Georgiana Houghton, suivies par les œuvres d’Hilma af Klint et Olga Fröbe-Kapetyn. Le second chapitre est consacré à la danse avec les premières tentatives de géométrisation du corps de Loïe Fuller à la fin du 19e siècle jusqu’aux danses de Gret Palucca qui inspirèrent à Wassily Kandinsky des dessins abstraits dans les années 1920. Une salle dédiée à Sonia Delaunay-Terk ancre dès le début du parcours cette exposition dans une volonté de dépassement des hiérarchies traditionnelles réductrices entre high et low art. Cette liberté de création s’incarne aussi dans les multiples disciplines auxquelles se confronte Sophie Taeuber-Arp, notamment les textiles et l’architecture. Au-delà des stéréotypes tels que celui, bien connu, arguant d’un intérêt spécifique des femmes pour le textile, cette exposition est également l’occasion de mettre en lumière des artistes qui ont pâti, de leur vivant, d’un relatif enfermement dans le champ des arts décoratifs, à l’instar de Ruth Asawa ou des grandes figures du Fiber Art et de la Nouvelle Tapisserie. 

 

 

 

Cette exposition s’attache par ailleurs à mettre en évidence des contextes de création spécifiques, souvent liés à des données sociologiques et artistiques particulières. Ainsi, des œuvres de Natalia Gontcharova, Lioubov Popova, Varvara Stepanova, Alexandra Exter et Olga Rozanova, montrées pour la première fois en France, rappellent que l’abstraction trouve ses racines en Russie, pays dans lequel les femmes ont pu franchir dès de la fin du 19e siècle les portes des académies des beaux-arts. De même, un ensemble majeur d’œuvres du Bauhaus montre comment, bien que cantonnées au domaine de la tapisserie, les femmes de cette école étendent et redéfinissent l’abstraction à travers les arts dits « décoratifs ».

Il s’agit également d’écrire une histoire globale, intégrant les différentes aires culturelles. Si l’histoire de l’abstraction trouve son origine en Europe, elle se développe dès les années 1940 de façon particulièrement vive aux États-Unis. Lee Krasner, Elaine de Kooning ou Helen Frankenthaler, bien que parfaitement identifiées sur la scène américaine, n’ont également bénéficié que de peu d’exposition en Europe, quand les photographes du Texas Bauhaus, telle Carlotta Corpron, ont longtemps été ignorées. Parallèlement à cette histoire spécifiquement américaine faisant de l’abstraction un art typiquement « occidental », les œuvres d’une Wook-kyung Choi témoignent d’une hybridation originale entre différentes traditions picturales abstraites. Tandis que d’autres formes d’abstractions se développaient hors de la sphère européenne et américaine.

 

Le dynamisme de la scène parisienne dans les années 1950 est mis en valeur par des moments d’étonnantes rencontres stylistiques avec les œuvres de la Libanaise Saloua Raouda Choucair, de la Turque Fahrelnissa Zeid et de la Cubano-Américaine Carmen Herrera. Les modernités d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie, permettent de raconter à partir des années 1950 une histoire à plusieurs voix et de proposer des récits croisés L’exposition donne également une place aux artistes afro-américaines, comme Woodsey Alma Thomas ou Howardena Pindell qui ont pour la plupart connu une reconnaissance tardive. Elle intègre enfin d’autres définitions de l’abstraction, telle celle, de type cosmologique, du groupe d’artistes aborigènes APY, ou celle, mêlant calligraphie traditionnelle et peinture gestuelle de la Chinoise Irene Chou. ◼