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Focus sur... « L’Adoration du veau » de Francis Picabia

Durant les dernières années de sa vie, Francis Picabia peint des sujets inspirés de l’imagerie populaire, souvent des nus, à partir de photographies. L'Adoration du veau fait partie de cette série au réalisme appuyé. Pourtant, sa source est ici toute autre : il s’agit d’un collage réalisé en 1937 par le photographe allemand Erwin Blumenfeld. L’interprétation qu'en donne Picabia transpose la virulence politique du dadaïsme allemand dans la France occupée. Décryptage.

± 4 min

En janvier 1922, Francis Picabia (1879-1953) crée le scandale en soumettant au jury du Salon des indépendants une toile, La Veuve joyeuse, à la surface de laquelle apparaît une photographie le représentant pilotant une puissante voiture. Dans les années 1940, pour concevoir ses nus, il transpose systématiquement des modèles photographiques qu’il puise à la source des magazines « de charme ». Cette esthétique du recyclage, cette boulimie iconographique ogresque font de Picabia le précurseur d’un art qui, du Pop Art à Sigmar Polke ou Martin Kippenberger, se repaît de l’imagerie moderne véhiculée par la presse ou la publicité.

Parmi les pin-up en maillot que présentait la livraison de juin 1938 de Paris Magazine, Picabia avait découvert une photographie d’Erwin Blumenfeld montrant une tête de veau, posée sur un torse d’athlète. Bien que conçue à Paris en 1936, cette photographie, intitulée Le Dictateur par Blumenfeld dans ses mémoires, faisait suite à une série de photomontages auxquels il avait donné un sens politique sans équivoque. Depuis l’accession des nazis au pouvoir en Allemagne, en 1933, le photographe avait multiplié les œuvres dénonçant la nature barbare et violente du nouveau régime. Fidèle à une tradition aussi ancienne que l’était celle de la contestation d’un pouvoir autoritaire, Blumenfeld avait donné à son Dictateur une tête d’animal.

 

En ajoutant à sa composition un premier plan de bras tendus, Francis Picabia a transformé la signification de la photographie de Erwin Blumenfeld.

 

 

Peint en 1941-1942, dans la France occupée par les armées allemandes, L’Adoration du veau ne peut être totalement exempte de la signification politique et historique que Blumenfeld avait donnée à la photographie qui en constitue la source. Les bras levés, comme pour un salut nazi, que Picabia ajoute au premier plan de sa peinture renforcent encore cette possible relation de l’œuvre avec son contexte historique. Mais la généalogie et ces détails iconographiques suffisent-ils à faire de L’Adoration du veau une œuvre politique ? La chose serait incompatible avec l’indifférence, voire l’irresponsabilité politique de Picabia, avérée par ses contemporains les plus proches. En dépit de cette indifférence, certains des tableaux qu’il a peints au début des années 1940, tels Le Juif errant, Les Réfugiés, Pierrot pendu, témoignent de la perméabilité de son art aux événements tragiques de son temps.

En ajoutant à sa composition un premier plan de bras tendus, Francis Picabia a transformé la signification de la photographie de Blumenfeld. Les bras qu’il peint sont ceux que, depuis des siècles, tendent vers le ciel les adorateurs du Veau d’or. Pour la culture occidentale, cette figure biblique est devenue le symbole de la dévotion idolâtre, du culte de l’argent. S’il condamne le paganisme et la cupidité, le récit biblique du Veau d’or rappelle plus fondamentalement encore l’interdit qui pèse sur la représentation du divin, et l’idolâtrie à laquelle sa transgression conduit inéluctablement. Nulle part mieux que dans ce récit Picabia ne pouvait trouver une allégorie de sa propre relation à l’art. Dès son origine, sa peinture est marquée par le scepticisme. Marqué de façon indélébile par les certitudes que lui assénait son grand-père lui affirmant que la peinture est morte le jour de l’invention de la photographie, Francis Picabia a métamorphosé ses doutes en ironie cinglante. Il n'a dès lors cessé de démystifier, de ruiner le prestige de cet art zombi, dont la survie illusoire ne tient plus qu’aux réflexes mécaniques (que certains nomment « culture », ou que d’autres, comme Marcel Duchamp, attribuent à une forme d'« intoxication »).

 

C'est la peinture la plus explicite (par son titre même) d’un dadaïste qui n’a jamais cru aux images, sans jamais pouvoir cesser d’en faire.

 

 

L’Adoration du veau se place au sommet de cette courbe iconoclaste que dessine l’art de Francis Picabia. Elle est la peinture la plus explicite (par son titre même) d’un dadaïste qui n’a jamais cru aux images, sans jamais pouvoir cesser d’en faire. ◼