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Focus sur... « Éclaircie » de Gabriel Orozco

Peintre et plasticien d'origine mexicaine, Gabriel Orozco s'est imposé dès le début des années 1990 comme l'un des artistes les plus importants de sa génération. Sans atelier fixe, il rejette les identifications nationales, et puise son inspiration dans les différents lieux où il vit et voyage. Les incidents du quotidien et du familier, dont la poésie est celle du hasard et du paradoxe, nourrissent sa recherche plastique depuis plus de vingt ans. Alors que sa toile Éclaircie (2008-2019), récemment entrée en collection, est visible au niveau 4 du Musée, décodage de son travail par Jean-Pierre Criqui.

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Comment faire afin d’entreprendre sous les meilleurs auspices une carrière durable d’artiste ? Nulle recette infaillible, cela va sans dire, mais la production de quelque chose d’incontestablement marquant — de ce qu’il faut bien appeler, sans précautions obsolètes, un chef-d’œuvre — ne constitue pas la plus mauvaise méthode. Né en 1962 à Veracruz, au Mexique, Gabriel Orozco a signé son entrée dans l’histoire de l’art par une œuvre réalisée en 1993 à Paris, à l’occasion de sa première exposition personnelle à la galerie Chantal Crousel. La DS reste ainsi l’une des quelques grandes sculptures du 20e siècle finissant. La série d’opérations menées sur cette Citroën DS 19 de 1970 récupérée à l’état d’épave est pour le moins complexe. Après avoir découpé son automobile dans le sens de la longueur en trois parties à peu près égales, l’artiste l’a reconstituée en omettant la partie médiane (dont le moteur) et a complété ce reprofilage draconien par une restauration qui, sur le mode du lifting, restitue au nouvel ensemble une allure des plus fringantes. Chirurgie, cosmétique, rapetassage, anamorphose : telles sont les notions qui s’imposent de prime abord face à ce véhicule privé d’usage, littéralement décentré. À mi-chemin du sphinx et du sarcophage, La DS nous livre le totem de la Voiture. Conversion qui tient pour une part de la confirmation : dès le milieu des années 1950, Roland Barthes avait souligné, dans l’une de ses plus célèbres Mythologies, le côté « objet descendu d’un autre univers » de la DS alors lancée sur le marché, et attirait l’attention sur son nom, dans lequel on ne pouvait manquer d’entendre aussi « La Déesse ». 

L’aérolithe sculptural d’Orozco se révéla une divinité bienveillante si l’on en croit la suite de son œuvre, qui témoigne d’une diversité et d’une capacité d’invention sans beaucoup d’équivalents parmi l’art des trois dernières décennies, comme le démontra par exemple l’exposition rétrospective présentée en 2010-2011 au Centre Pompidou (commissariat de Christine Macel). À l’instar du moi moderne exalté jadis par le poète américain Walt Whitman dans sa « Song of Myself » (1855), Orozco « contient des multitudes » et n’a par conséquent ignoré aucun médium. Le don généreux du tableau intitulé Éclaircie (2008-2019) vient rappeler la place de la peinture au sein du réseau polymorphe instauré par son travail et permet au versant proprement pictural de son œuvre de figurer désormais dans la collection du Musée national d’art moderne, laquelle conservait déjà quelques dessins et photographies de lui, ainsi que ses Tables de travail (Mesas de Trabajo) de 1990-2000, qui exemplifient de façon remarquable le courant nomade et collecteur traversant depuis toujours son activité.

 

Orozco n’a ignoré aucun médium. Le don généreux du tableau Éclaircie (2008-2019) vient rappeler la place de la peinture au sein du réseau polymorphe instauré par son travail.

 


C’est avec la vaste série des Samurai Trees, élaborée à partir de 2004, que la peinture prend une place distinctive dans l’arsenal esthétique d’Orozco. Ces tableaux, où se déclinent comme à l’infini divers motifs circulaires (échos peut-être de la lettre O qui scande le patronyme de l’artiste), s’organisent autour d’un cercle central qui divise la surface en quatre quadrants. À partir de ce foyer initial s’engendrent, par expansion ou division proportionnelle, d’autres cercles eux-mêmes scindés en deux ou quatre portions égales qui déterminent un jeu de distribution chromatique. Ce jeu, pour le désigner du terme qui lui convient le mieux, se règle sur le déplacement du cavalier aux échecs, que caractérise sa manière d’avancer ou de reculer moyennant un pas de côté. Référence cardinale pour Orozco que les échecs, dont l’importance se décelait notamment déjà dans une œuvre de 1995, Horses Running Endlessly, évoquant le remake par un Bobby Fisher halluciné du Broadway Boogie Woogie (1942-1943) de Mondrian : sur ce grand échiquier quadricolore de deux cent cinquante-six cases — au lieu des soixante-quatre habituelles — se presse une foule de cavaliers, de quatre tons différents eux aussi, en une configuration arrêtée mais riche de multiples transformations potentielles (le cavalier est la seule pièce qui peut parcourir toutes les cases de l’échiquier sans jamais repasser par la même). Les Samurai Trees, « mobiles plats » selon une formule frappante de leur auteur, rejouent la partie par laquelle s’est définie l’abstraction des avant-gardes historiques (La Marche du cheval est le titre d’un recueil de textes parus entre 1919 et 1923 du théoricien russe de l’art et de la littérature Victor Chklovski). L’allusion aux arbres et à leur mode de croissance à partir d’un noyau central renvoie de même ici à un développement organique de l’abstraction, tel que les Arbres de Mondrian, entre 1908 et 1912, le laissent pressentir. Mais rien n’est jamais simple ni jamais fixé, et avec ses Atomists des années 1990, où cercles et ovales bicolores se superposent à des photographies trouvées de sportifs en action, Orozco troublera à loisir la lecture de cette histoire.

Ainsi que le signale sa double date, qui suggère une reprise aussi bien qu’une possible fin de la partie engagée avec les Samurai Trees, Éclaircie a quelque chose d’une ultime métamorphose. Le temps qui passe s’y mêle au temps qu’il fait, d’où ce titre valant comme indice de l’humeur changeante de l’artiste (« J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi », écrivait Pascal dans l’une de ses Pensées). Le peintre revient là sur son œuvre, en un geste ambivalent d’effacement qui défait autant qu’il achève un tableau antérieur (« d’un geste qui veut dire Orozco », dirais-je en détournant un souvenir d’enfance). Dans cet exceptionnel moment de peinture, tempera et feuille d’or nous entraînent vers le Moyen Âge de l’Italie centrale — Sienne revisitée après l’abstraction — et font surgir, à la fois plus proche et plus en amont encore, la scène de la découverte et de l’évanouissement simultanés des fresques antiques dans le film Fellini Roma (1972), comme en une rêverie archéologique indéfiniment suspendue. ◼