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Une journée de Pablo Picasso (extrait)

Pablo Picasso

« Une de mes tâches les plus ardues était de sortir Pablo du marasme où il était plongé chaque matin. Il y avait des rites à suivre, une sorte de litanie à répéter certains jours avec plus d’insistance que d’autres.


Il fallait traverser la salle de bains pour entrer dans sa chambre, qui était longue et étroite, avec un sol inégal de carrelage rouge. Tout au fond, il y avait un haut secrétaire Louis XIII et contre le mur de gauche, une commode de la même époque, tous les deux littéralement couverts de papiers, de livres, de revues, de piles de dessins et de paquets de cigarettes, et de lettres auxquelles Pablo n’avait jamais répondu.


Dans un grand lit à barreaux de cuivre, dont il avait rejeté la couverture en peau de bœuf fauve tachetée de blanc, Pablo était couché, ou assis, ressemblant plus que jamais au Scribe égyptien. Une ampoule électrique sans abat-jour pendait au-dessus du lit. Des dessins auxquels Pablo tenait particulièrement étaient suspendus par des pinces à linge à des clous enfoncés dans le mur, derrière lui. Les lettres très importantes, auxquelles il ne répondait pas, mais qu’il gardait sous ses yeux comme un reproche permanent, étaient, elles aussi, suspendues par des pinces à linge à des fils de fer tendus entre le fil électrique de l’ampoule et le tuyau du poêle. Le poêle, un petit mirus à bois, trônait au milieu de la chambre. Pablo l’alimentait, même quand le chauffage fonctionnait, parce qu’il aimait dessiner ses flammes. Le tuyau du poêle, long et tortueux, serpentait à mi-hauteur ; il constituait le principal élément décoratif de la chambre, mais avec cette guirlande de lettres, flottant dans les courants d’air, il représentait aussi un danger… Il n’y avait pour ainsi dire pas d’autre mobilier, sauf une chaise suédoise moderne en bois laminé.


Chaque matin, Inès, la femme de chambre, entrait la première, portant le plateau du petit déjeuner – du café au lait et deux biscottes sans sel – suivie de Sabartès qui apportait le courrier et les journaux. Je fermais la marche. Pablo commençait par se plaindre de la disposition de son petit déjeuner sur le plateau. Inès, qui l’organisait de manière différente chaque jour, s’inclinait et disparaissait. Puis Sabartès déposait les journaux et tendait le courrier. Pablo passait rapidement d’une enveloppe à l’autre jusqu’à ce qu’il trouvât une lettre d’Olga. Olga lui écrivait presque chaque jour de longues tirades en espagnol pour que je ne puisse pas comprendre, mélangé de russe que personne ne comprenait, et de français, illisible en raison du graphisme enchevêtré. Elle écrivait en tous sens, horizontalement, verticalement, et dans les marges. Elle joignait fréquemment une carte postale de Beethoven, dans une pose ou l’autre, souvent dirigeant un orchestre. Quelque fois, elle envoyait une reproduction d’un autoportrait de Rembrandt, sur laquelle elle avait noté : « Si tu étais comme lui, tu serais un grand artiste. » Ces messages sibyllins le tourmentaient énormément. Je lui suggérais de ne pas les ouvrir, mais il en était incapable : sa curiosité l’emportait. 
Alors il gémissait, se lamentait. « Ah ! vous ne comprenez pas à quel point je suis malheureux ! Personne ne peut l’être plus. D’abord, je suis malade. Mon Dieu, si seulement vous saviez ce dont je souffre ! » Il souffrait épisodiquement d’un ulcère depuis 1920, mais quand il dressait la liste de ses maux, ce n’était qu’un point de départ. « J’ai mal à l’estomac. Je crois que c’est un cancer. Et tout le monde s’en moque. Le docteur Guttman le premier, qui est censé me soigner. S’il se souciait de moi le moins du monde. Il s’arrangerait pour venir tous les jours. Mais non. Quand je vais le consulter, il me dit : « Mon cher ami, votre état n’inspire pas d’inquiétude sérieuse » et puis il me montre ses premières éditions. Est-ce que j’ai besoin de voir ses premières éditions ? Je veux un docteur qui s’intéresse à moi. Mais il ne s’intéresse qu’à ma peinture. Comment voulez-vous que je me porte bien dans ces conditions ? J’ai la gale à l’âme. Personne ne me comprend. Comment pourrait-on me comprendre ? La plupart des gens sont si bêtes. À qui puis-je parler ? Je ne peux parler à personne. Dans ces conditions, la vie est un fardeau écrasant. Enfin, j’imagine qu’il y a toujours la peinture. Mais ma peinture ! Chaque jour je travaille plus mal que la veille. Est-ce étonnant avec tous les soucis que me cause ma famille ? Voilà une autre lettre d’Olga. Elle ne me laisse pas un jour de répit. Paulo a encore des ennuis. Et demain quelqu’un d’autre m’annoncera une nouvelle encore plus désagréable. Quand je pense que tout va de mal en pis, rien d’étonnant à ce que je désespère. Je suis à peu près désespéré. Eh bien, je ne me lèverai pas. Pourquoi peindrais-je ? Pourquoi faudrait-il que je continue d’exister ? Une vie comme la mienne est insupportable. »


C’était à mon tour. « Mais non, répondais-je, vous n’êtes pas si malade. Vous avez un peu mal à l’estomac, mais ce n’est pas vraiment sérieux. De plus, votre docteur vous aime beaucoup.

- Oui ! criait Pablo, il dit que je peux boire du whisky. Cela vous montre comme il tient à moi. Il se moque bien de moi !

- Mais non, il le dit parce qu’il pense que cela vous égaierait un peu.
- Ah ! je vois ; eh bien, je n’en boirai pas, en tout cas. »


Je devais continuer à le rassurer, lui répétant que sa santé n’était pas si mauvaise. Avec un peu de patience, les choses s’arrangeraient. La vie deviendrait plus agréable. Tous ses amis l’aimaient beaucoup. Sa peinture était merveilleuse et tout le monde en était persuadé. Finalement, au bout d’une heure, au moment où je commençais à manquer de raisons pour le faire vivre, et moi avec lui, il remuait vaguement dans son lit, comme s’il faisait sa paix avec le monde, et disait : « Ah ! vous avez peut-être raison. Peut-être n’est-ce pas aussi épouvantable que je l’imagine. Mais êtes-vous sûre de ce que vous dites ? Absolument sûre ? » Alors, je reprenais haleine et recommençais : « Oui, oui, bien sûr, tout va s’arranger. Le contraire est impossible. Au moins, c’est à vous d’agir. Vous savez qu’en peignant vous pouvez changer le cours des choses. Je suis sûre que vous allez commencer une toile extraordinaire aujourd’hui. Vous verrez ce soir, quand vous aurez fini. Vous serez dans un tout autre état d’esprit. »
Il s’asseyait, reprenait courage. « Vraiment ? Vous êtes sûre ? » Puis il se levait et reprenait sa plainte auprès des amis et des visiteurs qui attendaient dans l’atelier. Après le déjeuner, son marasme avait disparu. Vers 2 heures, il n’avait qu’une idée : se remettre à peindre. À part un bref arrêt pour dîner, il ne faisait que travailler jusqu’à 2 heures du matin. À cette heure-là, il était frais comme l’œil. Mais le lendemain matin, tout était à recommencer. »

 

Françoise Gilot, Carlton Lake, Vivre avec Picasso, Paris, éditions Calmann-Lévy, 1973