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Voleuse de mots

Je dis souvent que mon mot préféré est le mot « désir » car il veut tout dire, il veut tout espérer, Il veut tout envelopper. On peut à la fois désirer des frites ou un grand amour, une grande exposition. On peut tout désirer, à la fois, séparément, en même temps.

Annette Messager, entretien avec Annalisa Rimmaudo, septembre 2024


Toute l’œuvre d’Annette Messager est traversée par le langage, les mots et l’écriture. Elle construit son rapport au mot comme une pratique artistique protéiforme, où le langage devient matière première et outil de subversion. Collecte et détournement des mots définissent sa méthode : Annette Messager les accumule, les trie, les commente pour en explorer les constructions sociales liées au féminin. Ses œuvres – albums, broderies, installations – révèlent un « je » féminin qui déconstruit les normes de la maternité, de la séduction ou de l’autorité par l’ironie et l’humour noir.
Cette dimension existentielle s’enracine dans le quotidien : listes, collections d’objets banals et photographies retravaillées, comme dans les séries Mes Albums ou Lignes de la main, deviennent des supports d’écriture où le corps et le langage s’entrelacent.

Ce que j'aime dans les mots justement c'est à la fois le sens mais aussi le son et l'écriture du mot. Donc il y a trois raisons pour lesquelles j'aime les mots. C’est visuel, sonore et sémantique.

Annette Messager, entretien avec Annalisa Rimmaudo, septembre 2024


Jeux linguistiques et incarnations matérielles caractérisent son approche. Annette Messager sculpte les mots comme des objets physiques, jouant sur les ambiguïtés sémantiques. Dans les Petites effigies, les mots écrits sont répétés comme dans une litanie et forment un triangle évoquant le pubis féminin. Elle joue aussi sur les expressions populaires, notamment dans ses œuvres brodées où elle reprend comme motifs des proverbes vulgaires sur les femmes. 

Dans son œuvre Désir, le filet transforme le mot en objet plastique tridimensionnel entre toile d’araignée et chevelure. Une texture que connaît bien l’artiste, souvenir d’un matériau qu’elle récoltait sur les plages de Bercq. 
Annette Messager utilise les mots comme matière première sculpturale et vecteur narratif dans une pratique artistique où le langage devient à la fois outil conceptuel et objet physique. Son approche se structure autour de plusieurs procédés clés :


Collecte et détournement
Elle récolte des mots issus de la culture populaire (proverbes, faits divers) ou de la littérature, les accumule et les recompose pour déconstruire les stéréotypes liés au féminin. 


Incarnation matérielle du langage
Messager sculpte les mots en leur donnant une présence physique : laine tricotée, filets noirs, fourrure ou crayon gras sur journal, tissu rembourré. 


Jeux linguistiques comme stratégie narrative
Ses titres et installations utilisent des expressions à double sens, créant un dialogue entre littéralité (Pudique-Publique, Comédie-Tragédie, Art-Rat) et allusion historique (Faire des cartes de France).


Accumulation litanique
La répétition de mots ou de motifs fonctionne comme une incantation contre l’angoisse. Cette litanie transforme le langage en rituel thérapeutique où l’écriture devient « peau » et le mot « corps ».


Hybridation des médiums
Photographies annotées, listes manuscrites et assemblages d’objets créent des réseaux sémantiques où texte et image s’alimentent mutuellement. Son atelier devient un laboratoire où les mots coexistent avec des peluches ou des coupures de presse, générant des récits ouverts.


Titres comme clés de lecture
Chaque intitulé (La collectionneuse, Truqueuse) agit comme un piège interprétatif, orientant le regard sans le fixer. Annette Messager exploite le potentiel narratif des mots pour inviter le public à « tisser ses propres liens » entre éléments disparates.

L’écriture est pour moi quelque chose de très visuel, proche des fils de laine « détricotés » qui sont remplis de pleins et de déliés. Le mot a une force visuelle. Un mot au mur qui est répété devient une image, et en même temps, c’est toujours un mot qui évoque un son, un sentiment.


Son héritage conceptuel mêle l’humour d’Alphonse Allais, le surréalisme (jeux de mots à « la Vermot », créateur en 1886 du célèbre Almanach à calembours) et le féminisme. En endossant des identités multiples (Collectionneuse, Truqueuse, Colporteuse, Femme pratique), l’artiste déjoue les stéréotypes de genre par la dérision.

Inspirée par Duchamp et Flaubert, Annette Messager transfigure le banal en poésie visuelle, où chaque mot devient un « piège » tendu au spectateur. Son art, à la fois ludique et tragique, fait du langage un espace de résistance où le désir et la mort dialoguent sans cesse.  
Annette Messager utilise et détourne son nom dans le titre de son exposition au Centre Pompidou, « Les Messagers » (2007).  Le mot « messager » n’évoque-t-il pas aussi l’idée de l’annonceur, celui qui transmet et délivre des mots ?