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Georgia O’Keeffe, à toute allure

Austère, monacale, hiératique : au-delà de sa peinture avant-gardiste, Georgia O’Keeffe a su très tôt élaborer une image, parfaitement maîtrisée, et qui n'appartient qu'à elle. Comment s’est construite cette allure si particulière, devenue iconique ? Décryptage stylistique.

± 10 min

Il existe une série de photos de Georgia O’Keeffe à Abiquiú, dans et aux alentours de son ranch du Nouveau-Mexique, par le photographe Todd Webb, qui l'a beaucoup immortalisée. L’artiste pose simplement tantôt devant un champ de maïs, tantôt sous un patio. Elle porte une robe portefeuille noire, ceinturée à la taille, avec un col en V blanc, une broche à ses initiales réalisée par son ami le sculpteur Alexander Calder, des souliers à lacets, les cheveux tirés en arrière. Sur toutes les photos, la mise est la même. D’une rigoureuse sobriété. Pourtant, cette allure immortalisée en images durant les années 1960, soit des années avant le décès de l’artiste en 1986, trouvera plus tard des échos. « L’image qu’on a d’elle est toujours la même quelle que soit la période de sa vie. On se souvient toujours d’elle habillée en noir et blanc » constatait l’historienne Wanda Corn, dans une conférence qu’elle donnait sur le style d’O’Keeffe à l’université de Wichita en 2019. Ces photos disent la constance de l’artiste dans la façon de se vêtir. Une constance comme une discipline.

 

Toute jeune déjà, Georgia O’Keeffe étonne par son allure « sévère ». Elle attache ses cheveux simplement en une queue basse, nouée avec un seul ruban, et porte une blouse sans effet.

 

 

Toute jeune déjà, à l’école épiscopale où elle étudie en Virginie, elle est différente des autres écolières. Tandis que les autres jeunes filles se coiffent de manière élaborée avec nombre de rubans dans un style Pompadour, en remontant et gonflant leurs cheveux sur le haut de leur tête, et portent des robes avec des manches blousantes et des rubans, Georgia O’Keeffe étonne par son allure « sévère ». Elle attache ses cheveux simplement en une queue basse, nouée avec un seul ruban, et porte une blouse sans effet. Elle dénote ; elle a à peine seize ou dix-sept ans. Cette sobriété peut s’expliquer par le fait que ses vêtements étaient faits main. Wanda Corn rappelle que la jeune O’Keeffe, deuxième enfant d’une famille de sept enfants élevés dans une ferme, cousait elle-même ses tenues d’une main très sûre et précise. Ce talent sera même immortalisé plus tard par Alfred Stieglitz, son amant et galeriste, dans la photographie Hands and Thimble (1919). On y voit les mains de Georgia, l’une porte un dé, l’autre une aiguille.   

Ainsi, pas de place pour les fioritures. Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est déjà un parti pris. « Même lycéenne, elle veut être différente. Ça l’amuse de ne pas être dans le moule, elle en joue » confirme Marie Garraut, autrice de Georgia O’Keeffe, une icône américaine (Éd. Hazan). Elle cultive une singularité érudite, de celles qui savent ce qui est de l’ordre du bon ou du mauvais goût. « Son style est à la fois issu d’une sorte de modestie et d’éducation par sa mère, une femme hongroise aux origines aristocrates, modèle d’indépendance, qui avait le souci de sensibiliser ses filles à l’élégance » poursuit l'historienne de l'art. Résultat : très tôt, O’Keeffe acquiert un bon œil pour les matières, et délaisse tout ce qui est synthétique au profit de textiles plus naturels comme le lin, la laine ou le coton. Faut-il y voir aussi une conscience écoresponsable avant l’heure ? Peut-être. En tout cas, il est évident que tout au long de sa vie l’artiste fera preuve d’un certain sens de l’économie. Elle choisit ce qu’elle porte avec soin. « Quand elle est jeune, elle a peu de vêtements mais ils sont toujours très bien choisis. Puis, quand elle commence à vivre de sa pratique et à avoir plus d’argent vers l’âge de trente ans, elle s’offre quelques pièces de créateurs : le tailleur noir de Cristóbal Balenciaga, les chaussures de Ferragamo ou les robes sans taille de Marimekko » relate Marie Garraut. 

 

Même lycéenne, elle veut être différente. Ça l’amuse de ne pas être dans le moule, elle en joue. 

Marie Garraut, autrice de Georgia O’Keeffe, une icône américaine 

 

La jeune femme ne se dépare jamais de ce désir de singularité. Bien au contraire. Lors de ces premières années new-yorkaises, au début de sa relation avec Alfred Stieglitz, elle affirme sans faillir ce style qui la caractérise. « Elle paraissait toujours très excentrique dans sa façon de s’habiller » remarque l'historienne. Cette absence de couleurs liée à une apparence plutôt masculine et sans maquillage dénotait à la fin des années 1910, dans les classes sociales où la mode victorienne, avec le port du corset et ses coiffures compliquées, prospérait. « À cette époque, hormis pour les deuils, on portait peu de noir », souligne l’historien de l’art et de la mode, Khémaïs Ben-Lakhdar. Si elle paraît puritaine, Georgia O’Keeffe est pourtant en phase avec une pensée avant-gardiste. À l’instar de Coco Chanel qui libère les corps du carcan du corset, O’Keeffe a un rapport libre à son corps, comme en témoignent d’ailleurs les nombreux portraits qu’Alfred Steiglitz a faits d’elle. « Elle veut pouvoir bouger et prône ainsi le confortable. Le vêtement doit s’adapter aux mouvements du corps et non l’inverse », poursuit Marie Garraut. Une idée quasi révolutionnaire pour l’époque.

C’est à cette époque que son personnage d’artiste prend forme, face à l’objectif de Stieglitz. Habillée ou dévêtue, elle joue de sa construction en tant qu’icône. « Le corps de Georgia devient un sujet. Le photographe capte cette sensualité qui déborde de l’image tout en la rendant plus mystérieuse. Il est fasciné par sa “womanness” », confirme Wanda Corn. Cette image moderne d’une créature intense, en noir et blanc, qui ne sourit pas, est par la suite renforcée avec son installation au Nouveau-Mexique. À partir de 1929, lors de ses premiers voyages dans l'Ouest, elle se met à porter le jean, avant que cette pièce ne devienne populaire. « À l’époque, le port du pantalon induisait l'existence d'un entre-jambe, ce qui était totalement inconvenant pour les femmes. Arborer un pantalon dans les années 1920-1930, c’était une manière de s’affirmer » soutient Khémaïs Ben Lakhdar. Si elle n’est pas dans une posture de revendication féministe, Georgia O’Keeffe ne peut ignorer l’importance de ce geste. Par ailleurs, s’il n’est pas encore répandu, le jean est un symbole patriotique à la sortie de la Grande Dépression, comme le souligne l'historien de la mode : « À l’origine, avant que Levi’s n’ouvre ses collections aux femmes, il s’agissait d’une pièce pour les travailleurs masculins. Le jean était un symbole patriotique fort et très politique. » Une fois de plus, l’artiste fait tout avant tout le monde.

 

À partir de 1929, lors de ses premiers voyages dans l'Ouest, elle se met à porter le jean, avant que cette pièce ne soit populaire. Si elle n’est pas dans une posture de revendication féministe, Georgia O’Keeffe ne peut ignorer l’importance de ce geste.

 

 

À Tao, puis à Abiquiú, dans son ranch, elle adopte un chapeau gaucho, des bandanas qu’elle noue autour de son cou et parfois dans sa chevelure. Elle porte aussi des tennis en toile légère. « Son style est un mélange de plusieurs couches sociales de l’Amérique » analyse Marie Garraut. La peintre mixe allègrement pièces piquées au vestiaire des cow-boys, des Navajos et même des nonnes, avec ces amples robes portefeuilles aux manches étroites. « On a parfois cru à tort qu’elle portait uniquement des kimonos, alors qu’en réalité il s’agissait aussi de la robe Pyramide Popover de Claire McCardell (créatrice de mode américaine à l’origine du prêt-à-porter américain, ndlr) créée en 1951 » précise Wanda Corn. Avec sa coupe confortable et facile à porter, cette robe devient un incontournable dans le vestiaire de Georgia O’Keeffe, un uniforme qu’elle adopte dans toutes les couleurs, comme pour les chaussons Ferragamo.

Consciente de l’importance de la forme d’une allure, elle ceinture cette robe à la taille pour se créer une silhouette en forme de sablier. « Elle se crée un look compatible avec l’environnement dans lequel elle évolue, et en maîtrise tous les rouages au point de n’avoir jamais de jour où elle est mal vêtue », souligne Wanda Corn. Tout est parfaitement contrôlé. Même lorsqu’elle décide d’ouvrir les portes de chez elle tant aux grands photographes de mode qu’aux locaux qui viennent immortaliser sa vie entre les murs de Ghost Ranch, elle choisit ce qu’elle montre et personnifie de plus en plus cette figure de sphinge, énigmatique, proche de la culture des « Native Americans ». « Elle avait une plasticité incroyable et en même temps une aura naturelle, d’autant plus intimidante qu’elle était dans une économie de parole autant que de mode de vie », appuie Marie Garraut. Cultivant avant l’heure son potager, vivant selon une hygiène de vie très saine, privilégiant les fruits et légumes et des produits locaux, elle est aussi connue pour ses recettes et son art de vivre.

 

Lorsqu’elle décide d’ouvrir les portes de chez elle tant aux grands photographes de mode qu’aux locaux qui viennent immortaliser sa vie entre les murs de Ghost Ranch, elle choisit ce qu’elle montre et personnifie de plus en plus cette figure de sphinge, énigmatique, proche de la culture des « Native Americans ».

 

 

Dans cette enveloppe en noir et blanc, les cheveux tenus par un foulard, sous un chapeau de gaucho, elle incarne une sorte de créature iconique quasi mystique qui fera vibrer les photographes (dont Andy Warhol ou Bruce Weber), et nombre de designeurs. « Issey Miyake a créé des pièces en pensant à elle, et Calvin Klein est venu lui rendre visite dans son ranch pour la prendre en photo. » Elle qui était d’une constance dans le style n'a eu de cesse, et de façon toujours renouvelée, d’inspirer les créateurs du monde entier. On retrouve l’évocation de son style monacal chez les créateurs Ann Demeulemeester, Yohji Yamamoto, The Row ou encore Rick Owens. On retrouve sa passion pour les crânes et les roses dans son œuvre, en imprimé chez Prabal Gurung en 2012. Même chose pour ses lignes sobres et épurées chez Valentino, et ses kaléidoscopes floraux, chez Givenchy époque Riccardo Tisci. Et gageons qu’après la rétrospective du Centre Pompidou, la liste va se rallonger. ◼