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Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, citoyens et cinéastes

Faillite des démocraties, violence systémique, délitement des liens entre les êtres humains : les films de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval s'attachent à raconter le réél de nos sociétés en offrant au public des œuvres-monde. À l'occasion de la rétrospective qui leur est consacrée, la chercheuse Nicole Brenez se penche sur le travail de ce duo de cinéma.

± 4 min

Nous sommes en 1942. En pleine guerre, Simone Weil rédige une « Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain ». « La réalité de ce monde-ci est composée de différences. Des objets inégaux y sollicitent inégalement l’attention. Un certain jeu de circonstances ou un certain attrait proposent la personne de quelques êtres humains à l’attention. Par l’effet de circonstances différentes et d’un certain manque d’attrait, d’autres êtres demeurent anonymes. Ils échappent à l’attention, ou, si elle est dirigée sur eux, elle ne distingue que des éléments d’une collectivité. L’attention qui habite entièrement ce monde est entièrement soumise à l’effet de ces inégalités, et peut d’autant moins y être soustraite qu’elle ne le discerne pas. »

 

En images et en sons, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval relèvent la réflexion de Simone Weil pour le monde de l’après 1989. Le contexte dans lequel ils travaillent à élaborer une Attention équitable et intégrale, une pleine et entière égalité dans l’attention portée à l’ensemble du vivant, est celui d’un long glissement des peuples européens vers l’extrême-droite ; des manquements et trahisons quotidiennes de l’Europe institutionnelle ; de la faiblesse et la faillite des démocraties face à des entités économiques devenues plus puissantes qu’elles.

 

Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval prennent en charge ce qui, en tant que citoyens et cinéastes, les concerne directement : la violence des démocraties, incapables d’honorer leurs propres valeurs.

 

 

Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval prennent en charge ce qui, en tant que citoyens et cinéastes, les concerne directement : la violence des démocraties, incapables d’honorer leurs propres valeurs. Ils en traitent d’abord au titre d’une violence systémique : La Question humaine (2007) explore les sombres liens entre l’administration capitaliste des êtres humains (le « management ») et le nazisme, bien avant que Johann Chapoutot — qui prend soin de saluer le film — ne confirme le caractère factuel et génétique de ce rapprochement dans son ouvrage Libres d’obéir (2020). Dès La Question humaine, s’engage celle des clandestins (« sept millions interceptés depuis le début de l’année  »), qui progressivement s’étend à l’ensemble de l’œuvre. Car accéder à une attention intégrale suppose au moins trois exigences.

 

Premier impératif : considérer les phénomènes aussi amplement, largement et multiplement que possible. Les films de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval offrent des œuvres-monde, soit parce qu’ils parcourent physiquement la terre dans sa diversité (les voyages intercontinentaux collectant les survivances des musiques juives dans Chants de sable et d’étoiles, 1996, les chantiers palingénésiques dans Nous disons révolution, 2021) ; soit parce que soudain un site particulier attire des flux venus de partout, tel Calais dans L’Héroïque Lande (2018) et Fugitif, où cours-tu ? (2018) ; soit parce qu’un être à lui seul concentre les lignes de fracture d’un conflit international, à l’instar de Juliano Mer Khamis, le fondateur assassiné du Freedom Theater à Jénine (« Hamlet est du parti des offensés », Hamlet en Palestine, 2017). Et, même si leur cinéma évite le messianisme et l’espoir indu, on voit bien qu’il accueille avec joie l’improbable des rencontres, comme ce hazzan (chantre juif) et ce muezzin, capables de célébrer ensemble en terrain soufi (Chants de sable et d’étoiles).

Deuxième impératif: comme chez Karl Marx, penser le monde à partir des plus démunis, exclus, refoulés, violentés, oubliés – qu’ils soient humains, animaux, paysages, idéaux et même mots. Les sans-abris de Paria (2000), les sans-papiers de La Blessure (2004), les clandestins de Low Life (2012), les migrants dans les documentaires récents : Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval réalisent des films comme ils construiraient pour chacun d’entre eux un monde provisoire, reproductible, transportable et qui symboliquement leur appartient tout entier.

 

Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval réalisent des films comme ils construiraient pour chacun d’entre eux un monde provisoire, reproductible, transportable et qui symboliquement leur appartient tout entier.

 

 

Troisième impératif: appréhender les êtres à partir de l’inimaginable. Inimaginables de la souffrance, de l’expérience réellement vécue, de la singularité impartageable. Tous les outils s’avèrent alors légitimes, tout fait arsenal : à commencer par les consignes envoyées par les êtres eux-mêmes, tels l’adamantin « Quelqu’un qui te dit: "viens on te filme", cette personne t’a déjà vendu », formulé par un souriant vendeur de fleurs sur le port de Barcelone (dans Nous disons révolution). À continuer par les images que réalisent les sujets filmés, parfaitement capables de tisser leur propre histoire (L’Héroïque Lande). Mais aussi, la musique et la danse, ces autres langages, ces autres états de l’exister, capables d’en remontrer au monde administré par leur puissance énergétique et fusionnelle, que ce soit sur le mode de la brèche et du fragment (passim) ; ou en devenant le sujet même des films (Mata Atlântica, 2016).

 

À l’épreuve de ces pratiques, l’Attention intégrale rebondit en feed-back sur les images. Les films s’organisent de moins en moins en récit linéaire, et de plus en plus en polyptyques, rencontres entre régimes d’images, entre formes descriptives, entre sources traditionnelles (la tragédie) et ressources nouvelles (plasticités du numérique). Et parce que des sujets leur ont confié un peu de leur représentation, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval traitent leurs rushes non pas comme des « unités » de montage (le vocabulaire du management), mais comme des réservoirs de présence patente et latente. Le rush devient une fin, se redéploie en un nouveau film, en une installation, en une boucle, il assure le futur du plan. Le rush fleurit de sens : urgence, course, afflux, flux d’affects et d’affections. « La Justice prescrit cet excès d'amour. » (Simone Weil, La Personne et le sacré). ◼