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Iván Argote : « L’Histoire est aujourd’hui celle de ceux qui ont vaincu et dominé. »

Avec ses installations à grande échelle, ses interventions sur des monuments ou ses performances vidéo, l'artiste et réalisateur colombien Iván Argote nous invite à nous questionner sur les symboles du pouvoir dans l’espace public. Une approche critique, mais non dénuée d'humour, des récits historiques dominants. Rencontre.

± 7 min

De son enfance en Colombie, Iván Argote (né en 1983) a conservé la conscience historique, politique et la culture de la protestation. Pour autant, c’est par l’humour et l’étonnement suscité face à ses interventions, installations ou vidéos que l’artiste questionne l’espace public et les représentations officielles qui y prennent place : « Mes œuvres sont des réflexions sur la façon dont nous nous comportons, comment nous comprenons notre environnement proche, et comment [celui-ci] est relié à l’histoire, aux traditions, à l’art, à la politique et au pouvoir ». Pour le prix Marcel Duchamp, Iván Argote reconsidère la façon dont nous sommes traversés par une « mémoire d’oubli » : sur trois places publiques européennes (à Paris, Madrid et Rome), il s’empare de notre passé colonial en agissant sur le destin de trois monuments, symboles de ce pan de l’histoire qui ne passe pas. Dans l’exposition, des obélisques démembrés de velours, anti-monuments ludiques et poétiques, servent d’assise à ce que l’artiste nomme des films d’anticipation. Entretien. 

 

Parlez-nous du travail que vous présentez pour le prix Marcel Duchamp...
Iván Argote —
 Il s’agit d’une installation autour d’un trio de films, questionnant tous trois l’absence de regard critique sur les monuments dans l’espace public. Tourné à Paris, le premier met en scène le (faux) retrait de la statue de Gallieni, face aux Invalides, quand le deuxième, réalisé à Madrid, représente une réplique de la statue de Christophe Colomb, celle que l’extrême-droite célèbre le jour de la Fête nationale, sillonnant la ville dans un camion de travaux, comme si elle avait été, elle aussi, retirée. Enfin, filmée à Rome, la troisième vidéo place en lévitation l’obélisque Flaminio – le premier rapporté par le pouvoir impérial en Italie – de la Piazza del Popolo. Au centre, de doux coussins en forme de morceaux d’obélisque, de piédestaux, très colorés, permettent au visiteur de s’asseoir ou de s’allonger pour regarder ces films plutôt contemplatifs.

 

Je suis Colombien, nous avons un passé compliqué, il est habituel d’être critique vis-à-vis de notre propre histoire, l’art le fait souvent.

Iván Argote

 

Mon idée était de créer un espace confortable pour poser ce sujet de façon ouverte et paisible, sans attaques. Je suis Colombien, nous avons un passé compliqué, il est habituel d’être critique vis-à-vis de notre propre histoire, l’art le fait souvent. En Europe, il y a souvent des réactions tendues lorsque l’on pose un regard critique sur les représentations faites des périodes impérialistes ou colonialistes, on voudrait oublier des choses. Je souhaitais avant tout créer un lieu pour ouvrir une réflexion tranquille sur le sujet de ces images du passé que l’on fait circuler dans la ville, ne pas pointer du doigt, mais évoquer leur complexité. Placer ce dialogue sur les représentations dans l’espace public au cœur du Centre Pompidou, monument national de l’art contemporain et emblème de la France, est aussi, pour moi, une forme de statement.


Comment êtes-vous devenu artiste ? 
Iván Argote —
 Mes parents étaient profs et très ouverts d’esprit, presque plus que ma sœur et moi ! Nous avons reçu une éducation très libre et alternative. On nous a introduit à des choses manuelles, mais sans aucun rapport avec l’art, personne dans ma très nombreuse famille – j’ai quatorze tantes ! – n’avait de rapport avec l’art. J’étais alors dans une école publique qui formait les enfants des classes populaires à une éducation à la fois générale et technique, pour pouvoir aller travailler rapidement après. Ébénisterie, soudure, dessin technique, et un peu d’informatique. C’était tout de même le début des années 1990, nous touchions à tout. Il y avait une option édition et arts graphiques que j’ai choisie. Cela m’a mené, à 16 ans, à une école de graphisme où j’ai découvert l’histoire de l’art. J’ai ensuite intégré la filière arts et nouveaux médias d’une école de cinéma. Toutes mes références sur l’art vidéo, Peter Campus, notamment, viennent de là. 


Comment le thème de la représentation officielle dans l’espace public s’est-il invité dans votre travail ?
Iván Argote — Je pense que le sujet de mes travaux vient, lui, du côté engagé de ma famille. Mes parents étaient militants, syndicalistes, très actifs dans la politique, mon père est élu, ma sœur vient de l’être. Avant ma naissance, ils étaient même très investis dans des groupes révolutionnaires. À table, comme une conscience constante, la thématique était toujours la politique. J’ai grandi dans un quartier populaire – ma famille était aussi très paysanne – dans un quartier où il n’y avait aucune infrastructure, rien. Aller en centre-ville, c’était déjà un peu partir à l’étranger, voir une autre ville, la ville qui se représente, avec des institutions, avec des places, des monuments, la police, l’armée… J’ai commencé à m’y rendre pour boire ces délicieux jus de fruits que l’on y vend, puis, vers mes 18 ans, j’ai commencé, pour m’amuser à escalader les monuments.

 

J’avais un groupe d’amis, qui était aussi un groupe d’action, qui s’appelait les Etceteristes. Nous réalisions de petites interventions, un peu inspirées du dadaïsme ou du situationnisme, mais sans vouloir faire quoi que ce soit d’artistique, eux étaient en école de design et moi, de cinéma. Parmi ces actions : boire l’apéritif en haut des monuments ! On s’enivrait autour de ces figures coloniales ou liées à l’indépendance du pays dont la présence m’a toujours questionné. L’une d’entre elle, particulièrement. Il s’agit de Francisco de Orellana, le découvreur de l’Amazonie. Je n’ai jamais compris pourquoi on n'offrait de ce territoire que cette seule vision. J’ai alors, dans l’un de mes premiers travaux, recouvert cette statue de miroirs, comme pour renvoyer l’histoire à toutes les nombreuses autres choses qu’il y avait à raconter sur l’Amazonie, au-delà de sa conquête et des questions de pouvoir. J’ai ensuite postulé aux Beaux-Arts de Paris où j’ai été pris, et j'ai débarqué en 2008. Deux jours après mon arrivée, je découvrais le Louvre, l’obélisque de la Concorde et cette spécificité très européenne de placer dans l’espace public un patrimoine étranger érigé en trophée. Ce n’est pas tant l’objet qui est en valeur, que le fait de le posséder. Cela n’arriverait pas dans un pays qui n’a pas été une ancienne puissance coloniale, cela n’existe pas dans 98% des pays du monde.

 

Deux jours après mon arrivée à Paris, je découvrais l’obélisque de la Concorde et cette spécificité très européenne de placer dans l’espace public un patrimoine étranger érigé en trophée. […] Cela n’arriverait pas dans un pays qui n’a pas été une ancienne puissance coloniale, cela n’existe pas dans 98% des pays du monde.

Iván Argote


Comment travaillez-vous ? 
Iván Argote —
 Avec mes interventions et mes vidéos, je pose des questions sur la verticalité de l’espace public. Il nous regarde souvent de haut et nous sommes tout petits. J’essaie de repenser le rapport que nous avons à ces images, ces monuments ou ces statues que nous voyons constamment. Nous les concevons comme des traces d’un passé historique, mais elles continuent à être des symboles au présent. Ce ne sont pas des ampoules. Allumées et valides à une époque, puis éteintes et à ne plus regarder avec le même sens. Les statues et les monuments ne s’éteignent pas, ils sont toujours là et cela signifie quelque chose. Il y a un manque de regard critique. C’est une problématique globale, pas uniquement française ou européenne.

 

Dans mon travail, il m’arrive aussi de me déguiser, comme dans la vidéo de Paris où, en une pantomime du pouvoir officiel, mon équipe et moi, grimés en agents municipaux avec une grue, avons fait semblant de déboulonner la figure de Joseph Gallieni, ce militaire chargé de la stratégie coloniale française à la fin du 19e siècle. Adorée des uns, comme cette ligue militaire à l’origine de la pose de la statue dans les années 1950 ou comme certains politiques d’extrême-droite, cette figure est surtout ignorée des autres ! Lorsque je demandais aux passants s’il connaissait Gallieni, personne ne savait qui il était. On passe devant et on ne regarde pas. Pourtant celui-ci a un piédestal sacrément misogyne ! Gallieni est ainsi soutenu par quatre femmes de races différentes. Cela pointe le manque de représentation flagrant dans l’espace public. Non seulement en terme de genre — 90 % des statues sont des hommes, et les 10% de femmes souvent des allégories —, mais aussi en terme de ce qui fait l’Histoire. L’Histoire est aujourd’hui quelque chose de militaire, de ceux qui ont vaincu et dominé.


En quoi croyez-vous ? 
Iván Argote —
 Je crois beaucoup en la poésie et en la culture. Elles peuvent être au centre de beaucoup de transformations dans la société. Je crois au sens critique. Nous sommes confrontés de façon arbitraire au monde, personne n’a demandé à naître, nous avons le droit de dire quelque chose. Pour autant, nous avons avant tout le droit de le faire en respectant l’autre, même s’il n’est pas d’accord avec nous. Je crois, avant toute chose, aux gens, à la gentillesse et à la tendresse. ◼

Prix Marcel Duchamp 2022 - Les nommés
Giulia Andreani, Iván Argote, Mimosa Échard, Philippe Decrauzat

Du 5 octobre 2022 au 2 janvier 2023 
Galerie 4, niveau 1

 

Crée en 2000 en partenariat avec l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français), le prix Marcel Duchamp a pour ambition de distinguer les artistes les plus représentatifs de leur génération et de promouvoir à l’international la diversité des pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. Un jury international proclamera le lauréat le 17 octobre 2022.