Le Centre Pompidou &... Yannick Haenel
« Les tableaux de Bacon […] possèdent une force ténébreuse, voire démoniaque, qui leur procure une aura de séduction ambiguë ; celui qui se laisse captiver accède à des lieux où la vérité se dénude, mais il en paie le prix : toute vérité vous sacrifie. » Œdipe et le Sphinx d'après Ingres ; Eau s'écoulant d'un robinet ; Nu féminin se tenant dans l'embrasure d'une porte ; Trois études de figures au pied d'une crucifixion : une nuit durant, Yannick Haenel va se confronter aux toiles habitées de Francis Bacon, enfermé volontaire dans l'exposition « Bacon en toutes lettres » (2019), une lampe torche à la main. D'abord frappé par une violente migraine ophtalmique, l'écrivain retrouve ses esprits (et la vue), pour finalement faire l'expérience de la fureur et de la beauté.
On croit qu’on regarde la peinture, mais c’est soi-même qu’on scrute éperdument.
Yannick Haenel, Bleu Bacon (2024)
Bleu Bacon (Stock) n'est pas une exégèse de l'œuvre du peintre irlandais, mais bien un voyage en illuminations : « Je veux trouver les mots pour dire la béance que les tableaux de Bacon ouvrent en moi ; je raconte l'aventure de leurs impacts : la peinture agit sur mon système nerveux, elle modifie mes perceptions et influe sur ma vie. J'imagine qu'il en est en même pour vous : la peinture n'est pas figée, c'est un acte aux conséquences instantanées, comme l'amour. » Si Yannick Haenel n'a pas hésité une seconde pour tenter cette expérience troublante, c'est aussi parce qu'au-delà de sa fascination pour le peintre irlandais, le Centre Pompidou revêt une signification particulière pour l'écrivain, auteur d'une dizaine de romans dont Cercle (2007), Jan Karski (2009, prix Interallié) ou Tiens ferme ta couronne (2017, prix Médicis). Rencontre.
« Début 2019, Alina Gurdiel, l’éditrice de la collection Ma nuit est au musée, est venue me voir. Elle savait que se préparait pour l’automne cette rétrospective consacrée à Francis Bacon, et elle avait lu mon livre La Solitude Caravage (2019, ndlr). Elle savait que je m’intéressais à la peinture, et à Bacon en particulier. J’ai un rapport assez ambivalent avec les œuvres du peintre, entre rejet terrifié et passion absolue. J’ai immédiatement accepté de me lancer. Le projet était pourtant intimidant : cela supposait de s’inscrire dans une généalogie littéraire qui va de Marguerite Duras à Hervé Guibert en passant par Michel Leiris ou Philippe Sollers.
Bleu Bacon est une expérience de saisissement. C’est aussi un défi personnel, quasi psychique — la question était pour moi de savoir si j’allais tenir face à la peinture de Bacon, qui relève d’une forme de sorcellerie. L’idée de me rendre disponible, de mobiliser des mots pour retranscrire l’émotion et qualifier ce que je voyais me plaisait. Il s’agit en fait de l’humble exercice que je fais inconsciemment chaque fois que je suis face à un tableau — je ne suis pas historien de l’art. Je voulais rendre compte, comme dit Delacroix, de ce "pont mystérieux" qui s’établit entre une œuvre et le regardeur. Durant cette nuit à Beaubourg, j’ai griffonné une quarantaine de pages hirsutes dans un petit carnet qui me servait de bouclier face aux tableaux. L’écriture comme une arme, pour ne pas me laisser kidnapper, et arriver à me situer dans ce lieu dont le commissaire de l'exposition, Didier Ottinger, avait préalablement établi le "cadastre"… Un lieu entre littérature et peinture : un corridor enchanté.
Quand je suis venu à Paris après mon agrégation, j’avais 22 ans, et Beaubourg était pour moi le centre névralgique de la capitale. Ce bâtiment, avec son tube transcendant dont on ne se lasse pas, symbolisait la modernité, Baudrillard, Foucault, Barthes – mes premières lectures à la Bibliothèque publique d'information (Bpi). J’y aimais la proximité des livres, les grandes tables de travail et la lumière venant des baies vitrées. Plus tard, devenu professeur dans un collège de Mantes-la-Jolie, j’allais à la bibliothèque le soir, pour écrire — elle fermait très tard. Et puis l’année dernière, alors que je finissais Bleu Bacon, j’ai ressenti le besoin de retourner sur "les lieux du crime"… Les deux derniers mois de l’écriture du livre, j’ai passé énormément d’après-midis à la Bpi, à vérifier les références qui parsèment mon récit. Il faut dire qu’il y a un rayon entier de livres en français consacrés à Bacon, et tous les tomes du catalogue raisonné ! Mon livre avait commencé par une nuit folle à Beaubourg, il s’est achevé bien tranquillement à la Bpi.
Quand je suis venu à Paris après mon agrégation, j’avais 22 ans, et Beaubourg était pour moi le centre névralgique de la capitale. Ce bâtiment, avec son tube transcendant dont on ne se lasse pas, symbolisait la modernité, Baudrillard, Foucault, Barthes.
Yannick Haenel
Ce que j’aime à Beaubourg, c’est que les expositions n’ont pas peur d’être exigeantes, on en est nourri. Je suis venu voir trois fois la rétrospective consacrée à Baselitz, un peintre que je connaissais peu. Je n’avais jamais vu de tableaux “en vrai”, et j’ai été ébahi. Il y avait là un parcours artistique et intellectuel qui se déployait. J’ai été frappé par l’immensité extravagante de ce peintre qui invente des espaces – n’est-ce pas une définition de la peinture ? Lors d’une de mes visites, j’étais avec ma fille de 14 ans. Au début, elle n’était pas franchement intéressée — Baselitz, c’est un peu rugueux — et puis une toile lui a plu : on y voyait des giclures violacées, on devinait une femme. C’était la femme du peintre. J’ai aussi aimé l’exposition consacrée à Gérard Garouste. Cet enchaînement quasi labyrinthique de salles, c’était une vie qui se donnait… On ressentait vraiment quelque chose du secret mystique qui anime le peintre. Je garde aussi un souvenir ébloui de la rétrospective Cy Twombly.
Cérébralement, Beaubourg, est proche de la manière que j’ai d’occuper mon esprit. Freud dit que l’inconscient pourrait être une carte de Rome, eh bien, mes moments de travail ont la forme de Beaubourg.
Yannick Haenel
Je viens souvent voir la collection, et parfois je passe des après-midis entiers dans les salles du Musée national d’art moderne. J’y vais toujours seul, avec un carnet. Je prends des notes. J’aime aller voir Marguerite au chat noir de Matisse comme on rend visite à un membre de sa famille. Je me tiens devant Alice, cette grande femme verticale signée Balthus. Je reste devant le triptyque sur fond jaune Three Figures in a Room de Bacon, forcément. Beaubourg est un lieu propice au voyage, c’est un lieu fondé sur le mouvement, et j’aime cette idée “d’étagement”. C’est comme ça que je pense et que j’écris. Cérébralement, Beaubourg, est proche de la manière que j’ai d’occuper mon esprit. Freud dit que l’inconscient pourrait être une carte de Rome, eh bien mes moments de travail ont la forme de Beaubourg. » ◼
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Yannick Haenel dans l'exposition « Bacon en toutes lettres » en 2019.
© Photo Khanh Renaud