Philippe Quesne, une utopie en construction
En août 2020, alors que l’épidémie du coronavirus a terrassé le monde et celui du spectacle en particulier, l’agenda de l’artiste Philippe Quesne déborde : une scénographie à imaginer pour la chorégraphe Meg Stuart, une installation robotisée avec le musée d’Orsay en décembre, la mise en scène du Chant de la Terre de Gustav Malher au printemps prochain, en Autriche, au Wiener Festwochen, l’ouverture de la saison des programmes à la tête du théâtre Nanterre-Amandiers, la poursuite de la tournée de son dernier spectacle Farm Fatale…
Partout invité, ici pour diriger une école de scénographie, là pour réaliser un film, la pensée de Philippe Quesne séduit parce qu’elle montre la mise en œuvre concrète des solidarités dont notre monde manque cruellement. Alors qu’il vient de fêter ses 50 ans, l’esprit juvénile et candide qui traverse ses fables tendres, teintées d’humour et de merveilleux semble bien être le remède idéal à l’esprit du temps, cynique et violent, cruel et inégalitaire. Son secret ? La fabrique d’un monde fantastique. Retour sur sa déjà longue carrière.
En 2003, alors âgé de 33 ans, Philippe Quesne présente sa première création, La Démangeaison des ailes, avec la compagnie Vivarium Studio. Le propos poétique de cette revue spectacle ne le quittera plus. En son cœur, la question de la gravité de l’existence humaine et les solutions à imaginer en commun pour s’en alléger. Les notions d’envol et de chute, de tentatives et d’échecs, de désirs et de désillusions sont abordées au cours de la représentation qui file la métaphore sur les traces de l’histoire de l’art. Le glanage et la collecte composent ce projet d’écriture scénique. Quesne puise un matériau bigarré et subjectif dans la littérature, la musique, l’art ou les sciences. Un procédé qui gouverne ses mises en scènes, sous forme de tableaux vivants, brossant des situations souvent inextricables, parfois cocasses, dans lesquelles une petite communauté se réunit et accueille l’autre dans une fabrique de solutions improbables.
Car chez Quesne, c’est précisément d’accueil dont il est question, un motif récurent dans tout son travail. Accueil des rêves, des idées, des images, des musiques, des artistes qui l’ont précédé ou qui l’entourent. Accueil des animaux, même, et des plantes qui envahissent la scène. Accueil des techniques, aussi, et des savoir-faire. Chez Quesne, la scène se fait à la fois terre d’asile et terrain de jeu.
Ainsi, dans L’Effet de Serge, créé en 2007, Serge, jeune homme bricoleur, convie ses amis dans son petit appartement. S’ensuit une présentation de micro performances de son invention : feu de Bengale planté sur une voiture téléguidée, son et lumière désopilant sur La Chevauchée des Walkyries à l’aide des phares d’une voiture… une économie de moyens au service d’un univers onirique et délicat. Dans La Mélancolie des dragons (2008), c’est une bande de forains, à l’allure de hard rockeurs, en panne dans une forêt enneigée, qui accueillent une cycliste avant de lui révéler ce que dissimule la remorque de leur voiture : un parc d’attraction en kit.
Les procédés de cadavre exquis, chers aux surréalistes, sont des jeux passionnants en termes d’écriture. C’est très riche de laisser à l’autre le fait de reprendre un bout d’image ou le dernier mot ou la suite d’une action. Dans mon théâtre, j’aime créer des expectatives fallacieuses.
Philippe Quesne
De la même manière, Swamp Club, en 2013, s’ouvre sur l’arrivée d’artistes du monde entier accueillis en résidence dans un petit lieu, un centre d’art monté sur pilotis, au milieu de nulle part dans un paysage artificiel et marécageux. Sans déroger à la règle, la communauté d’épouvantails isolés de Farm Fatale, en 2019, est très vite rejointe par un compère militant, nomade et quelque peu égaré qui trouve en eux les meilleurs compagnons de lutte contre l’agriculture intensive. Dans ce monde, on parle le langage de l’abeille, on communique avec les taupes, on a les pieds dans l’eau, dans la neige, dans la paille. Dans ce monde, la figure légendaire de l’arche de Noé n’est jamais loin. C’est au cours d’un voyage qu’on arrive sur cette scène, terre d’accueil possible, temporaire et hospitalière.
L’autre grand motif récurent de l’univers de Quesne est la fabrication d’un monde commun. Pour qu’il advienne, il faut tendre la main. Ce geste universel et solidaire sert de mécanique à la progression du récit. Non sans humour, artifice ni tendresse, chacun de ses nouveaux projets fait alors naître un ballet d’actions communes qui fabriquent, qui construisent littéralement, des images portées par le souffle du vent. Dans les mondes de Quesne, ça bricole dur. Cependant le scénographe se fait aussi clown et poète, le metteur en scène a ses méthodes. « Les procédés de cadavre exquis, chers aux surréalistes, sont des jeux passionnants en termes d’écriture. C’est très riche de laisser à l’autre le fait de reprendre un bout d’image ou le dernier mot ou la suite d’une action. Dans mon théâtre, j’aime créer des expectatives fallacieuses. » Ce qui se construit sous nos yeux ne ressemble guère à ce que nous pourrions attendre, malgré les indices négligemment disséminés. C’est tout le mérite et la force de ce travail : créer du souffle, de l’inattendu, ouvrir à tous les possibles et esquisser la possibilité d’un lendemain enchanté. ◼