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Julien Creuzet : « Le métier d’artiste est une mission. »

Né en 1986, Julien Creuzet a grandi en Martinique. Liant sculpture, poésie, vidéo et son, il déploie un travail dont l’hybridation est l’un des moteurs essentiels. Confrontant l’histoire, les représentations et les réalités sociales de l’ici et de l’ailleurs, il propose une œuvre dans laquelle se joignent poésie et politique, objets trouvés et dispositifs technologiques. Son projet pour le prix Marcel Duchamp 2021 se construit entre obsessions et figures tutélaires, mettant notamment en avant le trompettiste, sémioticien et philosophe des mathématiques Jacques Coursil, disparu en 2020. Rencontre.

± 9 min

À travers des environnements liant sculpture, poésie, vidéo et son, Julien Creuzet déploie un travail dont l’hybridation est l’un des moteurs essentiels. Confrontant volontiers l’histoire, les représentations et les réalités sociales de l’ici et de l’ailleurs, il propose une œuvre dans laquelle se joignent poésie et politique, objets trouvés et dispositifs technologiques, expérience personnelle et attention au monde. Dans un mélange de sons et de formes, son projet pour le prix Marcel Duchamp 2021 se construit entre obsessions et figures tutélaires, mettant notamment en avant le trompettiste, sémioticien et philosophe des mathématiques Jacques Coursil, disparu en 2020. 

Parlez-nous du travail que vous présentez au Centre Pompidou.
Julien Creuzet — 
Je présente une installation qui mêle sculpture, vidéo et son. Mais plutôt que de la décrire, je pourrais parler des envies, des questions et des enjeux qui ont sous-tendu à l’élaboration de cette œuvre. Dans ce travail, j’essaie de questionner l’héritage de la négritude de plusieurs manières. Je m’intéresse particulièrement à un linguiste qui a décidé de ne pas utiliser de mots, et de ne pas parler. Presque pas. Il a quand même écrit quelques livres… Son véritable langage était celui de la musique, la trompette. Quelque chose qui est lié au souffle. Un souffle à l’origine de la formulation et du dire. C’est comme si la trompette était une traductrice du verbe, du mot, du dire, et que le jazz était presque une manière de formuler un langage tellement sophistiqué, avec tellement de retenue, et en même temps, tellement de non-retenue... Et qui raconte aussi une histoire et un conditionnement. Ce monsieur qui m’est cher, c'est Jacques Coursil. Il y avait quelque chose qui me plaisait beaucoup dans cette idée de ne pas formuler du langage mais de formuler du son, et que le son devienne un souffle infini. C'était important de le présenter dans ces murs car, il y a plusieurs années, alors que le Centre Pompidou m’invitait pour la première fois, j’avais convié Jacques Coursil à faire un enregistrement. Mais il n’a pas pu le faire...

 

L'œuvre que je présente est une installation qui abrite des fantômes. Les fantômes de l'histoire coloniale, qui subsistent encore aujourd'hui en 2021. S'y confronter, ça n'est pas ressasser l'histoire.

Julien Creuzet

 

Il y a une autre idée qui traverse l’installation. Je voulais réfléchir à la question du corpus et à la manière dont ils peuvent générer un imaginaire. Cette question est explorée à travers un ensemble de gestes, de répétitions... Enfin, c’est une installation qui abrite des fantômes. Les fantômes de l'histoire coloniale, qui subsistent encore aujourd'hui en 2021. S'y confronter, ça n'est pas ressasser l'histoire. Parfois, on a de vrais fantômes, des éléments tangibles. Je prends un exemple hors du champ de l’art : aujourd’hui, on sait que les populations noires sont plus sujettes à avoir de la pression artérielle, et du coup à avoir des accidents cardio-vasculaires. Et que ça, génétiquement, c’est ancré par rapport à l’histoire de l’esclavage. Ça se comprend. Donc, aujourd’hui, est-ce qu’on peut parler de médecine et d’accidents cardio-vasculaires sans parler de l’histoire coloniale ? C’est important pour moi, de faire comprendre qu'être une personne noire, c’est tout un héritage. Pour le saisir, on ne peut pas se contenter d'un l’universel flou, sans consistance. 


Je crois que les gens aiment bien quand tout est lisse. L’idée pour cette œuvre, c'était de ne pas faire du lisse, sans pour autant faire du vif ou du tranchant. L’idée c’est d’être avec ce qui nous constitue, avec nos complexités, qui sont aussi nos histoires, nos rencontres civilisationnelles… Ce que je suis quand je suis debout, que je marche dans Paris... Je suis traversé par la musique de Jacques Coursil, je suis traversé par des discussions que je vais avoir avec Maboula Soumahoro (spécialiste des diasporas africaines, ndlr), je suis traversé par des discussions que je vais avoir avec Estelle Coppolani, je suis traversé par des discussions que je vais avoir avec Grégory Privat (pianiste de jazz et compositeur martiniquais, ndlr)… Et je dis tous ces noms parce que tous ces noms, aussi, font partie de ce que je propose.


Comment êtes-vous devenu artiste ?
JC — 
Là où j’ai grandi, rares sont les gens qui ont dépassé le baccalauréat. Dans ma famille, rares sont ceux qui sont allés à l’université. Au fur et à mesure des études, devenir artiste, en faire un métier, devient possible. Il fallait composer avec différents enjeux, mais je crois que je n’avais rien envie de faire d’autre. Je n’avais profondément aucune envie d’aller dans une entreprise et de pointer. Il y a quelque chose au fond de moi qui a toujours voulu être complètement, le plus possible, indépendant. De faire des choix qui peuvent être des choix singuliers dans la manière de vivre, et même dans la manière dont on peut considérer un habitat, puisque le mien peut manquer de confort… Récemment j'ai accepté de devenir chef de l’atelier de sculpture aux beaux-arts de Paris, je crois que c’est aussi un moment où j’accepte quelque chose d’autre en termes d’indépendance. Mais je l’accepte aussi parce qu’il y a quelque chose de très beau, dont j’ai envie aujourd’hui. Je touche les limites du champ de l’exposition, j'aborde la question de la transmission. 


Comment travaillez-vous ?
JC — 
Je vis dans mon atelier depuis de nombreuses années. C’est un lieu qui est précieux, et je crois que j’ai besoin de cette proximité avec la production, avec les formes, pour les voir vivre, pour les voir et voir comment elles résistent à mon propre regard… Je trouve qu’il y a des rythmes différents de création. 

 

Est-ce qu’il y a une œuvre qui a été importante en tant qu’artiste ?
JC — 
Je dirais The Miseducation of Lauryn Hill, c’est un album superbe (sorti en 1998, ndlr), qui s’écoute encore aujourd’hui, qui me stimule beaucoup à l’atelier.

 

Quell est votre rapport à la poésie ?
JC — 
Ma grande passion d’enfant, ou de jeunesse, c’était d’écrire des chansons, du rap, rapper avec les copains. J’avais la sensation qu’il y a un engagement dans cet acte d’écrire des chansons. Ces chansons pouvaient s’émanciper des formes standardisées en termes de mesure, de la manière dont on écrit la musique.

En découvrant votre travail, on rencontre une grande variété de matériaux, tissu, coquillage, métal, ficelle… mais aussi vidéo. Comment choisissez-vous vos matériaux ?
JC — Il n’y a pas de règle. Il y a des choses qui prennent beaucoup de temps à être digérées, des matériaux que j’ai dans des boîtes depuis des dizaines d’années, qui ont besoin d’être décantées très longtemps avant d’être utilisées… Et il y a des choses que je peux trouver tout de suite, en sortant de notre rendez-vous, par terre. Ma toute première exposition personnelle s’appelait Standard and Poor’s, le nouveau monde. Ce n’était pas très loin d’ici, dans une galerie qui s’appelle Dohyang Lee. Et l’idée était de questionner les matériaux. De questionner leurs origines, notamment au pied de la lettre, avec ce groupe de mots qu’est Standard and Poor’s, le nom d’une agence de notation. Cette agence de notation va être un révélateur pour moi, parce que c’est la première fois que j’ai la sensation qu’une entreprise économique prend le pouvoir de décision sur un pays, sur une nation, et lui dicte ce qu’elle doit faire. Lui dit : « Il faut que tu réformes les hôpitaux », « Tu dois réformer l’assistance publique »… Et ça me paraissait hyper violent, mais hyper intéressant de questionner ça, et je trouvais que, dans le titre, il y avait quelque chose qui me permettait de questionner l’histoire – de ces matériaux, l’histoire des usages, l’histoire du design – et j’avais besoin de comprendre comment une chaise, comment une étagère, ont des hauteurs, des mesures, et que ces mesures correspondent à une histoire des usages, et comment, dans cette histoire des usages, on retrouve évidemment l'histoire coloniale. Comme le début du monde capitalisé. Et là arrivent tout un tas de choses de proximité, comme un opercule de café, de chips, une étagère en bois Ikea, un cigare, une bouteille de Coca Cola, etc.

Une autre histoire qui m’intéressait, c’est celle des sculptures qui ont une charge concrète, qu’on va retrouver dans une statuette fétiche à clous du Bénin, dans un bronze d'Ife, etc. Et il y avait toute cette charge qui était mise, d’un point de vue sculptural, à l’intérieur, par la question des miroirs, par la question de choses organiques comme du sang, comme des cheveux, comme des poils, comme des sécrétions, et j’en passe – et des végétaux. Il y avait quelque chose qui m’intéressait dans l’idée même qu’une forme d’art non occidentale ait été conçue comme un vecteur de discussion, de spiritualité… J’ai besoin de comprendre ces matériaux. J’ai besoin de comprendre pourquoi telle corde est tressée de cette manière, et pour ce faire j'ai besoin de la dé-tresser. Et en la dé-tressant, j’obtiens de la matière... Les choses se font comme ça. 

 

J’essaie de me servir du réel, de l’histoire, de la science, de la sociologie, de la philosophie... et de faire rencontrer ça dans le champ des formes, grâce à la poésie. Je ne crois pas que ce soit mon rôle de culpabiliser qui que ce soit avec l’histoire coloniale.

Julien Creuzet

 

Votre travail est-il politique ? 
JC — 
Je pense qu’il y a une responsabilité à être artiste. Il y a une responsabilité de ce qu’on donne à voir, de ce qu’on donne à lire, de ce qu’on donne à entendre. Je pense que le métier d’artiste est une mission… Chacun y trouve sa mission, d’ailleurs. Pour ma part, je pense que convoquer les imaginaires est quelque chose de très fort – surtout dans une société comme la nôtre où on oublie l’importance de cette place, d’imaginer des possibles, des impossibles, des fictions, des choses réelles. J’essaie de me servir du réel, de l’histoire, de la science, de la sociologie, de la philosophie… et de faire rencontrer ça dans le champ des formes, grâce à la poésie. Je ne crois pas que ce soit mon rôle de culpabiliser qui que ce soit avec l’histoire coloniale. Mon rôle est plutôt de trouver une forme d’émancipation, et cette part d’imaginaire est aussi une forme de liberté qui est venue aux autres par le fait de regarder, ou que les formes suggèrent, c’est de la matière à penser, à réfléchir, à se déplacer. Il s’est passé beaucoup de choses en quinze ans. Il y a quinze ans, on n’utilisait pas le mot « décolonial », on n’utilisait pas l’idée de « décoloniser » la pensée, de « décoloniser » le corps, de « décoloniser » l’espace public, de « décoloniser » les musées… Ça n’existait pas. Ou c’était formulé différemment. Et, il y a peut-être quinze ans, on disait « post-colonial ». Aujourd’hui, on utilise d’autres termes parce qu’il y a une autre manière de penser.

 

Il y a quinze ans, on n’utilisait pas le mot « décolonial », on n’utilisait pas l’idée de « décoloniser » la pensée, de « décoloniser » le corps, de « décoloniser » l’espace public, de « décoloniser » les musées… Ça n’existait pas.

Julien Creuzet

 

Ce qui m’intéresse, aussi, avec ce terme de « décoloniser », c’est que c’est un terme qui peut être repris par les mouvements féministes à travers le monde, parce qu’il y a aussi une manière de retrouver une forme de liberté vis-à-vis d’une codification de la société. Le mot « noir » est un mot difficile à dire. Le mot « nègre » est un mot difficile à dire. Le mot « négritude » est un mot difficile à dire. Le mot « domination » est un mot difficile à dire vis-à-vis de certaines populations et de certaines géographies. Il y a plein de choses qui sont encore difficiles à dire. Et peut-être que je vais insister plus sur le mot « négritude » parce que je pense que c’est de ça dont va tenir, un peu, ce que j’ai envie de proposer. Et ce mouvement littéraire et poétique a une histoire, mais ce mot, pour moi, n’a pas traversé le temps comme il se doit. Je pense que la négritude est un mouvement qui peut paraître daté. Et pourtant, aujourd'hui dans la langue française on va utiliser des anglicismes. Par exemple, pour parler de la condition noire, aujourd’hui, on va utiliser « blackness ». Dans les milieux littéraires universitaires, on va utiliser « blackness », et du coup, ma question est assez simple : « Quel est l’équivalent, dans la langue française ? Est-ce que la « négritude » pouvait être l’équivalent, et pourquoi, en fait, ce terme qui a été choisi, en âme et conscience, par un groupe d’intellectuels, n’est-il pas un mot qui est entré dans le langage courant ? De quelle manière la société, la politique, filtrent toutes ces choses ? Ce sont des questions qui m’intéressent, et je trouve que l’espace du musée, au-delà du prix Duchamp, permet aussi de poser ces questions-là, comme celles qui ont trait au langage, à l’émancipation…

 

En quoi croyez-vous ?
JC —
 Je crois en la joie. Ça peut paraître bête, mais la joie n’empêche pas d’être très sérieux, la joie n’empêche pas d’être profond, la joie n’empêche pas d’avoir de l’engagement. Je pense qu’un individu joyeux est un individu qui brille, et qui existe, comme ça, parce qu’il est en accord avec ce qu’il doit être, et que c’est, peut-être, quelque chose que je trouve tout simplement beau pour exister. Dans les conditions qui sont les nôtres en 2021. ◼

Prix Marcel Duchamp 2021
Julian Charrière, Isabelle Cornaro, Julien Creuzet, Lili Reynaud Dewar

Du 6 octobre 2021 au 3 janvier 2022 
Galerie 3 et 4  

 

Crée en 2000, pour mettre en lumière le foisonnement créatif de la scène artistique française, le prix Marcel Duchamp a pour ambition de distinguer les artistes les plus représentatifs de leur génération et de promouvoir à l’international la diversité des pratiques aujourd’hui à l’œuvre en France. 

 

Ce partenariat fidèle entre l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) et le Centre Pompidou s’inscrit résolument dans une volonté de mettre en valeur la scène française auprès du plus grand nombre et d’affirmer le nécessaire soutien à ces artistes dans un contexte d’autant plus marqué par la pandémie.

* « Backup, Blackness ou Négritude, bleu, vert, orange,je suis fatigué, A female Negro Slave, with a weightchained to her Ankle, Blackness ou Négritude, nuances de vert de la mer, cadavérique, Amérique, Agave, Backup, bleu, vert, orange, je suis fatigué, rose chair, gris métallique en peer-to-peer, Auellaine des Indes de Acosta, stress oxydatif, Blackness ou Négritude, des mutagénèses. Barre de justice, colliers et cadenas pour enchaîner les esclaves à bord des navires négriers, persistance rétinienne, dans le dedans des songes, Blackness ou Négritude, Phasme Arumatia duplex, The Sugar Cane, in its four different Stages, rayonnements ionisants Blackness, Cassia Alata, rhum, bicarbonate ou Négritude s’écroule en part des anges, je suis fatigué, La même barque de négrier arabe, coupe théorique, pour faire voir l’entassement des malheureux esclaves accroupis et cachés entre les planchers, Blackness bains de feuilles ou Négritude antibiotiques, Pigments et Névralgies, the genotoxic, Backup Blackness ou Négritude, L’AURORE, le CBD atténue les douleurs (…) »
2021

Ensemble de sculptures en plastique, métal, tissus, vêtements personnels, coquillages, verre et pierres polis de la baie de Saint-Pierre, perles, citron, feuilles de la Forêt de la rivière de l'Alma, mue de cactus de Normandie

Courtesy de l'artiste et de la galerie High Art Paris/Arles