Matisse et le livre d'art
Entre connivence et indépendance
Matisse et le livre
« Du secondaire par essence devient chose essentielle, principale »,
écrit Matisse à son ami le poète André Rouveyre en 1942.
Matisse a réalisé une quinzaine d’ouvrages illustrés entre 1932 et 1950. Sa première expérience est une commande d’Albert Skira, un jeune éditeur suisse spécialisé dans le livre d’art. Mais c’est à partir de 1941 que commence véritablement sa carrière d’illustrateur qu’il poursuit jusqu’à la fin de sa vie.
Suite à une grave opération et contraint de rester alité, Matisse travaille sans relâche ses dessins qu’il accroche autour de son lit pour y penser la nuit. Ce confinement le conduit vers une seconde vie. Dans son effort pour aller au-delà de ses limites et au prix d’une discipline exigeante, Matisse trouve dans ce nouvel élan créatif, des contraintes stimulantes et réjouissantes, celles du rapport du texte à l’image, de l’image à la page et de la lettre à l’image.
Construire un livre comme un tableau
En 1932, Matisse réalise une soixantaine d’eaux-fortes dont vingt-neuf seulement seront sélectionnées pour le recueil Poésies de Mallarmé édité par Skira. Trois ans plus tard, Matisse produit six eaux-fortes inspirées du récit d’Homère pour le roman Ulysses [Ulysse] de James Joyce, livre qu’il ne lit pas. Ces nouvelles opportunités lui ouvrent une nouvelle voie dans laquelle le dessin va occuper une place majeure.
Henri Matisse reconnaît très vite qu’il prend goût à l’illustration de livres et affirme « ne pas faire de différence entre la construction d’un livre et d’un tableau ». Il s’agit pour lui d’équilibrer le rapport visuel entre une page recouverte de caractères typographiques et/ou de lignes dessinées formant d’un côté le noir du texte, et de l’autre la blancheur de la feuille plus ou moins traversée par des lignes.
Trouver le balancement du texte au dessin
Ainsi dans Parsiphaé de Montherlant (1944), le noir domine dans les gravures sur lino dans lesquelles se détache une fine ligne blanche qui n’est pas sans rappeler le dessin des vases antiques. Pour contrebalancer ce côté funèbre, Matisse rehausse de rouge coquelicot certaines pages pour rajouter de la lumière. Il veille à ce que « l’attention du spectateur soit intéressée par la feuille blanche autant que par la promesse de la lecture du texte ». Bandeau et lettrines viennent structurer l’ensemble selon une trame assez classique. La présence d’une large marge entourant les deux pages recentre le texte et la gravure qui se font face en redonnant une unité visuelle à une disparité de zones claires et foncées.
Exalter l’effet poétique
« L’image n’obéit jamais à un sens, elle donne un rythme à l’invisible » écrit Matisse dans un court texte, « Comment j’ai fait mes livres », dans Anthologie du livre illustré par les peintres et sculpteurs de l’École de Paris, Genève Skira, 1946, p. 21-23.
Matisse instaure un rapport de dualité entre le texte et ses images. Il ne s’agit pas d’illustrations mais d’une recherche d’accord sonore avec les mots. Ainsi dans Florilège des Amours de Ronsard (1948), l’artiste choisit la lithographie, une technique qui lui permet de mieux reproduire les qualités de son dessin dans sa fragilité et sa liberté apparentes.
Des fleurs, des fruits, des feuilles au charme naïf jalonnent les pages de l’ouvrage dans une succession rythmique. Les lignes courbes de couples enlacés et de silhouettes nues aux formes généreuses semblent exalter les joies de l’amour charnel chanté par Ronsard. Matisse ira jusqu’à faire refaire le caractère typographique pour trouver une harmonie qu’il souhaite apaisante pour le lecteur. Une œuvre qu’il achève au bout de sept années de travail.
S'affranchir du texte
Avec les Poèmes de Charles d’Orléans, commencés en 1943 et publiés par Tériade en 1950, Matisse travaille en dehors de toute commande et en toute liberté, et choisit de réunir des textes manuscrits, des ornements et des illustrations. Cette œuvre tout à fait singulière s’inspire à la fois de l’enluminure du Moyen Âge et du cahier d’écolier. Autour des poèmes s’enroulent volutes et guirlandes. Le texte manuscrit tout en arabesque annonce les pages d’écriture de Jazz.
L’art du livre occupe une place essentielle dans l’œuvre de Matisse, notamment pour ses recherches autour de la forme et du signe. Images et textes se magnifient l’un et l’autre dans un rapport à la fois de connivence et d’indépendance.
Jazz, 1947
Ouvrage de 160 pages, constitué des « Notes » de Matisse et illustré de 20 planches
Édité par Tériade pour les Éditions Verve
42,5 x 32,8 x 4 cm
© Succession H. Matisse
Les techniques de Matisse
L’eau-forte
Support : Plaque de métal recouverte d’un vernis à graver
Outil : Pointe métallique
Produits : Acide et encre
À l'aide d'une pointe dure, le graveur entaille le vernis qui recouvre la plaque de métal selon le tracé du dessin qu'il veut obtenir. Il fait ainsi apparaître, par endroits, le métal débarrassé de sa couche protectrice. Ce sont ces parties du métal dénudé qui seront attaquées par l’acide. En fait, l'acide joue, dans cette technique, le rôle du burin, cet outil qui permet de creuser un sillon dans une plaque de métal ou de bois, utilisé dans une autre technique de gravure. Les traits obtenus par la gravure à l'eau-forte sont moins secs que ceux que produirait le graveur à l’aide du burin. Grâce au vernis, l’artiste obtient des traits plus souples à l’aspect velouté.
Œuvres en référence : Poésies de Mallarmé, 1932 ; Ulysses de James Joyce, 1935
La gravure sur linoleum
Support : Plaque de lino
Outil : Gouges
Produit : Encre
Le linoleum est un matériau à base de plaque lino d’où il tire son nom. La linogravure fait partie des techniques de gravure en relief, ou taille d'épargne. Comme pour la technique de la gravure sur bois, elle consiste à évider certaines parties de la plaque de linoleum et à encrer les parties intactes (non évidées), pour imprimer le motif qu'on a ainsi créé. Le dessin initial apparaîtra en négatif. Il sera inversé, à la façon d’un miroir, ou d’un tampon, sur l'impression finale.
Œuvre en référence : Parsiphaé de Montherlant, 1944
La lithographie
Support : Pierre de calcaire
Outil : Crayon
Produits : Encre et eau
Il s’agit d’une technique d’impression permettant de créer ou de reproduire des œuvres à partir d’une pierre calcaire. On utilise une encre grasse et un crayon pour dessiner un tracé sur une pierre calcaire. Les parties dessinées vont retenir l’encre. C’est la technique qui est la plus fidèle au dessin original et qui permet de la reproduire en plusieurs exemplaires. On obtient alors une impression uniforme sur la feuille. Comme toutes les techniques de gravure, on utilise une pierre par couleur.
Œuvres en référence : Lettres portugaises, 1946 ; Jazz, 1947 ; Florilège des Amours de Ronsard, 1948 ; Poèmes de Charles D’Orléans, 1943-1950
Petite histoire du livre d'art
À travers l’histoire du livre d’art apparaissent les différentes relations de l’image au texte.
L’enluminure pour la parole religieuse
Les enluminures des manuscrits du 14e siècle sont réalisés par des moines copistes. Le plus célèbre est le livre de Kells. Il s’agit d’ouvrages comme des psautiers, des évangéliaires ou des livres d’heures qui servent à traduire le message religieux à ceux qui ne savent pas lire. L’invention de l’imprimerie à la fin du 15e est un tournant majeur pour la diffusion des images.
L’emblème et l’allégorie pour symboliser les idées
Parue en 1593, Iconologia de Cesare Ripa est une encyclopédie spécialement destinée aux poètes, peintres et sculpteurs, pour représenter par ordre alphabétique les vertus, les vices, les sentiments et les passions humaines comme la paix, la liberté, la prudence. Reconnaissables aux attributs et aux couleurs symboliques, les allégories constituent un langage commun pour l’art de la Renaissance.
Le livre Emblèmes (Emblemata) d’André Alciat publié en 1620 est un recueil d'allégories en vers latins sur des sujets moraux qui remporta un vif succès en Europe. Sur une page structurée en trois parties chaque emblème comporte un titre, une image et un vers latin. Combinaison du texte et de l’image, l’emblème fonctionne comme un idéogramme signifiant une idée.
L’explication illustrée pour expliquer la science
Fruit du siècle des Lumières, L’Encyclopédie est un dictionnaire des sciences, des arts et des métiers écrit par Diderot et d’Alembert, illustré par Louis-Jacques Goussier. Les planches sont des dessins explicatifs. C’est un ouvrage de référence dont l’objectif est de donner une représentation du monde.
L’illustration littéraire au service du roman
Au 19e siècle, la révolution industrielle développe le domaine de l’édition littéraire et les illustrateurs. Le roman illustré devient un genre et l’illustration un art. Une compétition apparaît chez les éditeurs. Parmi les plus célèbres, les éditions de Pierre-Jules Hetzel qui publient Les Contes de Perrault illustré par Granville et les Voyages extraordinaires de Jules Verne, agrémenté de gravures de Gustave Doré (1863-1870).
Le livre d’art : une symbiose entre l’art et le mot
Au 20e siècle, le rapprochement des artistes et des poètes contribue à l’âge d’or du livre d’art sans doute parce qu’il est le fruit d’un mode d’expression complémentaire. Il commence avec Ambroise Vollard, qui a l’idée de commander à Bonnard l’illustration de Parallèlement de Verlaine en 1900. Suivront les œuvres d’Apollinaire, d’abord illustrées par les bois gravés d’André Derain avec L’Enchanteur pourrissant, publié en 1909 par le galeriste Kahnweiler, Le Bestiaire par les gravures de Raoul Dufy en 1911 et Alcools en 1913 par Louis Marcoussis dans une approche cubiste. Les principaux éditeurs comme Tériade, Maeght et Kahnweiler ont joué un rôle majeur dans l’essor du livre d’art qui trouvera son apogée avec le surréalisme comme le roman-collage de Max Ernst, La Femme 100 têtes (1929) préfacé par André Breton.