Skip to main content
Martin Barré, "67-Z-26-70×53 (Zèbres)", 1967 - repro oeuvre

La ligne radicale de Martin Barré

Martin Barré est l’une des figures majeures de l’abstraction picturale de la seconde moitié du 20e siècle. Le Centre Pompidou rend hommage au peintre nantais disparu en 1993 avec une rétrospective-événement. Immanquable.

± 5 min

Martin Barré (1924-1993), l’une des figures majeures de l’abstraction picturale de la seconde moitié du 20e siècle, commence à exposer au milieu des années 1950. Légèrement plus jeune que Pierre Soulages, il appartient à la génération de Simon Hantaï, Jesús Rafael Soto, François Morellet, pour s’en tenir à la scène française, ou, pour avoir une vision plus internationale, d’Ellsworth Kelly. Sa peinture se signale dans le Paris d’alors parce qu’elle échappe aux deux grands styles qui se partagent la production picturale abstraite. Elle n’est en effet ni lyrique, ni géométrique. Elle se situe ailleurs. Ainsi recèle-t-elle d’emblée une singularité que l’exposition du Centre Pompidou, par sa sélection d’œuvres, entend souligner. J’ai toujours été frappé de constater à quel point les tableaux de Barré de cette première période se distinguaient radicalement des œuvres des peintres abstraits français de l’époque. Cette singularité a sans doute nui à sa reconnaissance par l’institution française, mais séduit les musées américains. Plusieurs de ses peintures y font, dans la seconde moitié des années 1950, leur entrée, dix ans avant que sa première peinture ne soit acquise par une collection publique française. Les musées français ont depuis rattrapé leur retard. Le Centre Pompidou possède une vingtaine d’œuvres de Barré.

 

Si la peinture de Barré n’est ni lyrique, ni géométrique, c’est bien sûr qu’elle répugne à être simplement le sismographe de la psyché ou des états d’âme de l’artiste ; c’est aussi, et la chose est capitale, que les formes l’intéressent moins que l’espace.

 

 

Si la peinture de Barré n’est ni lyrique, ni géométrique, c’est bien sûr qu’elle répugne à être simplement le sismographe de la psyché ou des états d’âme de l’artiste ; c’est aussi, et la chose est capitale, que les formes l’intéressent moins que l’espace. Les premières toiles de l’exposition du Centre Pompidou montrent comment les formes que Barré dit y introduire « imprudemment » vont se dissoudre pour permettre à l’espace pictural d’apparaître comme tel. Au tournant des années 1960, il trouve la solution : la marque picturale qui n’est pas une forme et fait advenir l’espace, c’est la ligne. Aussi va-t-il confier le destin de sa peinture à la ligne de 1960 à 1967. Il réalise durant ces années un ensemble de peintures superlatives.

Pour conjurer tout risque d’expressivité il trace les lignes tout d’abord directement au tube, puis, à partir de 1963, à la bombe aérosol. Il a été frappé par les graffitis dans les couloirs du métro parisien. Ces « bombes » sont ses toiles les plus célèbres, celles avec lesquelles son œuvre tend même parfois à être confondue, un peu injustement car les peintures au tube qui les précèdent ne sont pas moins radicales, tout comme les séries de la décennie suivante. En outre, comme si l’artiste avait atteint avec les « bombes » une limite indépassable, il va abandonner la peinture durant plusieurs années. Ces toiles ont acquis dans notre imaginaire artistique, notamment celui des peintres des générations ultérieures, quelque chose d’un absolu pictural que peu d’autres œuvres — les Black Paintings de Frank Stella ou d’Ad Reinhardt, les Tagli de Lucio Fontana ou les monochromes d’Yves Klein, pour s’en tenir à des œuvres de la même période — peuvent revendiquer.

 

Barré va revenir à la peinture, en 1972, pour réaliser jusqu’en 1977 plusieurs séries de peintures qui, à la raréfaction, substituent l’excès. Peintures totalement hors normes, faites de grilles qui, après avoir été tracées, vont être plus ou moins hachurées, puis voilées, puis retracées, décalées et ainsi de suite.

 

 

Pourtant Barré va revenir à la peinture, en 1972, pour réaliser jusqu’en 1977 plusieurs séries de peintures qui, à la raréfaction, substituent l’excès. Peintures totalement hors normes, faites de grilles qui, après avoir été tracées, vont être plus ou moins hachurées, puis voilées, puis retracées, décalées et ainsi de suite. Peintures réglées autant que déréglées, à coup sûr sans équivalent dans la modernité picturale de l’époque. Une vision superficielle les apparenterait au goût du système qui, dans la mouvance structuraliste, fut celui des années 1970. Il n’en est rien. Avec ces toiles, le système, le code, s’exhibe pour mieux révéler ses limites. Là réside cette dimension d’ironie dialectique qui habite la pensée picturale de Barré. Dès les années 1960, ce qu’on pourrait appeler la tournure négative se manifeste d’ailleurs dans son œuvre : la ligne tracée est parfois raturée, biffée par une autre ligne.

Sous leur apparente raison géométrique et chromatique, les dernières séries, qui scandent les années 1980 et le début de la décennie suivante, jusqu’à la disparition de l’artiste en 1993, se révèlent être de déconcertants objets de réflexion et de contemplation. Les ultimes séries jouent de la place de la figure-couleur dans le champ pictural et, pour certaines d’entre elles, de leur position sur le mur. La question de l’espace sera ainsi restée tout le temps centrale. Avec leurs fonds aux blancs subtilement cassés, ces peintures sont d’une troublante beauté. Comme l’a éloquemment écrit Yve-Alain Bois, professeur à Princeton et principal commentateur de l’œuvre de Barré, la manifestation du code n’y a « pour fonction que de vous ramener (en deçà du code) sur la singularité du tableau et (au-delà du code) sur la seule série qui importe, à savoir la peinture elle-même ». 

 

Je ne peins pas des Vénus ou des pommes, ou mon dernier rêve ou celui que je pourrais faire. Je peins de peintures, des propositions picturales, des questions sur/à la peinture.

Martin Barré

Au début du parcours de l’exposition du Centre Pompidou est accroché un tableau de 1955 montrant en son centre une forme quadrangulaire, constituée d’une accumulation de marques de différentes couleurs, que des lignes arriment aux bords. Sur la dernière cimaise, une toile avec deux quadrangles, un vert, un rouge, placés sur le bord inférieur. Au fond, l’exposition essaye de donner à voir et à comprendre le mouvement qui, dans la peinture de Barré, en un peu moins de quatre décennies, s’opère, au gré de multiples péripéties, depuis le centre, où la forme se pose habituellement pour affirmer son autorité, vers les bords, là où se fait sentir l’espace tout à la fois interne et externe. 

 

L’œuvre de Matin Barré propose, à l’œil et à l’esprit, une expérience sans égale. ◼