Iris Brey, pour un regard féminin au cinéma
« Il existe un regard féminin, ou female gaze, un regard qui nous fait ressentir l’expérience d’un corps féminin à l’écran. » Pour beaucoup, ces mots, qui ouvrent l’ouvrage d’Iris Brey Le Regard féminin, une révolution à l’écran, ont été une révélation, ou la confirmation d’un sentiment qui, jusqu’alors, ne trouvait pas d’écho. C’est à la New York University, où elle mène son doctorat en études cinématographiques, que la Franco-Américaine découvre la notion de male gaze, formulée en 1975 par la théoricienne Laura Mulvey pour pointer l’objectification du corps féminin dans le cinéma dominant. De retour en France, l’universitaire et journaliste travaille à définir un concept miroir : celui de regard féminin, par lequel elle nous invite à découvrir des réalisatrices invisibilisées par l’histoire du cinéma, à déconstruire les mécanismes de domination à l’œuvre dans les images, et à inventer de nouvelles grammaires cinématographiques. Porté par la vague #MeToo, son essai est devenu une référence. Rencontre avec Iris Brey (qui vient de récemment signer Split, série féministe et queer).
Caroline Veunac – En 1975, Laura Mulvey théorise le concept de male gaze. Quarante-cinq ans plus tard, vous formalisez celui de female gaze. À quoi correspondent ces deux regards ?
Iris Brey – Laura Mulvey analyse les films hollywoodiens et se rend compte que, la plupart du temps, les corps féminins sont filmés comme des objets. Le spectateur et la spectatrice sont le relais du regard de la caméra, qui est elle-même le relais du regard d’un héros qui prend du plaisir en objectifiant le corps féminin. Du coup, c’est ainsi qu’on apprend à être désirée. Le regard féminin, pour moi, c’est de désirer en dehors d’un schéma de domination. C’est aussi le fait d’être mise dans la peau d’un personnage féminin, de ressentir ce qu’une héroïne traverse et de ne plus la regarder de loin.
Le regard féminin, pour moi, c’est de désirer en dehors d’un schéma de domination.
Iris Brey
Le terme female gaze était déjà utilisé pour parler de films de femmes, mais je trouvais qu’il manquait un cadre théorique pour penser un regard féminin qui ne soit pas juste un regard de femme, car il y a beaucoup de femmes cinéastes qui ont aussi recours au male gaze. Et inversement, certains hommes qui adoptent le female gaze… Le film Ema, de Pablo Larraín, qui est sorti en 2020, est un sublime exemple qui montre que les réalisateurs peuvent aussi donner corps à une héroïne en épousant ce qu’elle vit. Évidemment, dans mon corpus, la plupart des films sont réalisés par des femmes, parce que les expériences du corps féminin intéressent assez peu d’hommes. Mais ça ne veut pas dire qu’aucun homme ne s’y intéresse…
Ce corpus met en lumière des réalisatrices pionnières, pourtant laissées à la marge de l’histoire du cinéma, comme Alice Guy, Maya Deren ou Ida Lupino. Pourquoi est-il important de les réhabiliter ?
IB – Il y a un autre imaginaire qui existe depuis toujours dans l’histoire du cinéma mais que personne ne met en valeur, et j’avais envie qu’on arrête de regarder ces films comme des événements isolés ou des contre-exemples. Il y a tellement de contre-exemples que l’on peut véritablement parler d’une autre lignée cinéphile.
Il y a un autre imaginaire qui existe depuis toujours dans l’histoire du cinéma mais que personne ne met en valeur, et j’avais envie qu’on arrête de regarder ces films comme des événements isolés ou des contre-exemples.
Iris Brey
Quand tout à coup nos chefs-d’œuvre sont d’autres films, on se rend compte qu’il y a d’autres manières de filmer le désir et le plaisir. Quand j’écrivais mon livre, personne n’avait entendu parlé d'Outrage, d’Ida Lupino, un film sur la manière dont on vit avec le viol. Mais les choses changent. L’année dernière, on a beaucoup parlé d’Alice Guy, les films d’Ida Lupino sont ressortis… C’est comme si l’on découvrait des trésors.
Votre livre est contemporain du film de Céline Sciamma Portrait de la jeune fille en feu. En quoi vous semble-t-il un emblème du female gaze ?
IB – Parce que c’est un film où l’idée de désir éclot vraiment de la notion d’égalité. Et qu’en fait, c’est très rare de voir ça au cinéma, de voir deux personnes, deux femmes notamment, qui apprennent à s’aimer en se regardant à égalité.
Vous publierez en avril un ouvrage à destination des jeunes ados. L’éducation à l’image est-elle essentielle pour apprendre qu’il n’existe pas qu’un regard ?
IB – C’est un livre pédagogique, mais aussi l’endroit où je me suis permis de créer un autre imaginaire. Si j’avais lu ce livre à 12-13 ans, si j’avais regardé les films qu’il recommande – que j’ai découvert très tardivement dans ma vie – qu’est-ce que ça aurait changé ? Sans doute beaucoup de choses. La formation de notre imaginaire commence très jeune. Si l’on veut vraiment déconstruire, il y a toute une chaîne à remonter. Et c’est compliqué, douloureux même. Conscientiser, se poser la question de la manière dont les images ont construit notre rapport au cinéma, mais aussi au plaisir et au désir, ce n’est pas un exercice facile.
Vous parlez de conscientisation. Mais le propre de la création, n’est-ce pas justement que certaines choses échappent à celui ou celle qui crée ?
IB – Les artistes ont une liberté totale de créer, et ce serait très réducteur et triste de penser que tous les films entrent forcément dans une grille de lecture male gaze ou female gaze. Mais je pense qu’il est urgent de réfléchir à la façon de mettre en scène les violences faites au corps féminin, et que ça peut changer beaucoup de choses. Ce qui était inquiétant jusqu’à maintenant, c’est que la plupart des scènes de viol n’étaient pas comprises comme telles par les personnes qui les filmaient. Conscientiser certains gestes, qu'on soit artiste ou citoyen, ça nous marque, et ce n’est pas quelque chose qui va rendre l’œuvre moins intéressante.
Les artistes ont une liberté totale de créer, et ce serait très réducteur et triste de penser que tous les films entrent forcément dans une grille de lecture male gaze ou female gaze. Mais je pense qu’il est urgent de réfléchir à comment on met en scène les violences faites au corps féminin, et que ça peut changer beaucoup de choses.
Iris Brey
Sur la série The Deuce, le créateur américain David Simon a fait appel à une coordinatrice d’intimité, présente pendant les scènes de sexe pour vérifier que les comédiens et comédiennes savaient comment leur corps allait être filmé. Cette démarche demande au réalisateur un certain effort de réflexion et de découpage en amont, mais David Simon dit que ç'a été très enrichissant et qu’à l’avenir, il veut travailler comme ça sur tous ses tournages. Et le résultat est visible à l’écran ! Les scènes de sexe de la saison 2 sont beaucoup plus intéressantes.
Pourquoi les séries sont-elles plus promptes à faire bouger le regard ?
IB – Il me semble que dans l’art sériel il y a une vraie réflexion autour de la distribution du pouvoir. Une série peut être l’idée originale de quelqu’un, mais être écrite par d’autres scénaristes, et que ce soit encore quelqu’un d’autre qui réalise… Cela permet de réfléchir d’une manière qui ne soit plus pyramidale, mais horizontale, et de voir ce que ça change.
Le regard féminin n’est pas une menace contre ce qui a été majoritaire jusqu’à présent : la multiplication des imaginaires ne peut être qu’une bonne chose.
Iris Brey
Votre livre a provoqué des réactions parfois violentes, on vous a reproché d’avoir une approche punitive…
IB – L’idée n’est vraiment pas de brûler les films d’hommes, mais d’enrichir une cinéphilie. Ressentir des expériences du féminin au cinéma peut permettre soit d’accéder à l’altérité, et c’est enrichissant, soit de voir une expérience intime, qui n’était pas valorisée jusque-là, représentée d’une manière qu’on n’avait pas encore vue. Le regard féminin n’est pas une menace contre ce qui a été majoritaire jusqu’à présent : la multiplication des imaginaires ne peut être qu’une bonne chose. ◼
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Portrait d'Iris Brey
Photo © Patrice Normand