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Raimund Hoghe, les adieux à la scène

Figure unique de la danse contemporaine, le chorégraphe allemand Raimund Hoghe s'est éteint en mai 2021, à l'âge de 72 ans. Il n’aura cessé, sa vie durant, de « jeter son corps dans la bataille », comme l'écrivait Pier Paolo Pasolini, pour défendre le droit à la différence. Retour sur le parcours d'un artiste hors du commun qui fut souvent l'invité du Centre Pompidou.

± 7 min

Raimund Hoghe débute sa vie professionnelle comme journaliste pour l’hebdomadaire allemand Die Zeit pour lequel il brosse les portraits d’anonymes comme de célébrités. De sa rencontre avec la chorégraphe Pina Bausch, au début des années 1980, naît une collaboration longue et fructueuse : neuf ans au cours desquels ont été créées des pièces incontournables comme Walzer (1982) ou Viktor (1986).

 

En 1992, Hoghe commence à créer ses propres chorégraphies avec son collaborateur artistique, Luca Giacomo Schulte. On lui doit plus de vingt-huit créations comme chorégraphe, et, plus étonnant, comme danseur. Celui qui n’a jamais reçu de formation de danseur, au corps petit, bossu, bien loin de la silhouette athlétique et triomphante des danseurs contemporains, se place souvent au cœur de son dispositif artistique.

En 1994, il chorégraphie Meinwärts, son premier solo en tant que danseur. Il y évoque la persécution du ténor juif Joseph Schmidt « petit, laid, de toute évidence juif », selon les rapports de l’administration nazie. Cette pièce forme le premier volet d’une trilogie sur le 20e siècle avec Chambre séparée (1997) et Another Dream (2000).

 

Mon corps est simplement un autre paysage.

Raimund Hoghe

 

Son propre corps, cet « autre paysage », devient un instrument : il lui sert à exprimer son dégoût des jugements abrupts à propos du handicap physique comme des idéaux traditionnels de beauté, en rappelant les barbaries qu’ils ont engendrées. Également cinéaste et auteur, Hoghe ne cesse de se penser comme porteur d’une mémoire, l’histoire allemande, le nazisme, le néonazisme ou encore l’épidémie du sida avec cette formule « le corps se souvient de tout ». Ce plaidoyer pour l’imperfection jalonne toute son œuvre ; il devient le scénographe d’un corps autre, il accueille et donne à voir des existences qui ne sont pas les siennes à travers son propre corps et ses souffrances.

 

Nous ne devons pas oublier le passé mais au contraire en parler, dans la danse, dans les arts. Nous devons nous battre pour l’humanité, et cette lutte est loin d’être finie.

Raimund Hoghe

 

Il jette, littéralement, son corps dans la bataille, pour reprendre une injonction de Pier Paolo Pasolini qu’il avait faite sienne. Le chorégraphe y avait trouvé la force, la confiance et le courage de monter sur scène, « une naissance » confiera-t-il plus tard. Associée à la grande précision des gestes exécutés tout en douceur et calme, en contrepoint de sa fragilité, cette force transparaît dans chacune de ses créations et confère à sa présence sur scène une intensité, une posture presque hiératique. Sur le plateau, il n’hésite pas à se dénuder, exposant à la lumière ce corps souvent relégué dans l’ombre.

Retravaillant des classiques comme Le Sacre du Printemps (2004) ou Le Lac des Cygnes (2006 Prix de la critique française), il puise son inspiration dans la vie même, « les gens, les images, les sensations » disait-il, dans la puissance et la beauté de la musique, comme celle de Maurice Ravel ou la sublime voix de la chanteuse Maria Callas à qui il consacre un portrait dansé en 2007 avec 36 avenue Georges Mandel.

 

C’est de nouveau du corps dont il est question lorsqu’il découvre les images d’Aylan, l’enfant syrien noyé en septembre 2015 sur les côtes turques. Bouleversé, il créé alors La Valse, en 2016, ode à la tragédie des migrants. Là encore il utilise la fragilité de son corps, allongé sur le plateau après avoir arrosé le sol en dessinant des courbes et des vagues, reflet de la misère d’un monde contre lequel l’artiste ne peut rien si ce n’est apporter un instant de poésie et de beauté suspendu.

 

Je suis contre les frontières, il faut sauter par-dessus. Chaque être humain est différent et doit être respecté comme il est.
Raimund Hoghe

 

Régulièrement invité par le Centre Pompidou, Raimund Hoghe y a présenté nombre de ses créations : Young People, Old Voices en 2005, Boléro Variations en 2007 ; son hommage à Dominique Bagouet, Si je meurs laissez le balcon ouvert, en 2010, ou La Valse en 2016. Il était dernièrement l’invité d’honneur du festival Move 2020 (interrompu par la pandémie), « Vulnérabilités, jeter son corps dans la bataille ». Cette quatrième édition devait présenter sept de ses pièces dans le cycle Vidéodanse, ainsi que l’une de ses dernières créations Canzone per Ornella, dédiée à la ballerine Ornella Balestra, une de ses danseuses fétiches, suivie d’une rencontre.

 

« Vivre sur la pointe de l’épée », une autre formule de Pasolini qu’il affectionnait pourrait résumer son parcours. Alliant la pesanteur et la grâce, il laisse derrière lui une œuvre unique et inoubliable. ◼