Jonathan Coe : « L’œuvre de Terence Davies est l’une des plus poétiques de toute l’histoire du cinéma anglais. »
Dans son célèbre livre d’entretiens avec Alfred Hitchcock publié dans les années soixante, François Truffaut soulevait une question qui n’a jamais cessé de hanter les cinéastes britanniques, génération après génération. « On peut se demander, interrogeait-il sans ambages, s’il n’y a pas une certaine incompatibilité entre le mot cinéma et le mot Angleterre. » Selon sa théorie, beaucoup de caractéristiques nationales — « la campagne anglaise, la vie paisible, la routine solide » seraient « antidramatiques » et en contradiction avec « la stylisation plastique » et même « la stylisation des acteurs ». Indéniablement, trop de films britanniques d’hier ou d’aujourd’hui sont loin d’utiliser pleinement la diversité de techniques qui permettent de créer une œuvre narrative éminemment cinématographique. Ils s’apparentent plutôt à ce qu’Hitchcock lui-même qualifiait avec un certain mépris de « photos de gens qui parlent ». Il est également vrai que bien souvent, la poésie n’est pas leur fort. Mais il existe quelques magnifiques exceptions à la règle : parmi elles, sans aucun doute, figure le cinéma du regretté Terence Davies.
L'œuvre de Terence Davies est d’une profonde poésie, c’est celle de quelqu’un dont le vocabulaire narratif est intrinsèquement lié à sa passion sincère et à sa compréhension de ce qu’est le cinéma.
Jonathan Coe
Ses films sont tout sauf des pièces télévisuelles portées sur grand écran. Ses adaptations filmées (La Bible de néon, par exemple, ou Chez les heureux du monde) ne sont pas des transcriptions de textes littéraires. Son œuvre est d’une profonde poésie, c’est celle de quelqu’un dont le vocabulaire narratif est intrinsèquement lié à sa passion sincère et à sa compréhension de ce qu’est le cinéma. C’est particulièrement évident dans la façon dont la musique interagit avec les images. Terence Davies a vécu les dernières années de sa vie dans un minuscule cottage au cœur d’un petit village idyllique de la campagne de l’Essex, et il adorait la musique classique anglaise du début du vingtième siècle. Quand il reprend des morceaux de Vaughan Williams dans Les Carnets de Siegfried, ou de George Butterworth dans Une longue journée qui s’achève, c’est d’une beauté à couper le souffle. Je suis moi-même tombé amoureux des films de Terence Davies il y a près de quarante ans, au moment où sa première Trilogie passait à la télévision. J’avais été subjugué par une longue séquence dans laquelle il ne se passait presque rien : à bord d’un bus, le personnage principal parcourait les rues de Liverpool (filmées avec l’âpreté du noir et blanc) tandis que jouait un air d’une mélancolie indicible, un solo de cor anglais, me semble-t-il. Je n’avais jamais rien vu de tel, et je n’ai jamais oublié le dépouillement de ce passage, sa simplicité bouleversante.
Cette intense nostalgie est l’une des marques de fabrique du cinéma de Terence Davies, et c’est pourtant paradoxal car, en privé, il pouvait se montrer le plus gai et le plus espiègle des hommes. Il aimait volontiers jaser et provoquer, toujours prompt à faire des commentaires caustiques sur les films de ses contemporains. En dépit de sa grande connaissance de la musique classique et de sa capacité à réciter de mémoire des pages entières de poésie anglaise (il se plaisait parfois à le faire sur les tournages, en lieu et place d’indications aux acteurs), ses propres goûts cinématographiques étaient tout sauf austères. Peu de temps avant sa mort, le magazine Sight and Sound lui a demandé de dresser sa liste des dix meilleurs films de tous les temps. A-t-il choisi Le Cuirassé Potemkine, Rashōmon ou Le Septième Sceau ? Que nenni. Il a préféré, entre autres, deux films de Doris Day, deux comédies britanniques d’après-guerre, mais aussi All About Eve de Mankiewicz (« parce qu’il y a Bette Davis ! »), et La Possédée de Curtis Bernhardt (« parce qu’il y a Joan Crawford ! »).
L’œuvre de Terence Davies n’est pas seulement l’une des plus poétiques de toute l’histoire du cinéma anglais : c’est également, sans l’ombre d’un doute, la plus triste.
Jonathan Coe
Difficile de ne pas en conclure que l’amour de Terence Davies pour le cinéma était directement lié à ses souvenirs d’enfance : les films de l’époque, mais surtout le fait de les regarder en compagnie de sa mère, qu’il adorait et dont la mort lui a laissé un chagrin permanent, inextinguible. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, lors d’un dîner où nous étions placés côte à côte, et je garde en mémoire un soirée follement divertissante, même s’il arrivait de temps à autre qu’une colère enfouie ressurgisse, lorsqu’il évoquait son combat perpétuel pour faire financer ses projets. Dans ses films, cependant, les séquences comiques sont rares… très rares. L’œuvre de Terence Davies n’est pas seulement l’une des plus poétiques de toute l’histoire du cinéma anglais : c’est également, sans l’ombre d’un doute, la plus triste. Et pourtant, en dépit de l’incommensurable vague à l’âme qui traverse ses films, le talent méticuleux de Terence Davies était tel qu’au bout du compte, le spectateur n’en ressort pas abattu, mais exalté. ◼