Dans l'atelier de... Hervé Di Rosa
Sur le boulevard Barbès, entre un magasin de téléphonie et une boutique de e-cigarettes se dresse une porte cochère anonyme. Derrière, une petite cour intérieure pavée comme Paris en compte tant. Au fond, une verrière. La sonnette est antique et aucun nom n’y figure. Pourtant, nous sommes bien chez Hervé Di Rosa. Installé depuis 2007 dans le quartier populaire de la Goutte d’or, dans le 18e arrondissement, l’artiste y a établi à la fois son atelier et son espace de vie. Au rez-de-chaussée, la large pièce principale est dotée d’une verrière que traverse une lumière zénithale. Partout, de la couleur, des livres d’art, des céramiques, des comics — la passion d’enfance d’Hervé Di Rosa. Et aussi d’exubérantes sculptures-totems (personnages d’une bande dessinée inconnue ? Dieux primitifs ?).
Le travail est une valeur que mon père m’a transmise, et je me suis toujours astreint à faire de la peinture comme un travail.
Hervé Di Rosa
Au sous-sol, l’atelier, débordant mais ordonné : « Je suis assez rangeur. Avant j’avais des ateliers nomades, j’en ai d’ailleurs toujours un à Lisbonne. Ici, c’est un endroit où l’on vit, alors ça se stratifie un peu », plaisante l’artiste de 64 ans, qui nous accueille, grand sourire et gouaille chantante, pieds nus dans ses claquettes de piscine mouchetées de peinture. Di Rosa peint tous les jours : « Je me lève un peu moins tôt que dans les années 1980-1990, quand j’habitais Sète et que j’emmenais mes enfants à l’école ! », rigole-t-il. Mais l’artiste a gardé une régularité, qu’il dit « héritée de mon père, qui était agent à la SNCF ». Il ajoute : « Le travail est une valeur qu’il m’a transmise, et je me suis toujours astreint à faire de la peinture comme un travail. » Et depuis quarante ans, on ne peut pas dire que Di Rosa ait chômé.
Flashback. À l’orée des années 1980, Di Rosa est déjà une star montante de l’art contemporain. Passé par les Arts décoratifs de Paris (qu’il ne finit pas), le Sétois est la tête de pont, avec ses camarades Rémi Blanchard, François Boisrond ou Robert Combas, de ce que l’on a appelé la « Figuration libre » (le nom est trouvé par l’artiste et ami Ben). Di Rosa : « La Figuration libre, c’était une attitude. On ne voulait pas d’appareil, on n’était pas un groupe constitué, mais plutôt une bande d’amis qui avaient les mêmes idées. Surtout Combas, qui est lui aussi de Sète. Je le connais depuis mes 15 ans ! On avait qu’une seule envie : faire des images ». Le mouvement, qui marque un retour à la figuration, est pensé en réaction aux courants conceptuel ou minimaux des années 1970. Et puise dans les formes d’expression de la culture populaire, avec la volonté d’abolir la hiérarchie de valeurs entre « culture noble » et « sous-culture ».
La Figuration libre, c’était une attitude. On ne voulait pas d’appareil, on n’était pas un groupe constitué, mais plutôt une bande d’amis qui avaient les mêmes idées.
Hervé Di Rosa
Michel Gauthier, commissaire de l’exposition « Hervé Di Rosa. Le passe-mondes » analyse : « Pour Di Rosa, la peinture figurative est alors aux beaux-arts ce que le rock est à la musique. C’est-à-dire un biais pour renouer non avec une histoire picturale qu’auraient interrompue le formalisme et le conceptualisme mais avec celle, complexe, qui, tout au long du 20e siècle, de Dada à CoBrA en passant par Jean Dubuffet, a marqué le refus de la légitimité des hiérarchies artistiques et de l’absolutisme du Grand Art. » Moment éphémère, la Figuration libre marque son époque, grâce néanmoins à l’exposition « 5/5 : figuration libre, France-USA », qui fait sensation fin 1984. Au Musée d'art moderne de la ville de Paris, les œuvres de Boisrond, Combas ou Di Rosa viennent ainsi percuter celles de Jean-Michel Basquiat, Keith Haring ou Kenny Scharf. Des artistes emblématiques de la scène new-yorkaise que Di Rosa connaît bien pour les avoir côtoyés dès 1983. Cette année-là, c’est grâce à une bourse de la villa Médicis que l’artiste débarque dans la mégapole. Nourri aux comics et au punk-rock (« mon héros, c’est Alan Vega, de Suicide »), il vit alors un rêve éveillé : « Je rencontre Julian Schnabel, Francesco Clemente… Je croise Basquiat aussi, qui était dans une bande différente. Et puis Keith Haring, dans son petit atelier de l’East Village. Il commençait à peine à peindre… ». En 1984, Di Rosa expose chez l’influent galeriste Tony Shafrazi, l’un des « découvreurs » de Basquiat. Il a 25 ans.
À New York, je rencontre Julian Schnabel, Francesco Clemente… Je croise Basquiat aussi, qui était dans une bande différente. Et puis Keith Haring, dans son petit atelier de l’East Village.
Hervé Di Rosa
Mais les excès narcotiques, puis l’épidémie de sida, auront raison des élans d’une jeunesse qui voulait tout vivre. Di Rosa revient en France, à Sète : « En 1986, j’ai eu un enfant, et la vie a changé », résume-t-il simplement. De ses années américaines, qui font désormais partie de sa légende, il dit : « Ça été très formateur, mais j’ai compris que l’art américain est un peu prédateur. C’est du pur business. Je ne regrette rien, c’est du passé ! ». Et il ajoute, goguenard : « Pour les jeunes d’aujourd’hui, les années 1980, c’est un peu ce que représentaient les années 1950 pour moi à l’époque ! ».
Aujourd’hui, l’artiste sexagénaire savoure le présent : « Cette exposition au Centre Pompidou, c’est très important. Ma dernière expo dans un musée parisien c’était en 1987, au Musée d’art moderne de la ville de Paris ». En une trentaine de pièces, et grâce à une généreuse donation de l’artiste, « Hervé Di Rosa. Le passe-mondes » propose une plongée dans l’univers exubérant et fantastique d’un artiste à l’esprit voyageur. Di Rosa : « Trente pièces, c’est un peu frustrant, mais c’est un bel aperçu. Nous sommes partis de Diropolis, la peinture que le Musée avait achetée en 1985, et avons ajouté une pièce de la plupart des étapes de mon tour du monde ». Car depuis les années 1990, l’artiste parcourt le globe à la recherche de techniques et d’artisans méconnus pour nourrir et renouveler sa pratique. Il raconte : « À la fin des années 1980, j’avais l’impression de tourner en rond. C’était le début de la mondialisation, on commençait à pouvoir voyager plus facilement, les pays s’ouvraient… C’était une époque bénie ! » L’artiste fait sa valise et démarre alors un transit artistique qui va durer presque trois décennies.
À la fin des années 1980, j’avais l’impression de tourner en rond. C’était le début de la mondialisation, on commençait à pouvoir voyager plus facilement, les pays s’ouvraient… C’était une époque bénie !
Hervé Di Rosa
Porto-Novo, Addis-Abeba, Durban, La Havane, Mexico, Foumban, Miami, Tunis, Séville… Dans chaque ville, il s’installe un temps, travaille avec les artistes locaux, et irrigue ses travaux de techniques nouvelles. À Kumasi, au Ghana, il fait ainsi une longue halte dans l’atelier de Kwame Akoto, alias Almighty God, un artisan-artiste local qui réalise des enseignes commerciales. Azulejos au Portugal, travail de la nacre au Vietnam, sculpture du bois au Cameroun, tissage de perles en Floride… Di Rosa avale tout : « J’avais besoin d’apprendre et de comprendre », résume-t-il. Avant d’ajouter : « Je ne travaille qu’avec des artisans qui ont pignon sur rue, et je les paie, un peu comme on paierait un violoniste ou un contrebassiste pour faire partie d’un orchestre. Ces artisans tendent à tordre mes images vers les leurs, et c’est là que ça m’intéresse. Dans la main, il y a une pratique, un sens. » Di Rosa retrouve aussi cet esprit de collectif qu’il aime tant, et qui l’a toujours porté. Un tour du monde quand on n’aime pas voyager, c’est quand même un comble ? Di Rosa précise : « Le tourisme, ce n’est pas pour moi. J’aime déplacer mon atelier, aller quelque part pour y faire quelque que chose… Je n’aime pas aller quelque part juste pour aller quelque part ! Ce qui m’intéresse, ce sont les lieux ».
S’il a parcouru le globe, l’artiste reste pourtant ancré à jamais à Sète. En 2000, il ouvre ainsi dans sa ville natale le MIAM, le Musée international des arts modestes. Les « arts modestes », une jolie trouvaille pour rassembler toutes les œuvres issues des champs de la création populaire. Dans son musée, dont il assure le commissariat, Di Rosa présente aussi son incomparable collection de figurines et d’action figures : animes (l’artiste est un « fana » de la saga manga One Piece, dont il regarde l’adaptation en série : « J’en suis au 387e épisode ! », s’exclame-t-il), superhéros ou bidules publicitaires. Comment définir l’art modeste ? « C’est un regard différent sur les objets et les images populaires. Avec le MIAM, mon idée était de faire connaître les sources. Car depuis l’après-guerre, les artistes puisent dans les arts populaires et modestes. J’ai énormément de respect pour ceux qui dessinent les prototypes des figurines. Ils sont très bons ! Et j’ai même parfois plus d’attrait pour ce genre de sculpture que pour la sculpture contemporaine ». Di Rosa voit une filiation directe entre le travail de ces modélistes de l’industrie de la pop culture et le sien : « La figurine, c’est la création d’un personnage… Moi, depuis tout petit, je crée des personnages qui sont comme un alphabet et qui me permettent de raconter une histoire, une image. »
La figurine, c’est la création d’un personnage… Moi, depuis tout petit, je crée des personnages qui sont comme un alphabet et qui me permettent de raconter une histoire, une image.
Hervé Di Rosa
Les prochaines expositions du MIAM ? « Un événement autour de la peinture commerciale, qui présentera des œuvres de l’artiste américaine Margaret Keane (dont la vie a fait l’objet d’un film, Big Eyes, signé Tim Burton en 2015, ndlr), de l’Italien Giovanni Bragolin, ou de Vladimir Tretchikoff », assure Di Rosa. « Ce peintre russe est assez méconnu, mais dans les années 1960, il était exposé dans les magasins Harrods à Londres et vendait plus que Picasso ! ». Et Di Rosa de conclure avec enthousiasme : « Tous les jours que Dieu fait, il y a des continents entiers de la création qui ne sont pas montrés. » ◼
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Portrait de Hervé Di Rosa, Paris, février 2024
Photo © Julie Ansiau