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Le Centre Pompidou &... Grégory Chatonsky

Il est l'une des figures pionnières du net art. Vidéaste, plasticien, Grégory Chatonsky a notamment exposé au Palais de Tokyo ou au festival Hors Pistes, a enseigné au Fresnoy et a été chercheur à l’École normale supérieure. Depuis la fin des années 2000, il s'intéresse de près aux potentialités de l'intelligence artificielle — domaine qu'il explore cet été au Havre avec le projet « La ville qui n'existait pas »*. Rencontre avec un artiste dont la vie toute entière est liée au Centre Pompidou.

± 5 min

Pour Grégory Chatonsky, tout s'est décidé un jour de 1985, au Centre Pompidou. Adolescent, il visite, seul, une exposition devenue depuis mythique : « Les Immatériaux ». Conçu sous le commissariat du théoricien du design Thierry Chaput et du philosophe Jean-François Lyotard au sein du Centre de création industrielle (CCI), ce projet interdisciplinaire de grande ampleur était consacré aux transformations que connaissait le monde postmoderne, sous l'influence des nouvelles technologies, dans son rapport à la matière, à la connaissance et à la communication. Cette manifestation liait ainsi science, art, philosophie et architecture autour de cinq thématiques (« matière », « matériau », « maternité », « matériel » et « matrice »). Ces jours-ci, « Beyond Matter », un projet de recherche européen entreprend même de lui redonner vie, en la recréant virtuellement en ligne. Et jusqu'au 30 octobre, une salle lui est consacrée au Musée. Bien qu’encore méconnue, cette exposition compte parmi les jalons marquants de l’histoire du Centre Pompidou. Foisonnante, déroutante, avant-gardiste, « Les Immatériaux » a durablement marqué toute une génération de jeunes artistes — dont Grégory Chatonksy. Au point de sceller son destin. Rencontre.

« J’ai grandi à Paris, non loin du Centre Pompidou. Mon premier contact s’est fait en 1981. J’ai 10 ans, et  je fais partie d’une classe « art et culture », un programme qui permet aux élèves d’y réaliser des projets. À l’époque, l’une des caractéristiques du Centre était de rapprocher industrie et art, grâce au CCI, le Centre de création industrielle. Avec ma classe de CM2, j’ai donc accès pendant une année au matériel du service audiovisuel, des machines professionnelles, des caméras Sony de type U-matic (les premiers formats analogiques de cassettes vidéo à bande magnétique, ndlr), des tables de montage dernier cri, etc. Les studios se trouvaient au sous-sol. Je suis totalement fasciné. Je décide alors de réaliser mon premier film, une vidéo qui mettait en scène une femme, à la Bibliothèque publique d'information. Elle lisait un livre et ne parvenait plus à distinguer la fiction de la réalité. Je ne l’ai malheureusement jamais terminé mais le scénario était, disons, « prometteur » !

 

Mon second contact avec le Centre a décidé de ma vocation et de ma vie. En 1985, j’ai 14 ans et je sèche les cours. Je suis dans le milieu alternatif, je fais des pochoirs et je traîne dans les squats de Montreuil et du 20e, mes parents sont très compréhensifs… Avec mes amis, on se retrouve près de la fontaine des Innocents où se rassemblent les bandes, celle de Farid, qui fut l’un des premiers skins de France, d’origine algérienne, les Del Vickings et tant d’autres. Depuis tout petit, ma mère m’emmène voir des expos régulièrement, et à cette époque je sais déjà que je veux devenir artiste.

 

Ce jour de 1985, c’est donc seul que je visite « Les Immatériaux ». Je ne comprends pas grand-chose, mais comme je suis quelqu’un qui est attiré par ce qu’il ne comprend pas, je reste trois ou quatre heures à déambuler dans les espaces… Cette accumulation racontait un monde en train de naître, et je m’y trouvais comme chez moi !

Grégory Chatonsky

 

Ce jour de 1985, c’est donc seul que je visite « Les Immatériaux ». C’était assez bizarre, tout était très dense. La scénographie était novatrice, avec un casque audio et beaucoup de textes. Je ne comprends pas grand-chose, mais comme je suis quelqu’un qui est attiré par ce qu’il ne comprend pas, je reste trois ou quatre heures à déambuler dans les espaces… Cette accumulation racontait un monde en train de naître, et je m’y trouvais comme chez moi ! Je me souviens particulièrement d’une version du Scribe accroupi, cette statue égyptienne que j’avais souvent vue au Louvre, et qui était l’une de mes premières émotions esthétiques. Après l’expo, j’ai marché longuement dans les rues du Marais, et puis j’ai décidé que c’était exactement ce que je voulais faire de ma vie ! À l’époque je n’étais du tout geek, mais mon frère aîné, qui était bon en sciences, avait l’un des premiers ordinateurs, un Sinclair ZX81, apparu avant même le Macintosh. Après, j’ai fait des études d’art plastique, puis de philosophie, et j’ai été l’un des derniers élèves de Jean-François Lyotard, avec lequel j’ai commencé ma maîtrise (il est décédé en 1998, ndlr). C’est une figure qui a été cruciale pour moi, notamment son livre L’Inhumain. Il m’a donné le goût d’une relation paradoxale entre art, technique et philosophie.  

Au Centre Pompidou, grâce à l’Ircam, je découvre alors Internet… et c’est un nouveau monde qui s’ouvre. Personne n’avait de connexion à l’époque !

Grégory Chatonksy

 

Un troisième moment m'a marqué, en 1994 ou 1995. Je fais un stage au Centre Pompidou avec le théoricien de l’art Norbert Hillaire, qui avait à l’époque la mission de relancer Traverses, la revue du CCI qu’ado je lisais avec passion. C’est là que j’ai découvert les premiers textes de Bernard Stiegler, notamment. Au Centre Pompidou, grâce à l’Ircam, je découvre alors Internet… et c’est un nouveau monde qui s’ouvre. Personne n’avait de connexion à l’époque ! Il n’y avait qu’une seule police de caractères, et les images mettaient cinq minutes à s’afficher, mais j’ai tout de suite l’intuition que cela va affecter l’ensemble de la société. Il faut bien comprendre qu’à ce moment-là, beaucoup de gens en France pensaient que l’avenir, c’était le Minitel ! Quelques années plus tard, alors que je termine les Beaux-Arts, je fais un nouveau stage au Centre. Alors que le bâtiment est en travaux, au tournant des années 2000, je suis chargé de mettre en place, d’un point de vue graphique, le site Internet, en relation avec Ruedi Baur, qui repense l’identité visuelle du Centre Pompidou. 

 

Je suis véritablement un enfant du Centre Pompidou, comme si un bâtiment pouvait enfanter des existences. 

Grégory Chatonsky


Je suis véritablement un enfant du Centre Pompidou, comme si un bâtiment pouvait enfanter des existences. Il y eu d’autres émotions fortes, les « Magiciens de la Terre » en 1989, ou l’exposition de Pierre Huyghe en 2013. Mais des « Immatériaux », je garde un souvenir émerveillé et déterminant. Cette exposition est à l’origine de tout ce que je fais aujourd’hui. J'ai tissé des liens d'amitié avec certains de ses participants et en particulier Jean-Pierre Balpe, qui était en charge de la partie littéraire. « Les Immatériaux » ont marqué beaucoup de gens, mais il y a finalement peu d’héritiers. Si on en comprend aujourd’hui l’importance, c’est aussi parce que ce sont les étrangers qui s’y intéressent. En France, il y a souvent un certain mépris, voire une méfiance institutionnelle envers la « basse technique » du fait de la division entre arts mécaniques et libéraux. L’héritage des « Immatériaux » est encore à venir — et à trahir. » ◼