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L'artiste, le diamant et le fantôme de l'architecte

C'est une histoire en forme de thriller amoureux, qui mêle art conceptuel, performance et réflexion sur le copyright. Un projet d'une ambition folle porté pendant plusieurs années par l'artiste américaine Jill Magid, et qui convoque le fantôme du célèbre architecte mexicain Luis Barragán, dont les archives professionnelles, inaccessibles, sont la propriété d'une société privée suisse. Alors que l'installation Woman with Sombrero est montrée au Centre Pompidou, retour avec l'artiste sur The Barragán Archives, projet multi-strates et jeu de pistes fascinant, dans lequel vie et mort se répondent.

± 12 min

Il faut plusieurs millions d’années aux forces telluriques de la nature pour fabriquer un diamant. Jill Magid, elle, n’aura attendu que six mois avant de recevoir sa gemme de culture. Conçue par un laboratoire suisse spécialisé (quelques atomes de carbone subissent pressions et températures extrêmes), la pierre, légèrement bleutée, fait 2,02 carats. Laissée brute, sauf sur une face, elle a été montée sur une bague en argent. Au cœur du diamant, une inscription invisible, gravée au micro-laser, « I am wholeheartedly yours » (« je suis tout à vous »).


Pour réaliser cet objet, qui est l’une des œuvres au cœur du projet multi-strates The Barragán Archives, l’artiste conceptuelle américaine a eu une drôle d’idée : obtenir des héritiers de Luis Barragán une partie des cendres de leur illustre aïeul, afin de les transmuer en diamant. Décédé en 1988, Barragán est une légende, l’un des architectes les plus révérés au monde (prix Pritzker 1980), et un trésor national au Mexique. Les monumentales tours de couleur Torres de Satélite ou le ranch Cuadra San Cristóbal (et ses murs roses géométriques), figurent parmi ses plus fameuses créations. Mêlant architecture vernaculaire et influences modernistes, le style Barragán trouve son achèvement dans la maison-atelier de l’artiste lui-même, la Casa Barragán, située dans la banlieue de Mexico City, et inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2004.

 

Pour réaliser cet objet, l’artiste conceptuelle américaine a eu une drôle d’idée : obtenir des héritiers de Luis Barragán une partie des cendres de leur illustre aïeul, afin de les transmuer en diamant. 

 

 

C’est en 2012, en visitant ce lieu dans lequel flotte le fantôme de l’architecte, que Jill Magid a une épiphanie : « Je suis allée à la Casa Barragán sans arrière-pensée. J’avais à l’époque une exposition collective à Mexico City… Je connaissais un peu son travail. J’ai fait la visite seule et j’ai été profondément émue par l’endroit, l’aspect narratif de cette maison dans laquelle on suit un parcours précis et pensé par l’architecte… Cela a été une réaction très viscérale. » L’artiste ne sait pas encore qu'elle va développer une passion quasi obsessionnelle pour Barragán. Elle obtient alors de dormir dans la maison, et y reste plusieurs semaines, s’immergeant dans les livres, lettres et documents personnels de l’architecte. Une forme d’intimité étrange se crée avec l’artiste disparu. Car c'est ce que recherche Jill Magid, dont la pratique embrasse l’écriture, la vidéo, l’installation, la performance, et dont le travail peut faire penser à celui de Sophie Calle. Ses projets abordent des systèmes d'autorité, vidéosurveillance (voir Evidence Locker, 2004), police, services secrets… À partir d’une observation minutieuse de leur mode de fonctionnement et des rapports qu’ils dessinent — impersonnels et verticaux, automatisés par la législation, le règlement ou la bureaucratie — elle engage avec eux, à rebours, un dialogue d’ordre intime.

« Je crois en une forme de magie. Lorsqu’on s’immerge dans les histoires, elles arrivent jusqu’à vous. Et tout me ramenait à la Casa Barragán. » Un peu par hasard, Jill Magid (qui aime définir son travail comme de l’art conceptuel romantique), découvre que les archives professionnelles de l’architecte mexicain sont inaccessibles, enfermées dans un bunker souterrain en Allemagne, à un jet de pierre de Bâle. Et c'est là tout le nœud de son travail.

 

Achetées à un galeriste new-yorkais en 1995 pour plus de 2,5 millions de dollars, elles sont désormais la propriété du groupe Vitra, une entreprise suisse qui fabrique des éditions de meubles de Jean Prouvé ou Charlotte Perriand notamment. Ce qui interroge Magid, c’est qu’on lui rapporte que ces précieuses archives (treize mille cinq cents dessins, sept mille cinq cents photographies et d’innombrables manuscrits) auraient été achetées comme… cadeau de mariage de Rolf Fehlbaum, le PDG de Vitra pour Federica Zanco, sa future épouse.

 

Je crois en une forme de magie. Lorsqu’on s’immerge dans les histoires, elles arrivent jusqu’à vous. Et tout me ramenait à la Casa Barragán. 

Jill Magid

 

Lors d’un voyage au Mexique, les deux amoureux étaient tombés sous le charme de la Casa Barragán, et au lieu d’une traditionnelle bague de fiançailles, Federica aurait souhaité se voir offrir les archives. En 1996, Zanco, par ailleurs historienne de l’art, prend la tête de la « Barragan Foundation » (sans accent), une fondation privée chargée d’administrer les archives professionnelles de l’architecte. Vitra devient l'unique propriétaire des droits du nom, de l’image et des œuvres de Luis Barragán. Malgré les demandes répétées d’étudiants ou de chercheurs, l’accès aux archives demeure verrouillé. Federica Zanco détient, elle seule, la clé. Elle dit travailler sur un catalogue raisonné de l’œuvre de Barragán, et annonce une publication prochaine (toujours non paru en 2022, ndlr). Au Mexique comme à l’international, l’affaire fait grand bruit. Comment les archives du plus grand architecte du pays peuvent-elles ainsi être inaccessibles ?

Jill Magid : « Quand j’ai appris cette histoire, je me suis dit que c’était totalement ce sur quoi je travaille… Mon travail parle des notions de pouvoir et d’autorité. Je m'intéresse aux règles et aux contraintes, le droit est pour moi un matériau comme de la glaise, et j’essaie d’en trouver les interstices pour créer. L’art, la poésie, l’intimité, s’y fraient un chemin. Le droit tente de définir un cadre pour nos actions, nos comportements, le principe de propriété, qui définit notre relation aux objets. Je trouve cela passionnant. Lorsque l’on prend le droit de manière littérale, et c’est ce que je fais, cela devient un magnifique et absurde terrain de jeu. ».

 

Pour Marcella Lista, conservatrice en charge des nouveaux médias au Centre Pompidou, « en faisant de la loi son médium de prédilection, Jill Magid aborde des sujets absolument centraux dans la société d'aujourd'hui. Notre conception du patrimoine artistique depuis la modernité a ancré l'idée qu'il appartient à l'humanité tout entière et devrait autant que possible être rendu visible et accessible. Une société suisse s'appropriant les archives d'un grand architecte mexicain pour s'en réserver l'accès exclusif, cela vaut une nouvelle forme de colonialisme culturel, privant le monde d'autres sources de savoir et d'interprétation de l'apport de Barragán à l'histoire de l'architecture du 20e siècle. Ce qui est remarquable dans le projet de Magid, c'est qu'elle dépasse la saisie documentaire de son sujet. Elle tire le fil de la fiction pour créer un espace critique et révéler ce qui, dans le colonialisme, passe souvent par des récits enjolivés, passionnels, pour masquer des opérations réelles de prédation. La radicalité de son œuvre est à la mesure des terrains glissants sur lesquels elle s'aventure. Elle opère comme une lame dans l'écheveau juridique où se mêlent toujours plus, à l'ère du capitalisme numérique, l'espace public, l'espace privé, la notion de bien commun, la raison subjective et l'altération invisible des libertés. ».

 

Mon travail parle des notions de pouvoir et d’autorité. Je m'intéresse aux règles et aux contraintes, le droit est pour moi un matériau comme de la glaise, et j’essaie d’en trouver les interstices pour créer.

Jill Magid

 

L’idée de créer une bague à partir des cendres de Barragán ne germe pas tout de suite dans l’imagination fertile de l’artiste. Elle produit de premières installations multimédia autour de cette histoire, dont Woman with Sombrero, présentée notamment à Bâle en 2013 (entrée dans la collection du Centre Pompidou en 2020, ndlr). Et entame une correspondance avec Federica Zanco, lui exposant ses projets autour de Luis Barragán, dans l’espoir de la convaincre. Mais ses demandes d’accès aux archives lui sont, comme pour les autres, refusées. Zanco la menace même de poursuites en cas de non-respect du copyright des images. Jill Magid résume ainsi cette quadrature du cercle qui la fascine : « Comment représente-t-on quelque chose que l’on n’a pas le droit de représenter ? » Peu à peu, cette idée de « diamant de cendres » comme clé pour les archives s’impose à elle. En 2005, déjà, l’artiste avait créé Auto Portrait Pending, une œuvre dans laquelle elle demandait à être transformée légalement en diamant après sa mort : « le corps de l’artiste devient ainsi l’œuvre. Une œuvre qui s'achète », précise Magid, qui pose ici la question de marchandisation de l'artiste. 

Jill Magid poursuit sa quête, inlassablement. En 2016, Laura Poitras, qui a signé Citizenfour sur l’affaire Snowden (Oscar du meilleur documentaire en 2015, ndlr) propose à l’artiste de produire un court métrage. Ce sera finalement The Proposal (« la proposition », mais aussi « la demande en mariage »), un film de quatre-vingt-trois minutes : « Ce film, qui est à la fois un documentaire et une œuvre en soi, pose les mêmes questions que les autres pièces sur lesquelles j’ai travaillé… Que signifie posséder quelque chose ? » Dans The Proposal, fascinant récit d’une obsession créative, Jill Magid se met en scène — l’idée de performance est aussi au cœur de son travail. On la suit notamment à Guadalajara, ville dans laquelle est inhumé Barragán. Accompagnée des officiels et de deux agents techniques, Magid fait ouvrir le caveau dans lequel reposent les restes de l’architecte. La séquence du film est irréelle. De l’urne funéraire oxydée, elle prélève les cinq cent vingt-cinq grammes de cendres… qui seront transformées en diamant.

 

Accompagnée des officiels et de deux agents techniques, Magid fait ouvrir le caveau dans lequel reposent les restes de l’architecte. La séquence du film est irréelle. De l’urne funéraire oxydée, elle prélève les cinq cent vingt-cinq grammes de cendres… qui seront transformées en diamant.

 

 

On la voit aussi dîner avec les membres de la famille Barragán, ceux-là même qui lui ont accordé l’autorisation d’exhumer les restes de leur célèbre ancêtre. Mais enfin, comment l’artiste a-t-telle réussi à les embarquer dans son projet fou ? Jill Magid : « J’ai eu toutes les autorisations du gouvernement mexicain, mais d’un point de vue éthique, il me semblait important d’avoir la permission de la famille. Ce qui est intéressant, c’est que l’on ne peut être le propriétaire des cendres d’un défunt, on en est seulement le gardien. Alors que l’on peut être le propriétaire d’un diamant fait à partir de ces mêmes cendres… C’est Hugo Barragán Hermosillo, le neveu de l’architecte, qui avait la charge des cendres. Je lui ai montré tous mes travaux réalisés depuis un an et demi, je lui ai parlé de mon projet, et il a beaucoup aimé l’idée ! C’était quelqu’un de très poétique. » Après la présentation de l'installation Woman with Sombrero, la famille au grand complet est alors réunie pour un dîner de gala, à l’issue duquel tous les membres votent en faveur du projet artistique de Magid. L’affaire fait alors les gros titres de la presse locale, d’aucuns goûtant peu l’esprit provocateur de l’artiste, qui se défend : « Il est important de poser les questions de manière provocante. Mon rôle demeure celui de l’artiste : poser des questions, sans forcément apporter des réponses. »

La correspondance entre Jill Magid et Federica Zanco se poursuit au fil des années, et une forme d’amitié épistolaire se noue, les deux femmes liées par leur passion pour Barragán. Comme un triangle amoureux post-mortem. En 2016, l’artiste invite la chercheuse à venir voir son exposition personnelle à la Kunsthalle de Saint-Gall, en Suisse, dans laquelle la fameuse bague est présentée. Coup de théâtre, Federica accepte de rencontrer Jill. Le 31 mai, l’artiste se rend sur le campus Vitra, à Weil-am-Rhein, en Allemagne toute proche. Son idée ? Proposer à Federica la bague, en échange du retour des archives au Mexique. Les deux femmes se retrouvent dans la cafétéria design d’un bâtiment conçu par Herzog & De Meuron. Problème, Federica n’est pas seule. Son mari Rolf est là, lui aussi.

 

La correspondance entre Jill Magid et Federica Zanco se poursuit au fil des années, et une forme d’amitié épistolaire se noue, les deux femmes liées par leur passion pour Barragán. Comme un triangle amoureux post-mortem.

 

 

Jill lui présente la bague. Touchée par le geste artistique et la pugnacité de l’artiste, Federica refuse néanmoins. « Cette bague ne sera jamais à vendre, seule Federica peut l'obtenir, en échange des archives. Mais pour être assurée, quelqu'un doit la posséder. La famille Barragán et moi en sommes donc propriétaires à 50 %, mais nous ne pouvons vendre notre part à quiconque. Ce qui est une manière de la protéger », précise Jill Magid.

 

Aujourd’hui, la mystérieuse bague repose dans un coffre-fort dans les réserves d’un musée, dans l'attente d'être montrée. Au printemps 2022, une partie des archives Barragán est enfin rendue publique en Suisse. Jill Magid n'y est pas encore allée. Elle n'écrit plus à Federica. Mais peu importe. Pour l’artiste, « à chaque fois que mon film The Proposal est projeté, ma « proposition » est réitérée à Federica. Les œuvres que j’ai réalisées vivent désormais leur vie de manière autonome, elles continuent de poser la question de la propriété, du copyright, et du droit. » ◼