
Débrouillardise et clé de douze : les experts au chevet des œuvres de la collection
« L
e problème avec les œuvres de Tinguely, c’est qu’il y a toujours quelque chose qui ne marche pas. » Dans un Grand Palais vide pour cause de jour de fermeture, Rémi Navarro est allongé sous la plateforme qui soutient L’Enfer, un petit début (1984), une monumentale installation du sculpteur suisse. Il a les mains dans l’armoire électrique et le réseau de câbles qui alimentent l’œuvre. Cachés dans les entrailles de L’Enfer, une trentaine de moteurs de toutes tailles animent ainsi à heure fixe le poétique capharnaüm de Tinguely : casseroles, tambours, luge, tête de Mickey et plumes de paon. Mais ce matin de juillet, les courroies patinent. Le ballet mécanique et sonore reste désespérément immobile.
Chaque lundi, Rémi et ses collègues passent leur journée dans l’exposition « Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten », pour assurer la maintenance des œuvres à la fois complexes et fragiles de l’artiste suisse. Rémi raconte : « Les artistes ne sont pas des ingénieurs… Notre mission à nous, c’est de faire fonctionner leurs œuvres, en faisant en sorte que visuellement tout soit identique à l’idée originale. » Et parfois, il faut redoubler d’inventivité pour trouver une solution viable. Clés de toutes tailles, piles, panneau automate, câbles, ruban adhésif, bombe aérosol de WD-40… Heureusement, Rémi ne vient jamais sans son équipement d’expert, qu’il trimballe dans les salles d’exposition grâce à un petit chariot à tiroirs.
Les artistes ne sont pas des ingénieurs… Notre mission à nous, c’est de faire fonctionner leurs œuvres, en faisant en sorte que visuellement tout soit identique à l’idée originale.
Rémi Navarro, de l'atelier d'électromécanique
Avec Jonathan Girault, Marc Mameaux et Bigem Nabumrung, il travaille pour l’atelier d’électromécanique du Centre Pompidou, un service dédié et intégré, sans équivalent dans le paysage des musées français. Créé dans les années 1990 sous l’impulsion du service de la restauration des œuvres, l’atelier répond à toutes les demandes : « tout ce qui est technologique et que les gens n’arrivent pas à faire marcher, c’est pour nous », résume avec humour Rémi, qui a enfin réussi à rallumer les moteurs de cette diablerie signée Tinguely.
C’est au niveau –2 du Centre Pompidou, dans les entrailles du bâtiment Beaubourg désormais fermé pour rénovation, que nous retrouvons Rémi Navarro et ses collègues. « Ici, c’est un peu notre grotte », raconte-t-il d’un air amusé. Autour de lui, machines-outils en tous genres, armoires débordant de matériel mécanique et électrique, cartes électroniques, kilomètres de câbles, imprimante 3D… une véritable caverne d’Ali Baba version bricoleur. « Contrairement aux apparences, nous savons parfaitement où sont rangés les trucs… Tout à l’heure, j’ai trouvé exactement le modèle d’ampoule à filament que je cherchais ! »
Comme ses camarades, Rémi touche sa bille en électrotechnique mais aussi en informatique et en hydraulique. Et il est bien obligé — la tâche requiert une grande polyvalence.
À 46 ans, ce Parisien pur jus a passé une grande partie de sa carrière au Centre Pompidou, après un BTS de dessin industriel et des petits boulots chez Renault ou à réparer des photocopieurs. C’est par une petite annonce dans la presse qu’il est arrivé à l’atelier, en 2007. Comme ses camarades, Rémi touche sa bille en électrotechnique mais aussi en informatique et en hydraulique. Et il est bien obligé — la tâche requiert une grande polyvalence.
Principale problématique de leur mission : l’obsolescence des systèmes au cœur des œuvres mécaniques ou informatiques. Difficile parfois de trouver LA pièce qui manque — il faut être inventif, tout en respectant un budget contraint. « On trouve toujours une solution », assure Rémi, qui avoue passer ses week-ends à faire brocantes, encombrants et autres vide-greniers à la recherche de perles rares, comme des téléviseurs ou des magnétoscopes hors d’âge, qui regorgent de composants.
Autre défi pour l’atelier : les œuvres dites « à protocole », c’est-à-dire pour lesquelles les artistes ont laissé un ensemble de règles, afin de les reproduire partout. Rémi explique ainsi que pour installer Pier and Ocean de François Morellet et Tadashi Kawamata, une œuvre composée de tubes néons inclinés, il faut à chaque fois refaire des calculs pour s'adapter à l'espace, et produire ainsi l'effet voulu par les artistes. Les missions des experts les emmènent parfois loin.
En 2011, Rémi a ainsi dû installer dans un musée mexicain articulés-désarticulés d’Annette Messager, une œuvre monumentale très complexe, faite de poulies, de pantins automatisés et de projecteurs. Et celle-ci lui a donné du fil à retordre : « Tout était piloté par un vieux système informatique qui ne tournait que sous Windows 98… et hélas l'ordinateur est tombé en panne. J’ai mis quatre jours et quatre nuits pour le réparer sur place. »
Rémi se félicite de la liberté que la conservation du Centre Pompidou accorde à l’équipe : tant que leurs idées de réparation respectent l’œuvre originale, ils ont les coudées franches.
Rémi se félicite de la liberté que la conservation du Centre Pompidou accorde à l’équipe : tant que leurs idées de réparation respectent l’œuvre originale, ils ont les coudées franches. En 2019, pour l’exposition consacrée à Christian Boltanski, lui et son équipe ont dû fabriquer grâce à une imprimante 3D une pièce spéciale pour permettre aux ampoules incandescentes de l’installation Crépuscule de s’éteindre au fur et à mesure — et ce jusqu’au noir complet. Une prouesse.
Si le travail nécessite un grand savoir-faire et une bonne dose d’ingéniosité, nos spécialistes se forment aussi en continu, notamment en intelligence artificielle. Car les défis ne manquent pas : pour l’année prochaine, l’équipe doit ainsi repenser dans son ensemble le système au cœur de l’œuvre gonflable Giant Ice Bag, de Claes Oldenburg, qui date de 1970. « Il y a six ans, une étude avait été faite, et il y en avait pour au moins 150 000 euros… », prévient Rémi. Mais nul doute que les experts de l'atelier sauront trouver une astuce. ◼
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Dans l'atelier d'électromécanique du Centre Pompidou, 2025
Photo © Pierre Malherbet