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Lorsque l'art fait battre les cœurs

Longtemps avant d'être un emoji, le cœur a été un emblème populaire au Moyen Âge, unissant le sacré et le profane. C'est au 19e siècle qu'il devient associé à la littérature romantique et à « valentine », cette carte contenant des messages d’amour échangés le jour de la Saint-Valentin. Après la généreuse donation de Jim Dine au Centre Pompidou en 2017, incluant plusieurs de ses cœurs, retour sur ce motif amoureux qui a traversé l'histoire de l'art, de Henri Matisse à Andy Warhol, en passant par Niki de Saint-Phalle, Keith Haring ou encore Jeff Koons.

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Confirmant son attachement au Centre Pompidou, Jim Dine vient de lui offrir un nouveau cœur. Putney Winter Heart No. 6 (B.B. King), est l’une des neuf peintures sur toile composant la fameuse série réalisée en 1971 à Putney dans le Vermont, et dont le Musée possède déjà la No. 3 (Garbage Can) et la No. 9 (Poulenc). Cette dernière faisait partie du don généreux de trente œuvres que Dine a fait au Musée entre 2017 et 2018. 


De l’artiste américain qui a fait du cœur sa signature, la collection compte plusieurs pièces autour de ce motif, et notamment l’une des premières qu’il a créées. En effet la grande sculpture en métal, élément de l’installation Nancy and I at Ithaca, tendrement habillée en paille quelques années après sa réalisation (Straw Heart), date de 1966. Depuis, de nombreux cœurs isolés se multiplient dans ses gravures, dans ses productions sur papier, sous forme de pochoir, de papier découpé, ou peints à l’acrylique comme dans la série des Small Heart Painting. Mais c’est à partir de la série de Putney que le cœur devient le lieu du soi. Sa silhouette embrasse la surface entière des neuf toiles, toutes de la même dimension, et commence à abriter quelques reliques du quotidien. L’artiste y dépose ses objets et ses souvenirs les plus chers. Les outils, les vêtements, les canettes, les tuyaux, sont des présences autobiographiques et métaphoriques qui prennent place dans ce paysage intérieur, personnalisé, circonscrit par cette forme pourtant si commune. C’est justement son caractère familier, presque domestique, que l’artiste explore.

 

Le cœur accompagne Jim Dine jusqu’à aujourd’hui : il se mêle aux têtes olmèques et classiques de Blue Valley (The Mead of Poetry) (1987), sépare les mariés dans le triptyque The Bride and Groom (1996), et se camoufle au milieu des taches colorées dans Glade of Color (2011). Interrogé sur les raisons du choix de ce thème, Dine s’en explique en révélant son attraction pour ce symbole universel dont il fait, à partir de ses souvenirs d’enfance, son repaire, le lieu du partage de son intime. 

 

Interrogé sur les raisons du choix de ce thème, Dine s’en explique en révélant son attraction pour ce symbole universel dont il fait, à partir de ses souvenirs d’enfance, son repaire, le lieu du partage de son intime. 


Il s’agit bien d’un emblème populaire, une forme qui depuis le Moyen Âge traduit le tangible et l’intangible, le concret et l’indicible. Et pourtant si l’on parcourt son iconographie, ses plus lointaines origines remontent à la représentation de feuilles de figuier ou de lierre dans les artefacts grecs, étrusques et même orientaux. Parmi les nombreux exemples, cette image simplifiée est frappée sur les monnaies de la Cyrénaïque et représente la semence ou le fruit d’une plante, depuis disparue, le silphium, qui était à la fois une épice et un médicament et qui, pour son double usage aphrodisiaque et contraceptif, constituait le commerce le plus rentable de la région. Cette image, signe à la fois passionnel et « raisonné » traversera les siècles. 

Déjà dans la Bible, le cœur, « Leb », représente le principe des sentiments et des pensées de descendance néoplatonique. Au Moyen Âge, il devient le lieu de l’âme qui était elle-même le lieu de Dieu (Ugo di San Vittore, De Claustro Anime). Il est figuré de façon sommaire par les moines dans leurs planches anatomiques avant que la littérature courtoise ne s’en empare. Le symbole, dans la forme et contenu que nous lui attribuons encore aujourd’hui, apparaît probablement pour la première fois dans le manuscrit Le Roman de la poire (1250 environ) où, dans une lettre miniaturée, un homme propose son cœur à l’aimée.

 

Le symbole, dans la forme et contenu que nous lui attribuons encore aujourd’hui, apparaît probablement pour la première fois dans le manuscrit Le Roman de la poire (1250 environ) où, dans une lettre miniaturée, un homme propose son cœur à l’aimée.

 

Quelques années plus tard Giotto, dans sa célèbre Cappella degli Scrovegni, illustre allégoriquement la Charité dans le geste d’offrande du cœur à Dieu. Une double vie continue ainsi à se dessiner. Le cœur devient un symbole de plus en plus répandu grâce à sa récupération, soit dans l’œuvre poétique des troubadours (légende du « cœur mangé »), soit dans les fresques des églises, les grands livres d’illustrations populaires. Si dans ses premières apparitions, il est plutôt reproduit la pointe vers le haut, il adopte l’orientation inverse en 1340 dans l’illustration d’un manuscrit du Roman d’Alexandre. Toujours à cheval entre la vie spirituelle et la vie ordinaire, sa propagation se fait entre autres à travers les cartes à jouer où, stylisé, il figure parmi les quatre enseignes dès 1500, et par la multiplication des apparitions divines donnant lieu, en 1600, au culte du Sacré-Cœur et aux représentations « ardentes ». Mais c’est surtout au 19e siècle que le motif acquiert une indépendance grâce à la littérature romantique et à la carte en forme de cœur, valentine, contenant des messages d’amour échangés le jour de la Saint-Valentin, vulgarisant l’offre courtoise médiévale.

 

Mais c’est surtout au 19e siècle que le motif acquiert une indépendance grâce à la littérature romantique et à la carte en forme de cœur, valentine, contenant des messages d’amour échangés le jour de la Saint-Valentin, vulgarisant l’offre courtoise médiévale.  

Ainsi découpée, éloignée de la main d’un amant ou de la poitrine d’un saint, la forme commence à avoir une vie propre au 20e siècle. Bien sûr son statut d’expression populaire et son immédiateté concourent à l’intérêt accru que les artistes contemporains, d'Henri Matisse à Andy Warhol, Niki de Saint-Phalle, Keith Haring, Tracey Emin, Joana Vasconcelos ou Jeff Koons lui portent. Si bien que d’autres cœurs accompagnent ceux de Jim Dine dans la collection du Musée, à commencer par la série de photos Graffiti de Brassai.

 

Prouvant l’engouement pour ce signe qui ne tarit d’ailleurs pas, l’artiste photographie, un par un, les nombreux cœurs qui incisent les murs de la ville. Dans ses gros plans la silhouette habite presque la totalité de la surface et son contour circonscrit un espace, comme pour Jim Dine. Le profil compose la figure : elle surgit des traits de l’entaille pour l’un, d’une aire colorée pour l’autre. Au reste, Matisse, qui manifeste un attrait prononcé pour la simple forme à découper, travaille ses cœurs directement dans la couleur. Il le fait pour les planches de Jazz (1947), exécutées au pochoir d’après ses découpages de papier, uniformément peints à la gouache, ou pour son « cœur épris » sur la couverture de Verve n. 23 de 1949.

 

Matisse, qui manifeste un attrait prononcé pour la simple forme à découper, travaille ses cœurs directement dans la couleur. Il le fait pour les planches de Jazz (1947), exécutées au pochoir d’après ses découpages de papier, uniformément peints à la gouache, ou pour son « cœur épris » sur la couverture de Verve n. 23 de 1949.

 

 

D’autres cœurs découpés les précèdent, ceux de Duchamp qui pose même, peu avant sa mort, avec sa dernière édition des Cœurs volants, placée à gauche sur sa poitrine. Les Cœurs volants parus en couverture du numéro 1-2 de Cahiers d’art en 1936, considérés comme l’une des premières pièces op cinétiques, réimprimés pour la Boîte en valise de 1941, ont été réédités d’après une idée d’Alison Knowles en 1968 et récupérés par Emmett Williams pour la couverture de son fameux livre sweethearts (Something Else Press).

 

La forme populaire épouse ainsi le multiple. Elle continue d’être en quelque sorte un découpage lorsque Nam June Paik pose ce gabarit de cadrage sur les vues de Paris dans sa vidéo Heart/Paris (1983). James Lee Byars, dont l’œuvre est à cheval entre le poétique et le mystique, l’éphémère et l’éternel, choisit lui aussi, bien évidemment, le tracé du cœur pour le découpage de ses lettres. Caractérisées par une écriture difficile à déchiffrer et par le choix d’un papier de soie fragile, ces pièces à l’apparence insaisissable sont très visuelles et tactiles et rendent sophistiqué un emblème presque banal dans sa popularité. Le cœur réussit son autonomie esthétique au 20e siècle car en lui se croisent la couleur, la forme et l’idée. Francesco Clemente l’utilise aussi dans sa recherche de radicalisation du signe dont Codice (1980) est un compendium. Des silhouettes-cœurs sont incluses également dans la composition d’autres pièces de la collection où parfois évoquent une vision nostalgique du passé. La Woman with an Artificial Heart (1964) de Kiki Kogelnik possède un cœur en Plexiglas transparent, seule forme reconnaissable dans un corps mécanisé. Tout comme les cœurs roses stylisés surgissent au milieu des microsystèmes de Tetsumi Kudo où mécanique et biologie se mélangent. 


Ayant assumé une certaine autonomie et tout en gardant ses conquêtes, à partir des années 1980, le motif s’incarne aussi dans une forme anatomique explorant davantage le signifiant, véhiculant le plus souvent déception, crainte, utopie. Le cœur, à la fois organe et siège de l’émotion et des sentiments, est le sujet de L’affection de cœur (Die Hartaandoening) de Marlene Dumas, et figure parmi les articulés- désarticulés d'Annette Messager. Son symbole est affirmé au point qu’il transcende sa reproduction. Il devient simple battement dans Les Archives du cœur de Christian Boltanski, projet utopique planétaire. ◼