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Yves Klein et le Japon

« Le Japon, le pays de mes rêves. » (Yves Klein)

 

En 1952, Yves Klein entreprend, seul, un voyage au Japon. Son objectif initial est de se perfectionner dans son sport de prédilection, le judo. Mais il abandonne cette voie peu après son retour en France suite à la désillusion liée à la non reconnaissance de son niveau par la fédération française (il ne sera reconnu qu’en 1961). Ce voyage donne au futur artiste une autorité certaine dans cet art martial ainsi que dans le domaine de la calligraphie. Il lui apporte également une grande assurance et tout l’élan nécessaire pour innover dans le domaine artistique – innovations qu’il a commencé à théoriser dans ses écrits, au Japon.


Un rêve nourri par le judo

Presque inconnu en France au lendemain de la Première Guerre mondiale, le judo s’est développé dans les années 1930. De 1947 à 1954, Yves Klein s’y consacre au point de vouloir en faire son métier. Aller au Japon devient ainsi un rêve pour lui-même ainsi que ses deux amis, le poète Claude Pascal et l’artiste Arman Fernandez, tous deux judokas aguerris.
Les trois amis, fascinés par l’aspect spirituel de ce sport, s'adonnent au végétarisme, découvrent le « zen » et s’initient à la méditation.

Partir à l’aventure pour trouver sa voie

C’est pourtant seul, à 24 ans, que Yves Klein arrive au Japon en 1952, par le bateau La Marseillaise. Le voyage est le fruit d'un arrangement avec ses parents. Yves organise une exposition « Marie Raymond & Fred Klein » à l’Institut franco-japonais et à la Bridgestone Gallery de Tokyo ; la vente de leurs œuvres l’aide à financer son séjour.

Le jeune homme, souhaitant échapper à la destinée artistique familiale, envisage de se perfectionner en judo au Kōdōkan, le centre de formation le plus réputé du Japon. Il se voit déjà revenir auréolé de gloire.

À son retour en France, il arbore d’ailleurs une ceinture noire 4e Dan, mais son diplôme n'est pas tout de suite reconnu.

Une imprégnation de la culture et de l’art japonais dès son arrivée

Si le perfectionnement du judo est le premier objectif de ce séjour, Yves Klein s’intéresse également à la culture japonaise, sensible à la modernité de ce pays en pleine reconstruction. Grâce aux relations de ses parents, dont le critique d’art Takachiyo Uemura, il est rapidement introduit dans l’avant-garde japonaise. Il rencontre de nombreuses personnalités du monde de l’art, dont l’artiste et critique surréaliste Shūzō Takiguchi. Certains d’entre eux deviennent des amis proches. 
Cependant, et bien que son travail trouve quelques résonances avec celui du groupe, il semble n’avoir jamais rencontré les membres de Gutaï.
Littéralement adopté par la famille de Takachiyo Uemura, devenu son ami, Klein séjourne à la campagne dans un Japon traditionnel. Il relate son émerveillement dans son journal.

Le Japon, un pays en plein essor sept ans après le drame de Hiroshima et de Nagasaki

De 1945 à 1952, le Japon, occupé par les Américains, choisit la voie de la technologie et de la modernité pour se reconstruire. Il retrouve sa souveraineté en 1952, avec le traité de San Francisco, et le pays sort alors de son isolement.

Culturellement parlant, de nombreux artistes renouent avec l’art traditionnel, notamment la calligraphie. Ces œuvres commencent à être montrées en Occident. De nouveaux musées se créent et apportent un souffle nouveau, présentant des œuvres occidentales (dont l’exposition de 1953 des œuvres de Marie Raymond et Fred Klein). Longtemps occultés par la censure, des films et des revues commencent à évoquer l’enfer vécu après le drame des explosions atomiques.


Le Kōdōkan judo

Peu après son arrivée, Klein s’inscrit à l’institut Kōdōkan judo, littéralement « l'école où l’on apprend la voie », dans lequel il réside également. Fondé sur les principes du bouddhisme zen venu de Chine, le judo enseigné au Kōdōkan s’intéresse davantage aux principes spirituels que le judo classique. Il est un mode de vie, un système éthique qui ne s’arrête pas aux techniques de combat. 

Klein réalise d’abord un film sur la pratique du judo, en 1953, puis écrit un ouvrage en 1954. La pratique du judo va structurer sa vie, sa pensée et son éthique. Il en transposera de nombreux principes dans le domaine de la création.

 


 

Le Kiai

Klein est fasciné par le Kiai. Cette notion rassemble deux idéogrammes : « Ki », l'énergie spirituelle, et « Ai », rassembler, combiner. Le Kiai est la technique par laquelle le judoka concentre son énergie spirituelle si intensément qu’elle se libère sous forme de cri. Ce n’est donc pas un simple son mais l’ensemble du processus consistant à concentrer son énergie en un but précis.
Dans un article non publié, Klein dit sa fascination pour le Kiai où l’esprit et la « sensibilité pure » sont primordiaux par rapport à la technique du corps, et relie la pratique du judo à sa pratique artistique. Pour lui, judo et peinture sont deux entreprises similaires, toutes deux mises en œuvre par le corps mais prenant origine dans l’esprit.


L’empreinte et la calligraphie

Le critique d’art Segi Shin’ichi, ami de Klein, lui fait découvrir une technique très ancienne au Japon, les estampes « Gyotaku » (« Gyo » signifiant le poisson et « Taku » l’empreinte) : une feuille de papier pressée sur un poisson préalablement couvert d’encre de Chine et qui en retient une empreinte. Parce que « Gyo » est presque un homonyme en japonais de « Jyo », la femme, Segi et Klein ont beaucoup ri à l’idée de faire des « Jyotaku » (empreintes de femme), ce que Klein réalisera plus tard.

Segi Shin’ichi rapporte également qu’ils ont vu ensemble le film Ikiteite Yokatta (L’ombre sur la pierre) de Fumio Kamei. Ce film montre notamment la trace négative d’un homme désintégré par l’explosion de la bombe atomique lâchée sur Hiroshima. Une des anthropométries de Yves Klein porte précisément ce titre, Hiroshima.
Par ailleurs, dans la théorie de la calligraphie japonaise, on retrouve la notion de « Ki » : l’artiste calligraphe doit maîtriser son énergie de manière à la canaliser au travers du pinceau vers la page, créant « la résonance du souffle ou le mouvement de la vie » (Kiun).

À son retour en France, les réflexions de Yves Klein autour de la calligraphie japonaise l’amènent à une autre lecture de l’opposition classique entre ligne et couleur en Occident et marquent le début de sa théorie de la couleur comme énergie spirituelle et incarnation de l’immatériel. En témoignent son film La Guerre (de la ligne et de la couleur), puis sa conférence à la Sorbonne en 1959 où il critique la manière d’envisager la calligraphie en Europe (moment où Georges Mathieu, peintre précurseur de l’abstraction lyrique est nommé « le calligraphe français » par André Malraux). 

 

L'importance du contact

Dans ses réflexions, Klein s’inspire beaucoup du calligraphe Shikō Munakata. Graveur sur bois, Munakata considérait son matériau, la planche, comme une forme vivante aussi importante que l’artiste qui la grave. Car ce n’est pas seulement le « Ki » de l’artiste, mais également le « Ki » du matériau qui contribue à la vie, à la résonance du souffle de l’œuvre.
L’importance de l’empreinte – empreinte de l’esprit dans la calligraphie traditionnelle, du corps dans la calligraphie d’avant-garde, empreinte de la planche pour Munakata – prédomine dans l’œuvre de Klein et devient le principe d'œuvres telles que les Anthropométries et les Cosmogonies.

 

Pour aller plus loin :

Performances de Yves Klein, Émission « Désirs des arts », 20 mars 1983

Archives commentées par Catherine Millet

Production : Antenne 2

Vidéo, 5'03
Archives Institut national de l'audiovisuel


Le vide

La notion de « Ki » et celle de « Kiun » (résonance du souffle) sont deux concepts qui ont eu beaucoup d’influence sur la théorisation de l’immatériel de Klein. Ces notions se cristallisent dans l’exposition de 1958 chez Iris Clert, « Le Vide ou la Spécialisation de la sensibilité à l’état matière en sensibilité picturale stabilisée » dans laquelle Klein dénude l’œuvre à l’extrême, présentant une salle vide, peinte en blanc, dans laquelle l’artiste est resté 48h en contact avec l’espace.

 

Pour aller plus loin :

Archives sur l'action Le Saut dans le vide, octobre 1960

Archives Yves Klein. Photo © Harry Shunk and Janos Kender J.Paul Getty Trust. The Getty Research Institute, Los Angeles. (2014.R.20) © Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris

 


Performance et rituel

Le judo et plus généralement la culture japonaise ont nourri le sens du rituel que Yves Klein met en scène au travers de nombreuses performances. Ainsi, sa performance consistant à céder à des collectionneurs une Zone de sensibilité picturale immatérielle (matérialisée par un reçu) contre des feuilles d’or qu’il jette ensuite dans la Seine, peut être rapprochée d’actions similaires de l’artiste Ogata Kōrin (1658-1716). On raconte que celui-ci jeta des feuilles d’or dans une rivière lors d’une fête ; qu’une autre fois, il fit flotter pour ses invités, des feuilles d’or emplies de saké sur lesquelles il avait écrit des poèmes.

 

Pour aller plus loin :

Archives sur la Cession d'une « zone de sensibilité picturale immatérielle » à Michael Blankfort, Pont au Double, Paris, 10 février 1962

Archives Yves Klein. Photo © Giancarlo Botti © Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris


Pour aller plus loin

Yves Klein et le Japon
Conférence, 1er octobre 2021
Maison de la culture du Japon à Paris
Avec Denys Riout, professeur émérite d'histoire de l'art moderne et contemporain à l'Université Paris 1-Paris Sorbonne, co-auteur du livre

Yves Klein Japon (Éditions Dilecta, 2020), Frédéric Prot, maître de conférence à l'Université Bordeaux Montaigne, auteur de Yves Klein, Embrasure (5 Continents Editions, 2012) et de Grégoire Robinne, directeur et fondateur de Dilecta
Durée : 1h 22min


Bibliographie
Terhi Génévrier-Tausti et Denys Riout, Yves Klein Japon,

Paris, Éditions Delecta, 2020