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Loïe Fuller, pionnière de l'abstraction dansée 

Elle fut l'égérie de la Belle Époque et une figure de l'Art nouveau, célébrée par les artistes de son temps, qu'ils soient sculpteurs, photographes et même cinéastes. Avec sa célébrissime « Danse serpentine », faite de spirales et de volutes de voiles, l'Américaine Loïe Fuller a libéré le corps du tutu. Et jeté les bases de l’abstraction en danse. Retour sur le parcours fascinant de la toute première star de la danse contemporaine, dont les travaux chorégraphiques sont mis à l'honneur dans l'exposition-événement « Elles font l'abstraction ».

± 7 min

À la fin du 19e siècle, à Paris, peintres, affichistes, sculpteurs s'inspirent tous de Loïe Fuller, danseuse à la créativité quasi prophétique. Toulouse-Lautrec, Jules Chéret signent les affiches de ses spectacles. Pierre Roche, Théodore Rivière et surtout François-Rupert Carabin la sculptent en action. Le Tout-Paris se presse aux Folies-Bergère où « la Loïe » triomphe avec sa « Danse serpentine » qui révèle une nouvelle abstraction. Sa danse, faite de spirales et de volutes de voiles dessine une nouvelle vision de l’art, et libère le corps du corset ou du tutu. L’Américaine devient l’égérie de la Belle Époque et la figure de l'Art nouveau. Stéphane Mallarmé, les Goncourt, Auguste Rodin, Paul Valéry, Guillaume Apollinaire comptent parmi ses fervents admirateurs. De son vivant déjà, elle est plagiée, mal imitée et peut découvrir dans les villes où elle débarque qu’un spectacle s’y donne sous son nom, à guichets fermés.

 

Sa danse, faite de spirales et de volutes de voiles dessine une nouvelle vision de l’art, et libère le corps du corset ou du tutu.

 

 

Grâce à ses recherches scénographiques sur la lumière, la couleur, le mouvement et la musique, elle révolutionne l’art de la scène et de la danse. Son succès public atteint son apogée lors de l’Exposition universelle de 1900, placée sous le signe de la « fée Électricité ». Comment cette petite Américaine du Midwest, née dans une ferme d’un village de l'Illinois, que rien ne prédestinait à devenir une pionnière de la danse moderne est-elle devenue symbole de changement esthétique et sociologique au tournant du 20e siècle ?

Mary Louise Fuller, dite Loïe Fuller, née en 1862, aime la poésie depuis son enfance, qu’elle a passée dans un petit village des grandes plaines aux États-Unis. Dans ses mémoires, écrits en 1908, elle se souvient du plaisir et de la facilité qu’elle éprouvait à réciter des poèmes, s'amusant à chanter et réciter au cours de réunions pour la tempérance, alors très en vogue. À 12 ans, elle crée sa compagnie de théâtre d'enfants amateurs. La mort brutale de son père l’oblige à rejoindre sa mère à Chicago et à la prendre en charge. Elle est engagée à 16 ans dans la troupe itinérante de Felix A. Vincent et fait ses classes sur les scènes des théâtres de vaudeville, où le divertissement tous publics est roi. Le solo féminin va pourtant y trouver son premier lieu d’épanouissement sous la forme d’un numéro qui va faire fureur : la skirt dance, ou « danse de jupe ». C’est à Londres, au sein de la Gaiety Company, qu’elle est initiée à la skirt dance en 1889. Trois ans plus tard, au Madison Square Theatre de New York, Loïe Fuller révolutionne la skirt dance en créant sa désormais célèbre « Danse serpentine » qui transcende le genre en rompant avec la tradition. Installée la même année à Paris, où sa « Danse serpentine » l’a précédée, elle se fait engager aux Folies Bergère, haut lieu de la vie parisienne à la Belle Époque, devant batailler pour y remplacer sa propre imitatrice ! 

 

C’est à Londres qu’elle est initiée à la skirt dance en 1889. Trois ans plus tard, au Madison Square Theatre de New York, Loïe Fuller révolutionne la skirt dance en créant sa désormais célèbre « Danse serpentine » qui transcende le genre en rompant avec la tradition.

 


Très tôt, la danseuse américaine comprend que le spectacle est un art, un commerce et une industrie. Elle est ainsi la première à poser la question du droit d’auteur en danse, art souvent perçu comme éphémère, qui ne laisse pas de traces. Parce qu’elle se considère comme autrice et poétesse autant que danseuse, et parce que ses dispositifs scéniques sont le fruit de longues recherches et d’expérimentations, Loïe Fuller déposera plusieurs brevets au Bureau de la propriété industrielle de Paris, couvrant les droits et principes de ses costumes, éclairages, miroirs, pierreries à facettes, sels chimiques pour sa danse phosphorescente, etc. 


Cette artiste extraordinaire, productrice, impresario, collectionneuse, est aussi une femme libre qui sait nouer des liens avec le monde de la finance, de l’art, des sciences et de la culture populaire. Elle épouse un businessman à 27 ans avant de divorcer trois ans après, découvrant qu’il est déjà marié. Elle n’a pourtant jamais caché son homosexualité. C’est l’artiste peintre et féministe Louise Abbéma, surnommée « the Great Lady » et exposée régulièrement au Salon de Paris, qui l’introduit auprès du tout-Paris et des salons saphiques de la Belle Époque. Ses relations avec la princesse Marie de Roumanie ne passeront pas non plus inaperçues.

 

Très tôt, la danseuse américaine comprend que le spectacle est un art, un commerce et une industrie. Elle est ainsi la première à poser la question du droit d’auteur en danse, art souvent perçu comme éphémère, qui ne laisse pas de traces.

 

 

Elle noue des amitiés avec des personnalités aussi diverses que Harry C. Ellis, Isaiah West Taber, les frères Lumière, Auguste Rodin, Pierre et Marie Curie, l’architecte Hector Guimard, l’astronome Camille Flammarion, le peintre Morgan Russel, le jeune architecte Henri Sauvage et le décorateur Francis Jourdain avec qui elle collabore pour la construction de son « Théâtre-Musée », clou de l’Exposition universelle de 1900. Parmi les artistes, ce sont les futuristes qui sont les plus attirés par ses ballets optiques, Giacomo Balla et Gino Severini citent directement dans leurs œuvres sa « Danse serpentine ». Elle rencontre Serge Diaghilev, l’impresario des Ballets russes qui en 1914, un an après le scandale du Sacre du printemps de Nijinski, est impressionné par sa pièce de groupe L’Acier. Loïe Fuller y projette des formes géométriques ainsi que des photographies de cellules cancéreuses et de squelettes de poissons, le tout ruisselant de lumière argentée.

Pour sa « Danse serpentine », qui jette les bases de l’abstraction en danse, Loïe Fuller part de son propre corps pour développer une technique personnelle, fondée sur la mobilité du torse qui permet la puissance des mouvements des bras. Elle disparaît dans des voiles de soie de plusieurs mètres qu'elle fait habilement tournoyer à l’aide de longues baguettes cousues dans ses manches, dansant sur un plancher de verre éclairé, au-dessous par différentes lumières colorées, et par des dizaines de projecteurs latéraux. Au moyen de ces jeux de miroirs, elle crée de multiples figures provisoires et démultipliées qui s’inspirent de la nature et du monde vivant : papillons, serpents, motifs floraux (orchidée, violette, lys) ou langues de flammes pour la « Danse du feu ». L’ambition de Loïe Fuller est de brouiller le regard conventionnel porté sur la danse et de renouveler la conception du spectacle de son époque, en proposant une approche stylisée d’une forme de mobilité en tension constante vers l’abstraction. 

 

Pour sa danse serpentine, danse dématérialisée qui jette les bases de l’abstraction en danse, Loïe Fuller part de son propre corps pour développer une technique personnelle, fondée sur la mobilité du torse qui permet la puissance des mouvements des bras.

 

 

Ces « performances » prennent appui sur les signes les plus spectaculaires d’une expressivité moderne résolument ancrée dans le nouvel univers de l’électricité, de la vitesse, des machines et de l’industrialisation. Aux yeux du poète symboliste Mallarmé, la danse de Loïe Fuller incarne « une ivresse d’art » et, simultanément,  un accomplissement industriel ».


Les photographes diffusent son image, qu’ils tentent de saisir, lignes, couleurs et vibrations subtiles. Les premiers cinéastes inventent le film colorisé pour montrer ses danses lumineuses, même si elle-même ne danse dans aucun de ces petits films. Ce nouveau medium peut-il rendre compte de ce champ vibratoire continu entre lumière, couleur et mouvement qui la fascine tant ? Peut-il rendre compte de l’expression d’une sensation ? En 1921, elle réalisera elle-même le film Le Lys de la vie qui expérimente le ralenti, avec Gab Sorère, sa compagne et complice durant trente ans. Gab qui continuera de transmettre son répertoire après sa disparition due à une pneumonie, en dirigeant en 1934 La Féerie des ballets fantastiques de Loïe Fuller, du nom de la compagnie et de l’école pour jeunes filles qu’elle avait créées. 

 

Les premiers cinéastes inventent le film colorisé pour montrer ses danses lumineuses. Ce nouveau medium peut-il rendre compte de ce champ vibratoire continu entre lumière, couleur et mouvement qui la fascine tant ?

Comme Marie Curie, Loïe Fuller a droit à sa vignette dans les plaquettes de chocolat de l’épicier Félix Potin. Inspirée par les travaux des Curie sur le radium, Loïe Fuller crée la « Danse ultra violette », puis monte un spectacle intituléla Danse du radium, malgré l’impossibilité technique d’utiliser la phosphorescence des sels de radium dans ses costumes de scène. 


Les travaux de Fuller autour d’une danse « transparente » donneront naissance au ballet cinétique, un genre que reprendra magistralement le chorégraphe américain Alwin Nikolaïs, qui à partir de 1967 multipliera les effets visuels de ses pièces chorégraphiques grâce à l'invention du carrousel Kodak (qui permet de projeter des diapositives sur les corps des danseurs, ndlr). On pense à Loïe Fuller projetant sur son corps en mouvement des images de nuages, de vagues, d’aurores boréales et même des portraits photographiques de George Washington et du président américain alors en fonction. Du sculpteur Nicolas Schöffer au maître américain Merce Cunningham, auteur de Biped, un spectacle de danse superposé aux nouvelles technologies (images numériques et informatiques), une même pensée dynamique des relations entre les pratiques artistiques, scientifiques et les nouvelles technologies est à l’œuvre, car le corps lui-même est un résonateur, visible et invisible, concret et abstrait. ◼