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« L'Ouragane », vue par Marie Darrieussecq

Bronze emblématique de Germaine Richier, L'Ouragane personnifie la puissance de la nature. Avec ses bras et ses doigts écartés, créant une impression de vie, elle évoque les corps pétrifiés de Pompéi qui fascinent tant la sculptrice. Malgré son visage calme, son corps gonflé semble prêt à libérer, à la moindre expiration, toute la violence des éléments. « Mes statues doivent donner à la fois l'impression qu'elles sont immobiles et qu'elles vont remuer », confiait l'artiste. L'Ouragane a inspiré l'écrivaine Marie Darrieussecq* pour une carte blanche (dernier ouvrage paru Pas dormir, 2021).

± 5 min

L’Ouragane avance. Terrible et menaçante. Affectueuse et aimante. Solide. Son beau visage serein n’admet pas qu’on l’arrête : elle avancera. Il y a eu des ravages. Il y a eu des naufrages. Ses mains maintiennent : Là. Là, dit la mère aimante. Là, dit la mère cruelle. Là, dit celle qui ne se souvient pas d’avoir eu des enfants. Là, dit celle qui n’en veut pas. Là, dit la mère. L’Ouragane déplace les montagnes. Elle avance pas à pas, l’Ouragane. Dévaste sans tellement se poser de questions. Pas là pour penser. L’Ouragane, elle entre dans votre maison, vous n’avez plus de maison. Elle entre dans votre tête, vous tenez votre tête à pleines mains. Elle entre dans votre cœur, un flot de sang coule entre vos jambes. Elle marche sur la Terre, tout se réchauffe et se noie. Sous chaque main de l’Ouragane, une tête d’enfant. Elle guide et elle écrase. Elle console et elle convoite. Elle soulage et elle enfouit. Avancez, enfants et infantes, avancez, enfantés ! Parle-t-elle, l’Ouragane ? Qu’entend-on par parler ? La longue langue de l’Ouragane vous narguera, mais c’est en vous léchant. Vous rirez, chatouillée. Vous crierez, terrifiée. La bouche de l’Ouragane est faite pour dévorer, mais son baiser a un goût d’océan.

 

Et ce ventre ! En a-t-il connu, des orages ? Un ventre à manger, un ventre à porter. Un ventre à tenir. L’Ouragane tient bon. La guerre s’abat, l’Ouragane persévère. Elle ne fuit pas, elle reste.


Et ce ventre ! En a-t-il connu, des orages ? Un ventre à manger, un ventre à porter. Un ventre à tenir. L’Ouragane tient bon. La guerre s’abat, l’Ouragane persévère. Elle ne fuit pas, elle reste. Elle met les plus faibles à l’abri. Elle ne juge pas. Elle ne prévoit que peu de place pour
les mots. Peu de place pour les vêtements. Beaucoup de place pour la nourriture. Elle trouve, elle donne. Elle pétrit, elle donne. Elle glane, elle donne. Elle vole, elle donne. Elle recueille, elle donne. Elle fait mûrir les fruits, elle offre en abondance. Je ne sais pas si l’Ouragane pense Je. L’Ouragane est, ou a peut-être un sujet, mais elle n’est jamais un objet. Objet, on ne voit pas comment elle pourrait l’être. Bien sûr, atteindre l’Ouragane est possible. On peut la faire tomber. On peut la malmener. Elle ne se relèvera pas toujours. Mais elle est au présent. Le futur, on verra bien. Le passé, peu importe. Avance, l’Ouragane. Le futur, elle le crée au centre calme de son tourbillon. Elle ne fait pas de différence entre le temps et l’espace: ses pas sur la Terre enclenchent la roue. Arpenter pour elle c’est durer. « Une longueur nait quand elle en voit une. Un compas, elle s’en sert pour le faire mentir. » (citation adaptée, Germaine Richier à Jean Grenier dans « Germaine Richier, sculpteur du terrible », L’Œil, septembre 1955). À sa naissance, l’Ouragane avait exactement la même taille déjà. Le mot obstination a été fait pour l’Ouragane. Elle est la vigilance, elle ne vous quittera pas.

L’Ouragane n’est pas bonne en soi. Il n’y a pas de bonté de l’Ouragane. Elle dévaste et elle vit. Elle tiendra jusqu’à la tombe, s’il reste encore une Fossoyeuse sur la Terre pour lui ouvrir le sol. S’il reste encore une Attentive pour lui faire une place. Ou elle se couchera, d’elle-même, comme la chienne, comme l’éléphante, comme les animales en fin de monde. Son tombeau d’ailleurs est déjà prêt, elle sait que « tout doit avoir une fin ». Là, sous ses mains, roule la Terre. Sous ses plantes de pied, s’appuie la Terre. La planète pousse sous les pieds de l’Ouragane, pousse du front comme un enfant qui vient. L’Ouragane est-elle une Atlas – une Atlasse ? Mais le monde, elle ne le porte pas sur les épaules. Ni sur la tête. Les cariatides femmes- colonnes n’ont pas la mobilité de l’Ouragane. La Terre s’appuie de tout son poids, ronde et chaude, sous les pas de l’Ouragane. Et c’est la masse de la Terre qui a créé l’Ouragane, par les mains d’une femme du nom de Richier. Maintenant la Terre tient grâce à l’Ouragane, tient en l’air ne me demandez pas comment. Car sans l’Ouragane ce serait encore pire. Sans sa création, qui sait où nous serions ? En la contemplant, nous existons. Nous comprenons le sens même de la gravité.

 

Ah ça, elle n’est pas maigre. Elle fait dans le costaud. Elle aime Giacometti mais elle l’emmerde aussi.

 

L’Ouragane n’a que faire de ceux qui ne la suivent pas volontiers. Elle n’est pas comme ces statues romantiques qui entrent dans nos maisons pour les hanter façon Vénus d’Isle. Elle ne fait pas craquer nos planchers la nuit de tout son poids de bronze. Elle ne viendra pas vous épouser de force dans votre lit. Ses lèvres froides ne vous videront pas de votre force native, non. Elle passe, elle traverse, elle franchit les murailles, le vent la pousse. La staticité n’est pas sa première vertu : regardez-là se regrouper, prendre son élan, se charger de son énergie climatique. Détruire, peut- être, mais reconstruire aussi. La station debout est son domaine, la verticalité est son émoi, ce qu’elle aime c’est: se tenir prête. Prête absolument. D’ailleurs « on n’a pas le temps d’être méchant. On ne dit pas tout. On est trop pressée ». L’Ouragane avec son -e qui s’efface à l’anglo-saxonne, the Hurricane ils disent, l’Ouragane dans les langues latines s’entend au féminin. Elle offre des sons de premier plan et un genre qui n’est pas le deuxième. L’Ouragane ne seconde pas l’Orage. On imagine mal l’Ouragane porteuse d’une carte Vitale commençant par le chiffre 2. Non. L’Ouragane rage et ahane, mais l’Ouragane est égale, hourra ! Dans le ciel passent les orages mais au sol se tient l’Ouragane. Ah ça, elle n’est pas maigre. Elle fait dans le costaud. Elle aime Giacometti mais elle l’emmerde aussi. Mettez-moi un gros bidon sur ces jambes qui marchent. Posez-moi une paire de seins sur ces hanches robustes. Elle n’a pas de délicatesse à avoir, la transpirante Ouragane. Et l’élégance elle l’a, l’élégance dans la puissance, et ce qu’elle dit vous l’entendrez, oh elle saura vous le dire. Elle a le tact de ses mains solides et de ses fiables chevilles. Elle a la grâce des os massifs de son bassin. Elle a la distinction de la cambrure de ses reins. Ce cou bien dégagé, remontez-le comme un fleuve. Osez le tête à tête : son regard est là. ◼

* Texte extrait du catalogue Germaine Richier, éditions du Centre Pompidou.

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