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Philippe Quesne, « Farm Fatale », épouvantails - photo

Emanuele Coccia: « Les épouvantails sont un paradigme de notre vie. »

Et si l'épouvantail était bien plus qu'un simple repoussoir à oiseaux ? À l'occasion de Farm Fatale, pièce de Philippe Quesne qui fait la part belle au motif de l'épouvantail, le philosophe italien Emanuele Coccia, auteur notamment de La Vie sensible (2010) et de La Vie des plantes (2017), s'interroge sur ses significations politiques cachées. Et voit en lui une solution pour traverser la crise écologique actuelle. 

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Ils sont là depuis toujours. Tibulle, le poète romain, raconte que ses contemporains utilisaient des statues vermillonnes de Priapus, le dieu de la fertilité, en guise d'épouvantails. Ils sont partout, quelle que soit la latitude géographique culturelle. Ils ont les formes les plus diverses, mais leur fonction est similaire : partager les êtres vivants selon des règles arbitraires et rendre rare et difficile leur association.


Pour cela, ils travaillent de manière raffinée et sournoise : ils ne tuent pas, ils se limitent à faire peur. Ils terrorisent. Et c’est précisément parce qu'ils font de la peur le moteur de la division entre les différentes communautés, qu’ils sont des artefacts politiques. Les épouvantails ne sont pas des outils triviaux que l'agriculture a utilisés pour améliorer ses cultures. Ils sont, avant tout, les premiers acteurs d'un étrange terrorisme interspécifique qui a longtemps coïncidé avec la définition même de l'humanité et avec ce que nous appelons la politique. C'est dans ce rôle que Philippe Quesne les convoque au cœur de la Farm Fatale, pour changer leur destin, les transformer en acteurs et créateurs du nouveau monde.

 

La politique a été l'œuvre d'êtres humains qui ont essayé de jouer le rôle d’épouvantails.

 

Pendant des siècles, ce que nous appelons la politique a été l'œuvre d'êtres humains qui ont essayé de jouer le rôle d’épouvantails : effrayer et chasser tous les êtres vivants appartenant à d'autres espèces. Que l’on regarde la manière dont nous avons construit les villes. On parle souvent de l'agriculture comme du berceau de la monoculture et pourtant il n'y a pas de monoculture plus radicale que celle des villes : d’immenses espaces où l’on rassemble des individus appartenant à une seule et même espèce, et où l’on fait tout pour en exclure les autres. Les forêts – le nom vient du latin foris, qui signifie « en dehors de » – sont des camps de réfugié(e)s, le refuge de celles et ceux qui ont été chassé(e)s par les épouvantails urbains. La politique a été la tentative de transformer chaque être humain en épouvantail : en un dispositif pour chasser non seulement les oiseaux, mais aussi toute personne appartenant à d'autres espèces, pour des raisons d'hygiène et de productivité.


Ils sont un paradigme de notre vie. Il n'y a pas que la politique qui s'en inspire. Ils ont également envoûté l'écologie. Depuis le mitan du 19e siècle, lorsqu'un botaniste anglais a appliqué les catégories du droit commun aux plantes et distingué les véritables « citoyens » des « envahisseurs », l'écologie s'est obstinée à réfléchir sur la relation du vivant à l'espace en termes de territoire et de propriété. Il y aurait des espèces endogènes et d’autres espèces invasives, il y aurait des portions de territoire naturellement destinées à certaines espèces et refusées à d'autres : un écosystème serait donc une sorte d'épouvantail incarné dans le territoire, qui chasse naturellement toutes les espèces exotiques. 

Même ce que nous appelons culture – qu'il s'agisse d'objets culturels ou purement techniques – semble ressembler à un imposant Léviathan-épouvantail, qui doit terroriser et éloigner le plus possible les autres espèces des lieux où nous vivons. Toutes les machines semblent être des objets qui ont précisément pour but de chasser et de tuer des plantes, des animaux, des champignons, des bactéries. Mais tous les objets culturels semblent également avoir un but similaire : avez-vous déjà vu des animaux vivants dans des musées ? Et combien de plantes poussent à l'intérieur de nos théâtres ?


Après tout, nous croyons que nous sommes humains mais nous sommes des épouvantails dans tout ce que nous faisons. Et le monde que nous avons construit semble être fait à l'image et à la ressemblance de la vie d'un épouvantail. Farm Fatale prend cette équation au sérieux et en tire les conséquences jusqu'au bout. L'humanité a définitivement disparu et seuls les épouvantails ont survécu. L’apocalypse, en effet, n'est pas la fin de la vie : c'est la vie dans laquelle toutes les espèces seront, l'une pour l'autre, une forme d'épouvantail si efficace que tout contact et toute communication en deviennent impossibles. Et ce n'est qu'après la fin que les épouvantails semblent pouvoir comprendre leur erreur. Quesne réécrit le mythe de l'épouvantail à la recherche du cerveau du Magicien d'Oz et en livre une autre conclusion. C'est sur une terre perturbée en permanence par la division entre les espèces dont ils sont cause que les épouvantails vont trouver leur cerveau et changer de nature.


Contrairement à ce qu'ils ont fait pendant des millénaires, ils vivent maintenant de la nostalgie du chant des oiseaux et de leur existence. Ils sont bouleversés par le plus petit des insectes qu'ils rencontrent. Ils sont tous devenus militants. Au lieu de travailler pour que le silence règne sur Gaia, la déesse mère, ils forment des groupes musicaux et chantent les louanges de la révolution. Mais leur projet le plus important est plus radical : au lieu de chasser les espèces, ils gardent et couvent maintenant des espaces de fusion – les plus radicaux possibles. Ils sont les gardiens des œufs, des lieux où les identités de toutes les espèces se mêlent pour donner naissance à un monde où la division cessera de séparer la chair de l'une de la chair de l'autre. Le nouveau monde – un monde dans lequel la politique et l'écologie sont totalement différentes – un monde où la chair cherche la conjonction, au lieu de travailler au massacre ou à la purification.

Il est difficile d'imaginer un geste plus radical et plus important que celui de Quesne. Farm fatale n'est pas un conte de fées, c'est un manifeste pour changer la nature et la signification de ce que nous appelons l'art. Pendant des années, les responsabilités les plus importantes de la crise écologique que nous traversons ont été attribuées à la science et à l'industrie – les deux sphères de technologie et d'artifice qui auraient rendu l'anthropocène possible. D'un certain point de vue, l'anthropocène est l'utopie de tous les épouvantails (c'est-à-dire des machines qui doivent chasser tout ce qui n'est pas humain d'un territoire spécifique) : un monde qui n'est fait que d'êtres humains et dans lequel il y a principalement des traces de vie humaine, comme si la vie non humaine avait été éliminée de la planète.

 

C'est l'art, bien plus que la science et l'industrie, qui a bercé l'illusion de l'homme d'être le seul organisme capable de désir et de pensée.

 

Pourtant, l'art produit autant d'artifices que la technologie ou l'industrie. Et contrairement aux deux premiers, il s’agit d’une activité qui introduit l'artifice non seulement dans les corps, mais aussi et surtout dans les esprits. Même avant la technologie et la science, c'est l'art qui a chassé le non humain de tout horizon esthétique et cognitif. Le grand épouvantail de l'esthétique moderne a tué tous les animaux, toutes les plantes, tous les microbes, champignons et bactéries qui n'ont plus le droit de citoyenneté dans les pages des romans, ou dans les musées d'arts plastiques, les écrans de cinéma ou les théâtres. L'art n'est pas innocent, il ne l’est pas depuis au moins deux siècles.

 

Il ne s'est pas limité à faire disparaître tous les êtres non humains et à effrayer dans une énorme activité de terrorisme esthétique : il a surtout contribué à nier toute forme d'agentivité, la faculté d'action d'un être, à nier tout ce qui n'a pas forme humaine. Les plantes, les animaux, les bactéries ne peuvent être les protagonistes de drames théâtraux, de films ou de romans car ils n'agissent pas, ils ne sont pas doués de conscience, de volonté, de liberté. C'est l'art, bien plus que la science et l'industrie, qui a bercé l'illusion de l'homme d'être le seul organisme capable de désir et de pensée.

 

Philippe Quesne est non seulement le plus radical des artistes contemporains, mais aussi le plus radical des philosophes.


Et c'est précisément pour cette raison que la révolution – la conversion des épouvantails – doit passer par le théâtre. Pendant des siècles, le théâtre a été l'espace privilégié des machines : un objet matériel capable de se déplacer de manière autonome. L'automate est une réalité théâtrale plutôt que technique. C'est donc en changeant le théâtre que nous pouvons changer l'idée d'artifice. Ce n'est qu'au théâtre et par le théâtre que les machines-épouvantails que nous avons créées pendant des siècles pourront trouver le cerveau. D'autre part, de tous les arts, le théâtre est celui qui sert à reconnaître ceux qui agissent : non seulement il pense l'espace comme une scène, un lieu d'action, mais surtout il pense le monde comme une dramaturgie, une collection d'acteurs et d'actrices, d'individus capables de jouer. C'est exactement ce qui nous manque. Philippe Quesne est non seulement le plus radical des artistes contemporains, mais aussi le plus radical des philosophes : ses œuvres traitent de la capacité d'agir des vies non humaines. Car si les oiseaux et les taupes agissent également, les questions biologiques doivent être discutées au théâtre et non dans des ateliers.


Le théâtre est alors la science qui nous permet de surmonter la crise écologique que nous traversons : ce dont nous avons besoin, ce n'est pas d'autres machines, mais d'autres dramaturgies. Nous avons fait deux grosses erreurs dans le passé. D'une part, nous avons considéré la nature comme un grand spectacle qui se tient devant nous et dont nous n'étions que des spectateurs et non des protagonistes. D'autre part, c'est précisément pour cette raison que nous avons toujours considéré la dramaturgie comme un problème pour les autres. Nous ne devons pas changer la nature et nous ne devons pas changer le monde. Il faut juste changer de scénario. ◼