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La performance du genre chez Todd Haynes : miroirs, mascarade et poudre aux yeux

Infusé par la théorie féministe du cinéma, la philosophie déconstructiviste et la pensée queer qui émerge au début des années 1990, le cinéma de Todd Haynes ne cesse d’interroger, film après film, la manière dont les normes et les structures de la représentation cinématographique contribuent à figer la représentation des identités genrées, mais aussi sexuelles, raciales et sociales. Décodage des motifs qui parsèment sa filmographie, de Safe à Loin du paradis, en passant par Carol, Mildred Pierce, I'm Not There, ou encore Velvet Goldmine. 

± 15 min

Des mélodrames de la femme inconnue

Les mélodrames haynesiens, de Loin du Paradis à Carol, pourraient être décrits comme des « mélodrames de la femme inconnue », pour reprendre l’expression qui donne son titre à l’ouvrage de Stanley Cavell sur le mélodrame américain, La Protestation des larmes. Le Mélodrame de la femme inconnue (1997). Chaque protagoniste expérimente une transformation intérieure qui la conduit à exprimer le refus d’un ordre des choses, dans lequel sa subjectivité individuelle n’est pas reconnue. Dans Safe, Carol White (Juliane Moore) développe une mystérieuse maladie « environnementale » qui la plonge dans des crises dont les effets spectaculaires ne parviennent pas à sortir son mari et son médecin de leur scepticisme face à la réalité de cette maladie. Réelle ou imaginaire, en même temps qu’elle la transforme, elle enferme Carol dans une solitude de plus en plus absolue, vécue comme une sorte d’étrangeté et d’absence à un monde qui ne la comprend pas, qui ne reconnaît pas sa différence. Carol erre la nuit dans son jardin en robe de chambre blanche. Une musique de synthétiseurs lynchienne et son corps filmé de dos qui se perd dans l’obscurité de la profondeur de champ nimbent alors sa présence d’une évanescence fantômale. Une autre fois, Carol s’endort à une table de restaurant, complètement indifférente aux blagues grossières et sexistes d’un collègue de son mari, comme un automate dont les batteries se seraient déchargées. Le célèbre « je t’aime » final répété face à sa propre image reflétée par un miroir, qui nous est adressé en regard-caméra, nous fait prendre conscience de cette solitude radicale dans laquelle se trouve Carol au terme du film.

 

Chez Haynes, chaque protagoniste expérimente une transformation intérieure qui la conduit à exprimer le refus d’un ordre des choses, dans lequel sa subjectivité individuelle n’est pas reconnue.


Cette quête de métamorphose et de reconnaissance s’effectue aussi solitairement pour Cathy Whitaker (Julianne Moore) dans Loin du Paradis : deux événements inattendus, la rencontre avec son jardinier noir et la découverte de l’homosexualité de son mari, la conduisent à rompre avec un mode de vie conformiste et à s’isoler dans une solitude de plus en plus grande. L’espace de Claire, jouée par Charlotte Gainsbourg dans I’m not there, est en l’absence de Robbie, sa star de mari, celui de la maison. En dehors des flashbacks, chaque plan la montre seule dans son lit, sur le canapé ou dans la cuisine, délaissée par un mari accaparé par sa carrière et infidèle. C’est également dans cet espace solitaire qu’elle se réinvente, en décidant de divorcer et de retrouver son indépendance en renouant avec sa carrière de peintre. Comme Stella Dallas, figure éponyme du film de King Vidor (1937), Mildred Pierce (Kate Winslet) et Carol Aird se séparent et divorcent de leur mari. Elles s’occupent seules de leurs filles, pour lesquelles elles sont prêtes à tous les sacrifices, ou presque. Pour subvenir aux besoins de ses enfants, Mildred, une fois séparée de Bert, doit se réinventer. Cela signifie pour elle risquer le déclassement social en acceptant un travail de serveuse. Son succès dans les affaires et son désir d’amasser de l’argent sont ensuite entièrement tournés vers l’idée de satisfaire le plus possible les désirs de sa fille Veda, qui la conduira tout droit à une banqueroute financière et sentimentale. Carol, quant à elle, sacrifie pour un temps sa relation avec Therese (Rooney Mara) et son désir queer, pour retrouver la garde de sa fille, qu’elle a perdue après la divulgation à son mari des preuves de sa liaison avec une femme. Tout comme Stella Dallas (Barbara Stanwyck) sacrifie sa maternité pour préserver son enfant de sa vie de femme libre, Carol finit par confier la garde de sa fille à son mari, non pour la préserver des conséquences de ses préférences sexuelles, mais en raison de l’impossibilité, forgée par la norme sociale, de concilier dans l’Amérique des années 1950 son statut de mère et son « être profond ». 


Par le choix « d’une certaine solitude », les femmes inconnues réalisent aussi selon Cavell, qui s’inspire du philosophe américain Emerson, une transformation qui les mène du conformisme à la confiance en soi. Chacune à leur manière, les héroïnes de Haynes expérimentent ce trajet qui leur permet de devenir le sujet d’un discours qui revendique son existence. Seule peut-être Karen Carpenter paie-t-elle de sa vie son incapacité à faire entendre sa voix propre au sein d’une famille et d’une industrie qui pourtant se sont appropriées le génie de cette voix-même. Carol White et Cathy Whitaker prennent conscience, à l’aune d’un événement traumatique et d’une crise personnelle profonde, du conformisme de leur existence et rompent avec lui, l’une en s’exilant physiquement du foyer et de sa famille, l’autre en assumant en pensée et en actes son refus des préjugés et des discriminations raciaux. Par la lettre adressée au centre de thérapie positive de Wrenwood, Carol White semble avoir enfin trouvé une voix qui lui permette de se dire, même si en présence de son mari qui vient de faire intrusion dans sa chambre, elle ne semble à nouveau plus en état de s’exprimer ni de savoir où elle se trouve. En l’absence d’un espace approprié, le moi de Carol n’a nulle part où s’ancrer pour exister. Dès lors, nul autre choix que celui de l’exil n’est envisageable pour elle.

 

C’est également par l’intermédiaire d’une lettre retrouvée par Robbie au fond d’un carton que ce dernier apprend la volonté de Claire de se séparer définitivement de lui. Le contenu de la lettre nous est transmis par la voix de Claire, en sourdine, comme si nous avions directement accès au flux de pensée qui a accompagné son écriture. À aucun moment de cette lecture, Todd Haynes n’a laissé la voix masculine s’approprier la parole féminine, comme si seule comptait cette parole retrouvée de la femme inconnue qui affirme sa vérité à celui qui ne la reconnaît pas, comme le fait Lisa Berndle dans Lettre d’une inconnue de Max Ophüls (1948).


Si, en un magnifique coup de théâtre, Carol parvient à imposer à une assemblée masculine son « être profond », le choix d’assumer ouvertement sa sexualité et son amour pour une femme, Therese, elle, semble être sortie de sa chrysalide, lorsque Carol l’aperçoit à travers la fenêtre d’un taxi, plusieurs mois après leur séparation. Son costume et son maquillage la font paraître plus mûre, ses gestes, plus assurée et déterminée. De manière significative, ce n’est plus Carol qui est l’objet de son regard fasciné, mais elle-même qui devient enfin visible pour Carol. La persona des actrices choisies par Haynes pour incarner ces femmes inconnues, Julianne Moore, Cate Blanchett, Rooney Mara, ou encore Kate Winslet, contribue à cette exposition et à cette visibilité d’une subjectivité qui s’affirme.  

 

Maisons de poupées

La fascination de Haynes, depuis Superstar: The Karen Carpenter Story (1988), pour les poupées, les figurines, les miniatures, les masques et les avatars, comme médiums de la représentation des corps féminins et masculins, fait de ce motif une figure essentielle de la représentation critique des identités de genre et de leurs rapports. Les héroïnes de Todd Haynes apparaissent en effet comme les dignes héritières de Nora dans Une maison de poupée (1879) d’Henrik Ibsen, qui se libère de son mari et de ses enfants, au mépris de toute morale sociale, pour aller chercher en dehors du mariage et de la maternité, un savoir et une éducation, que le système patriarcal ne lui a jamais offerts ni autorisés. Les personnages féminins chez Haynes effectuent, en partie ou entièrement, un tel trajet, se libérant solitairement des liens de la conjugalité, et parfois aussi de ceux de la maternité.

 

Les personnages féminins chez Haynes effectuent, en partie ou entièrement, un tel trajet, se libérant solitairement des liens de la conjugalité, et parfois aussi de ceux de la maternité.


La poupée, comme le cinéma que la théoricienne queer Teresa de Lauretis nomme une « technologie de genre », contribue à créer mais aussi à renverser les représentations figées de la féminité et de la masculinité. Par sa parenté avec la marionnette, elle incarne visuellement le statut de femme-objet, et dans une moindre mesure, celui d’homme-objet, véritables automates soumis aux injonctions fixistes et essentialistes de la société. Figuration de l’entre-deux, de l’animé et de l’inanimé, de l’humain et de l’artificiel, du tragique et du grotesque, la performance marionnettique, qu’elle soit celle de la poupée ou de l’acteur marionnettisé, permet à Todd Haynes de montrer comment personnages féminins et masculins sont rongés et vidés de leur substance par la répétition mécanique des performances du genre et d’autres rôles sociaux plus largement imposés par la société.

La mascarade du genre : « It’s all smoke and mirrors ! »

La féminité et la masculinité ne sont finalement représentées chez Haynes que comme des masques destinés à ruser avec les attentes de la société. Le corps défait et défiguré par la mort au travail devient ainsi un corps dé-fait, dé-figuré, dans le sens où s’y dévoilent les masques d’une figuration stéréotypée et consensuelle du masculin et du féminin. Les rapports entre personnages féminins et masculins au sein de la cellule familiale sont souvent représentés comme des rôles mal distribués, mal joués ou refusés par ceux auxquels ils sont assignés. 

 

La féminité et la masculinité ne sont finalement représentées chez Haynes que comme des masques destinés à ruser avec les attentes de la société.


Cette mascarade du genre est particulièrement bien mise en évidence chez Haynes par le motif du miroir qui réfléchit le rapport des personnages aux genres, tantôt comme un faux-semblant, tantôt comme une prise de conscience de ces rôles que la société nous fait jouer dans une existence où tout semble n’être que « poudre aux yeux », pour reprendre une expression de Frank dans Loin du Paradis. Les miroirs chez Todd Haynes, comme chez Douglas Sirk, nous sont donc très utiles pour penser les genres et la manière dont les personnages féminins et masculins s’y reflètent paradoxalement, entre faux-semblants et dévoilements.


Carol apparaît en effet dans l’intensité d’une aura iconique, qui se cristalliserait dans une image cinématographique et codifiée de la féminité qu’ont véhiculée des stars féminines de l’âge d’or hollywoodien, comme Grace Kelly ou Joan Crawford. Cate Blanchett s’est nourrie de ces incarnations cinématographiques de la féminité pour donner vie à un personnage dont la grâce lumineuse et aristocratique est de surcroît magnifiée par la photographie d’Ed Lachman. Le point de vue dominant de Therese qui longtemps ne perçoit Carol qu’à travers le filtre des écrans transparents de multiples vitres ou de l’objectif de son appareil photographique, accentue le caractère iconique et superficiel de la féminité qui se dégage du personnage. Dans I’m not there, Jude Quinn (Cate Blanchett encore) thématise et ridiculise cette mascarade de la virilité en se dessinant une moustache face au miroir de la salle de bains de sa chambre d’hôtel. Une seule et même image juxtapose et confond ainsi des couches multiples de genres : un personnage masculin interprété par une actrice parodie par le déguisement un attribut de la virilité.


Objet paradoxal, le miroir est à la fois le symbole narcissique de l’illusion et de la mascarade du genre, mais aussi le révélateur aux yeux du spectateur de ces artifices mensongers. Alors que Karen dans Superstar comme Carol dans Safe finissent par étouffer puis par disparaître sous le poids de leur image reflétée par d’innombrables miroirs, des figures comme Richie Beacon dans Poison, Brian Slade dans Velvet Goldmine, ou encore Bob Dylan dans I’m not there ne cessent de se réinventer à travers une multiplicité de reflets. Si le genre est une image vaine chez Todd Haynes, cette vanité semble vouer les figures féminines au vide et au rien quand elle pare les figures masculines de masques changeants.

 

La représentation du féminin et du masculin chez Haynes est proche de la description qu’en donne Judith Butler dans Trouble dans le genre : le genre apparaît comme le fruit d’une imitation performative, semblable à celle du travestissement drag, qui crée par sa répétition un effet de substance qui n’est qu’illusion.


La représentation du féminin et du masculin chez Haynes est proche de la description qu’en donne Judith Butler dans Trouble dans le genre (1990) : le genre apparaît comme le fruit d’une imitation performative, semblable à celle du travestissement drag, qui crée par sa répétition un effet de substance qui n’est qu’illusion. Jude Quinn dans I’m not there pousse encore plus loin le « trouble dans le genre » et la valse des catégories du masculin et du féminin. Une confusion et une indétermination troublantes règnent dans l’identification du genre du personnage. Doit-on voir dans l’interprétation par l’actrice de cet avatar de Dylan une femme qui parodie les codes de la masculinité en se travestissant en homme, soit un drag king, ou bien un homme dont la féminité et l’androgynie sont simplement soulignés par le recours à une actrice ? Cette confusion, voire cette fusion, parfaite des genres féminins et masculins dans un seul et même corps illustre à merveille l’indépendance du genre et du corps sexué théorisée par Butler. C’est aussi pourquoi dans Velvet Goldmine un personnage masculin, Jack Fairy (Micko Westmoreland), et un autre féminin, Mandy Slade (Toni Collette), se ressemblent tant dans leur performance d’une féminité glamour et hyperféminisée. 


La pratique citationnelle, au second degré, qui est celle du drag mais aussi du cinéma de Todd Haynes, rend visible la formation du genre comme une construction imitative et stylisée et non comme une substance. Le réalisateur, pour qui forme et récit sont indissociables, insère, dans un geste d’une cohérence sublime, ces représentations de la mascarade du féminin et du masculin dans une forme de drag cinématographique, qui cite et imite pour mieux les subvertir les codes du biopic, du mélodrame sirkien, du thriller paranoïaque ou, plus récemment, du documentaire. Le goût de Haynes pour la représentation du passé américain des années 1920 aux années 1980 passe par une reconstitution minutieuse des décors mais aussi des styles vestimentaires et des accessoires qui ont construit une représentation binaire et stéréotypée des genres dans l’histoire du cinéma. Le personnage de Frank (Dennis Quaid) dans Loin du Paradis dissimule son homosexualité derrière le masque et le costume d’une masculinité hétérosexuelle : costume, imperméable et chapeau, blagues et parties de golf avec les collègues de travail, vie rangée et confortable avec femmes et enfants dans une banlieue chic du Connecticut, dessinent la panoplie parfaite du mâle hétérosexuel derrière laquelle Frank dissimule son homosexualité. De la même manière, les attitudes et la musculature viriles des prisonniers de Fontenal dans Poison permettent de masquer publiquement les désirs homoérotiques que certains d’entre eux éprouvent les uns pour les autres. Pour David M. Halperin, cette dissimulation de l’homosexualité derrière un masque de mâle hétérosexuel fonctionne exactement de la même façon qu’une performance drag. Frank, Bert et Harge nous touchent aussi d’une certaine manière par le sentiment qu’ils nous donnent d’avoir à endosser le costume et le rôle d’une masculinité qu’ils n’ont pas vraiment choisie et dans lesquels on ne les sent pas tout à fait à l’aise.

Des espaces symboliques des dominations politiques

Les espaces représentés ne sont jamais que des décors chez Haynes : leur représentation se charge d’une valeur symbolique des rapports de domination entre les genres mais aussi entre les races et les classes. La distribution des décors entre un espace public et extérieur masculin et un espace privé et intérieur féminin, caractérise l’économie spatiale des woman’s films de Haynes. Carol White apparaît véritablement dans la première moitié de Safe comme une potiche instrumentalisée par son mari pour veiller à la tenue du foyer, assouvir ses besoins sexuels, faire famille avec un enfant qui n’est même pas le sien, et briller lors de dîners professionnels. L’espace de Frank Whitaker dans Loin du Paradis est celui des bureaux de Magnatech ou celui des dîners de travail au restaurant dont il peut s’échapper pour rejoindre des lieux plus clandestins et secrets. Cathy, quant à elle, reste cantonnée à l’espace domestique de la maison, où elle s’occupe de leurs deux enfants, organise des soirées qui vont permettre à son mari de briller en société, ou à sa meilleure amie d’assouvir son besoin de sociabilité mondaine, et ainsi de conforter son appartenance à la bonne société de Hartford. La maison se fait dès lors l’image sensible et matérielle de la solitude intérieure des personnages féminins. L’enceinte néo-gothique où Carol White dans Safe, Claire dans I’m not there et Carol Aird dans Carol traînent leur solitude, est comme la réification de l’emprisonnement de ces figures féminines dans un espace que régente celle, invisible, du mari.

 

Les héroïnes haynesiennes cherchent toutes, d’une manière ou d’une autre, à fuir l’espace aseptisé et claustrophobique de la banlieue où elles vivent, à la lisière de la grande ville américaine, New York ou Los Angeles.


Les héroïnes haynesiennes cherchent toutes, d’une manière ou d’une autre, à fuir l’espace aseptisé et claustrophobique de la banlieue où elles vivent, à la lisière de la grande ville américaine, New York ou Los Angeles. Cette fuite de l’espace de la suburbia équivaut toujours à une fuite du carcan familial et de la norme hétéronormative. Espace de la répétition du même sur le plan architectural, la banlieue pavillonnaire américaine est aussi l’espace de la conformité monotone à la norme et du contrôle social. Au prologue qui ouvre Superstar sur la découverte du corps sans vie de Karen Carpenter par sa mère dans leur maison de Downey en Californie, succède immédiatement un plan sur la façade du pavillon de la famille Carpenter sur lequel une voix-off propose de comprendre les raisons de la mort de la chanteuse en remontant à ses origines dans la banlieue de Downey. Le générique est alors lancé par un long travelling latéral qui fait défiler l’alignement uniforme des pavillons sur le mélancolique « Superstar » interprété par la voix cristalline de Karen Carpenter. Pour Todd Haynes, l’anorexie de Karen n’est que le reflet hyperbolique de l’atmosphère morbide et délétère qui règne dans ces banlieues : « J’y vois les pathologies et les excès qui sont les composants nécessaires de l’identité et de l’existence suburbaines. » C’est d’une certaine façon le vide de cette banlieue de Downey où sa famille l’enferme que Karen recrée dans son corps à travers sa maladie. Toutes les tentatives de la chanteuse pour échapper au carcan vide de Downey comme à celui de son corps sont vaines et ne font qu’aboutir à sa propre disparition.


La maison des White dans la vallée de San Fernando, des Pierce à Glendale, ou encore de Cathy à Hartford s’inscrit dans la même monotonie conformiste, impersonnelle et aseptisée, que les personnages masculins peuvent également subir mais qu’il leur est plus aisé de fuir. Frank dans Loin du Paradis, Brian et Arthur dans Velvet Goldmine finissent tous trois par quitter leur maison de banlieue pour pouvoir assumer un peu plus librement en ville leurs désirs queer. Même Raymond peut fuir Hartford pour Baltimore quand Cathy ne peut échapper à cette ville, à son lotissement et à sa maison, aussi luxueuse soit-elle. 


C’est aussi contre le vide de ce monde suburbain, rempli seulement des objets de la société de consommation et de la pollution produite par le mouvement pendulaire des automobiles, que Carol White dans Safe tente de se protéger en fuyant vers un autre désert, celui du Nouveau Mexique où se situe le centre Wrenwood. Son aspect insulaire et utopique ne se révèle être qu’une illusion. Elle le réalise à ses dépens pendant une promenade, en évitant de peu d’être écrasée par une voiture qui roule à tombeau ouvert sur une route qui borde le centre. Finalement, Carol n’a fait que lâcher un désert pour un autre, tout aussi impuissant que le premier à remplir le vide intérieur qui est le sien.

Genres, travail, races et lutte des classes

Dark Waters s’attache à faire le portrait d’un personnage masculin, l’avocat Robert Bilott interprété par Mark Ruffalo, dont l’épouse jouée par Anne Hathaway semble à première vue relever du cliché de la bonne épouse et mère de famille, qui a sacrifié sa vie professionnelle pour permettre à son mari de réussir la sienne. Ce cliché de l’emploi est d’abord une question de genre, comme le souligne la Nora d’Ibsen de manière naïve : « Mais c’était tout de même très drôle de travailler pour gagner de l’argent. J’avais presque l’impression d’être un homme. » Qu’une femme renonce à sa carrière d’avocate pour élever des enfants et assurer la stabilité du foyer semble aller parfaitement de soi dans l’Amérique des années 1990 et 2000, ce que ne manque pas de souligner cyniquement un voisin de table de Sarah, lors d’un dîner de gala donné par un consortium de grandes industries chimiques. On ne peut que constater la composition essentiellement masculine du cabinet Taft où Robert Bilott exerce comme associé. La seule figure féminine qui y travaille est contrainte de retarder l’annonce de sa grossesse pour ne pas ralentir le déroulement d’une carrière, que l’on devine plus lent que pour ses pairs masculins.


C’est également au prix d’efforts humainement très coûteux et de l’acceptation d’une certaine marginalité sociale que Carol Aird et Mildred Pierce obtiennent le droit de ne plus être réduites au statut d’épouse et de de mère, et de travailler. Après son divorce, Carol annonce fièrement à Therese qu’elle a trouvé un emploi de décoratrice, comme si travailler était essentiel à l’émancipation de sa précédente condition d’épouse et de mère de la bonne société américaine, à laquelle on sait que le pouvoir et le cinéma ont rappelé les femmes après le retour des hommes de la guerre. Même s’il lui vaut un véritable mépris de classe de la part de la riche Mme Forrester qui cherche une gouvernante, et jusque dans son cercle intime, travailler constitue également un acte fort d’indépendance pour Mildred Pierce, que Haynes s’attache à filmer longuement et minutieusement.


Que Therese travaille pour une enseigne de la grande distribution ne dérange en revanche personne, sans doute parce qu’elle est issue d’une classe moins aisée que celle de Carol. Therese est l’un des seuls personnages féminins de premier plan qui appartienne à la classe laborieuse. Elle apparaît à ce titre chosifiée par l’entreprise qui l’emploie : « Are you Frankenberg material ? » indique le titre du chapitre tiré du manuel du parfait employé qu’essaie de lire distraitement Therese au réfectoire avant l’ouverture du magasin. Cette expression montre à quel point une enseigne capitaliste peut traiter ses employés comme des objets, les invitant en quelque sorte à faire corps avec elle, au même titre que les biens de consommation qu’elle vend. 

 

La représentation symbolique des espaces domestiques où sont confinées les héroïnes féminines a son point aveugle : celui d’une domesticité souvent racialisée qui n’habite pas de la même façon un espace dominé par des personnages de femmes blanches et bourgeoises, comme la bien nommée Carol White.


La représentation symbolique des espaces domestiques où sont confinées les héroïnes féminines a son point aveugle : celui d’une domesticité souvent racialisée qui n’habite pas de la même façon un espace dominé par des personnages de femmes blanches et bourgeoises, comme la bien nommée Carol White. Lorsque cette dernière apparaît au réveil en robe de chambre rose pâle dans l’embrasure de l’entrée de la cuisine semi-ouverte, qu’elle ne franchira jamais, la caméra, d’abord posée dans la cuisine, filme au premier plan la gouvernante d’origine hispanique, Fulvia, s’adressant en espagnol à une compatriote qui fait briller l’argenterie. A l’arrière-plan, deux ouvriers de la même origine, ce que laisse supposer l’émission en espagnol que la radio est en train de diffuser, recouvrent les meubles de la cuisine de peinture blanche. Dans le plan suivant, la caméra, placée cette fois dans la salle à manger, filme un échange entre Fulvia et Carol de part et d’autre de la cloison qui sépare l’espace des domestiques, la cuisine, et celui de Carol, la salle à manger. Dans le dernier plan de cette séquence, Carol est filmée longuement au centre exact du cadre. Assise très droite sur un canapé, elle y boit un verre de lait et le plan moyen laisse apparaître, dans le flou de la profondeur de champ, l’espace de la cuisine, où elle n’aura jamais pénétré durant toute la séquence. Cette division très nette des espaces visuels et acoustiques — l’émission de radio en espagnol est mise en sourdine pour permettre à celle qui est en anglais d’occuper l’espace sonore — symbolise ici parfaitement les frontières de race et de classe qui divisent l’espace domestique dans la bourgeoisie blanche américaine. Si Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1976) est un sous-texte essentiel pour Safe, revendiqué par Todd Haynes lui-même, l’enfermement dans l’espace domestique de Jeanne Dielman et de Carol White, et la critique féministe qu’il véhicule emprunte des voies distinctes : Akerman s’attache à filmer la répétition ritualisée de tâches domestiques variées, éplucher et faire cuire des pommes de terre, faire la vaisselle, se prostituer, qui donnent corps à sa critique féministe de la condition des femmes, quand Haynes exempte son personnage de toute tâche manuelle et la voue à une oisiveté qui fait clairement apparaître la vacuité d’un monde blanc et bourgeois dans lequel la division genrée des espaces est redoublée par la création de zones sociales et raciales distinctes.


Sybil, interprétée par Viola Davis, dans Loin du Paradis, appartient avec Fulvia dans Safe ou encore Pearl dans Le Musée des Merveilles, à la communauté de celles que Donna Haraway nomme à la suite de Chela Sandoval les « femmes de couleur », et que Hollywood a spécialisées pendant son âge d’or dans des rôles de domestiques en uniforme au service des blancs, comme ce fut le cas pour Butterfly McQueen, connue pour ses rôles de servantes dans Autant en emporte le vent ou Le Roman de Mildred Pierce (que le générique ne créditera pas), et qui ont véhiculé de nombreux stéréotypes racistes. Lointaines héritières d’Annie Johnson interprétée par Juanita Moore dans Mirages de la vie de Sirk (1959), Fulvia, Sybil, Pearl, et les autres femmes de couleur anonymes qui rejoignent le hors-champ aussi discrètement qu’elles l’ont quitté, de Loin du Paradis à Dark Waters, en passant par Carol, mettent subtilement en évidence la manière dont les rapports de domination s’entrecroisent d’une manière complexe au sein d’un même espace, dans le cinéma de Todd Haynes comme dans la société américaine. ◼