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Entre la France et la Russie, une histoire d'échanges culturels au vingtième siècle

Dans le cadre du cycle de conférences « L’architecture en Russie : nationalisme, internationalisme, transnationalisme », Jean-Louis Cohen, architecte, historien et commissaire d’exposition, revient sur les porosités entre la Russie capitaliste puis l'URSS et le reste du monde, et sur les liens féconds qui ont uni Paris à Moscou tout au long du 20e siècle.

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Natacha Milovzorova – Les transferts culturels en matière d’architecture constituent votre sujet de prédilection, à l’image de votre parcours professionnel marqué par des séjours nombreux et réguliers à l’étranger, notamment aux États-Unis...

 

Jean-Louis Cohen – Je suis un « parisien mondial », mais la géographie de mes terrains de recherche, à part la France, inclut l’Allemagne, l’Italie, la Russie, les États-Unis et le Maroc. Dès mon adolescence, j'ai commencé à voyager et à découvrir l'Allemagne et l’Union Soviétique, où je suis allé pour la première fois en 1965, dans une période qui était, pour beaucoup, pleine d’espoir. Je me suis intéressé à ce que l’on peut appeler les transferts culturels ou les circulations. Pour mon exposition à Strasbourg en 2013 sur les rapports France-Allemagne, j’avais proposé le concept d’« interférences » au sens électromagnétique du terme : le champ allemand perturbe le champ français et inversement, avec une certaine symétrie. Par ailleurs, l’équilibre n’est pas la règle pour toutes les formes de transfert : certaines sont coloniales, comme entre la France et le Maroc, ou idéales, beaucoup plus que réelles, comme dans le cas de l’Amérique et de la Russie.

 

En m’intéressant aux différentes figures de la porosité, aux moyens de réfléchir localement les dispositifs internationaux, j’ai toujours été violemment hostile aux problématiques nationalistes, chauvines, fondées en général sur l'ignorance.

Jean-Louis Cohen


En m’intéressant aux différentes figures de la porosité, aux moyens de réfléchir localement les dispositifs internationaux, j’ai toujours été violemment hostile aux problématiques nationalistes, chauvines, fondées en général sur l'ignorance. En termes de recherche historique, un fructueux paradigme – celui de l’histoire transnationale – a été formulé, qui inscrit le national dans le mondial, dans l’histoire des autres pays. Un seuil intellectuel à ce propos est l’excellente Histoire mondiale de la France, dirigée par Patrick Boucheron en 2017.

Peut-on dire qu’une telle approche transnationale soit ancrée dans le phénomène de « mondialisation » qui s’est accéléré au 20e siècle et qui, grâce aux progrès techniques, a facilité les circulations – déplacements physiques et échanges d’informations ?
 
J.-L.C.  La mondialisation prend une nouvelle dimension déjà avec la diffusion de la presse, des chemins de fer, des télégraphes et de la navigation à vapeur ; des experts circulent, qu’ils travaillent ailleurs, ou qu’ils voyagent, et reviennent chez eux enrichis par les expériences acquises à l’étranger. Mais ce phénomène n’est pas complétement nouveau, même si ses formes n’étaient pas identiques. Sans parler de Léonard de Vinci, Sebastiano Serlio et autres, prenons le cas du Bernin et son projet pour le Louvre en 1666. Avant lui, Girolamo Bellarmato et son plan de 1541 pour Le Havre, par exemple. Ce ne sont pas là des projets strictement français. Pareillement, pour Aristotele Fioravanti au Kremlin de Moscou, ou Jean-Baptiste Alexandre Le Blond à Saint-Pétersbourg, on ne peut pas dire qu'il s'agisse de projets purement russes.

Vous avez mentionné différents exemples russes ; la Russie sert en effet de « dénominateur commun » à vos cinq conférences dans le cadre du programme Russie 20e siècle au Centre Pompidou. Le triple « isme » du titre de ce cycle – nationalisme, internationalisme, transnationalisme –, ne prend-il pas des connotations idéologiques au vu du contexte ?
  
J.-L.C. – Ce titre évoque le petit livre de Hans/Jean Arp et El Lissitzky, Les Ismes de l’art (1925), mais il se peut aussi que l’attachement à cette formation idéologique soit un vieux reste de mon expérience de bolchévique français ! Plus sérieusement, je trouve qu’on a beaucoup caricaturé l’histoire de l’art et l’histoire du 20e siècle, en insistant d’une manière unilatérale sur les grands systèmes et les groupements comme l’Internationale communiste – le Komintern – ou les Congrès internationaux d’architecture moderne – les CIAM, et pas assez sur tout ce qui se joue à travers des frontières nationales. En outre, on voit comment des cultures nationales en idéalisent d’autres dans les champs politiques, économiques et culturels.

 

Dans le cas de la Russie, l’idéalisation de la Révolution française et de la Commune domine les premiers temps du pouvoir bolchévique : il s’agit en quelque sorte de réussir là où les Français avaient raté.

Jean-Louis Cohen

 

Dans le cas de la Russie, l’idéalisation de la Révolution française et de la Commune domine les premiers temps du pouvoir bolchévique : il s’agit en quelque sorte de réussir là où les Français avaient raté. Tamara Kondratieva l’a fort bien analysé dans son ouvrage Bolcheviks et Jacobins. À d’autres moments du 20e siècle, de nombreuses cultures locales et nationales ont partagé un même américanisme, alors qu’auparavant l’Angleterre ou la France avaient fait office de scènes de référence. Peut-être la Chine est-elle partie pour l’être aujourd’hui ? On est donc toujours guidé par l’intérêt pour l’inter- et le trans-nationnalisme, pour la frontière et ceux ou celles qui la franchissent. 

En plus d’être une terre d’échange, un seuil de transgression, c’est aussi là que des divergences se cristallisent et que les compétitions s’instaurent : la frontière, n’est-ce pas une zone ambivalente d’attirance/répulsion ? Je pense notamment au fameux slogan soviétique « Rattraper et dépasser l’Amérique ».

 

J.-L.C.– Une des hypothèses que nous avions proposée avec Hubert Damisch dans les années 1980, était que l’Amérique représentait l’avenir du monde. Aujourd’hui, dans une période considérée comme postmoderne ou plutôt d’hypermoderne – sans entrer dans des considérations à la Bruno Latour sur les cycles dans lesquels nous vivons –, en termes politiques ou dans le champ de l’architecture ou de la culture en général, on voit difficilement émerger un idéal comparable.

 

 

 

Les rapports entre ces deux grandes puissances, l’URSS et les États-Unis, furent-ils équilibrés ?

 

J.-L.C. – Ils n’ont jamais été symétriques. Aucun parmi les plus fanatiques des communistes américains n’a jamais pensé qu’il aillait créer une Nouvelle Russie en Amérique ! Ils avaient tous un attachement aux valeurs américaines et c’est au nom de ces valeurs qu’ils sont devenus prosoviétiques. Alors que du côté russe il y avait une identification très forte avec les États-Unis, on le voit dans toute la sémantique de la culture intellectuelle et la culture des masses. Ce système dont les formes se renouvelaient constamment, a opéré par cycles et à plusieurs niveaux. L’Amérique était également un monde exotique, auquel la Russie ne pouvait pas manquer de se comparer. Je pense au succès de L’Amérique sans étages d’Ilia Ilf et Evguéni Petrov (1937) que tout le monde a lu religieusement en URSS pendant des décennies. Un succès en partie lié à la frustration de ne pas pouvoir voyager, mais aussi à l’attirance pour l’Amérique « quotidienne » – pas celle des gratte-ciels ou de Wall Street, mais celle des pompes à essence et des drugstores, l’Amérique de la liberté de mouvement, sans le « passeport national » contrôlant les mouvements des Soviétiques.

La conférence portant sur les États-Unis conclut votre cycle. Quels territoires sont abordés durant les séances précédentes ?

 

J.-L.C. – Il s’agit principalement de l’Allemagne, l’Italie, la France et les États-Unis puisqu’on dispose de cinq séances. Mais on aurait pu aussi parler du Brésil, de la Chine, de la Tchécoslovaquie… Nous démarrons à la fin du 19e siècle, en évoquant quelques épisodes des relations assez intimes de la Russie et de l’Allemagne, puis une certaine anglophilie, ensuite une très grande ouverture dans les années 1920 et au début des années 1930. L’Amérique est toujours présente, mais les relations avec le Brésil, ou encore avec le Japon, prennent consistance. Il ne faut pas non plus oublier le côté des développements internes russes, qui sont caractérisés par la longue durée du classicisme qui n’expire vraiment que dans les années 1950. Si on analyse cette poursuite du classicisme, on voit que l’épisode des avant-gardes des années 1920 paraît relativement anecdotique dans une culture qui conserve son centrage sur un classique d’ailleurs capable de se renouveler –, tout comme la culture de l’École des beaux-arts de Paris.

Deux mots sur l’axe Paris-Moscou dans votre programme. Vous avez contribué à l’exposition homonyme qui s’est tenue au Centre Pompidou en 1979, puis au Musée Pouchkine deux ans plus tard.

 

J.-L.C. – J’étais très jeune quand je suis entré en contact avec le Centre Pompidou – pendant sa préfiguration – grâce à François Barré, fondateur et directeur du Centre de création industrielle (CCI). Le CCI était plus qu’un département du Musée, une force active sur la scène du design ; il fut ensuite liquidé et, à mon avis, à tort. J’y avais travaillé en 1973 pour l’exposition « De l’objet à la ville » sous le commissariat de Margo Rouart. Quand le projet « Paris-Moscou » est apparu, les Parisiens connaissant le contexte et qui étaient allés sur place n’étaient pas nombreux. Me choisir a donc été assez assez évident, notamment parce que je connaissais les collègues soviétiques qui avaient été appelés à travailler sur l’exposition.


Mais l’année d’avant, en 1978, j’avais réalisé avec le fondateur du groupe NER, Alexeï Goutnov, une exposition qui proposait un panorama de l’espace urbain soviétique des soixante dernières années, où nous y avions présenté, entre autres, des originaux du Musée d’architecture Chtchoussev, que le directeur de l’époque avait fait venir dans sa valise… Puis j’ai participé à la deuxième saison de Beaubourg avec « L’Aventure Le Corbusier » en 1987, grâce à François Burkhardt, directeur du CCI à ce moment-là. Il était par ailleurs assez critique sur le premier projet de l’exposition sur Le Corbusier, proposé par Alain Guiheux, responsable de l’architecture à l’époque. Burkhardt est donc allé chercher Bruno Reichlin – qui avait fait à Lugano la première exposition analytique et critique sur Le Corbusier jamais faite – et moi-même qui avais notamment publié un texte sur Le Corbusier et Moscou, par la suite devenu un livre Le Corbusier et la mystique de l'URSS. Pour ne pas faire un banal catalogue d’exposition, j’ai eu l’idée d’une « encyclopédie Le Corbusier » accompagnée de textes petits ou moyens mais sans longs articles ennuyeux ; ce modèle fut souvent repris par la suite. Ensuite – nemo propheta in patria – j’ai déployé mes ailes ailleurs en travaillant au Canada, au MoMA, en Italie.

Revenons au volet « Paris-Moscou » de ces conférences : effectivement, Paris attire considérablement l’intelligentsia russe, mais aussi des réfugiés politiques – on l’a vu encore récemment avec la belle conférence d’Alexandra Koulaeva sur Gastev. Il y a donc eu un tropisme parisien des élites intellectuelles et politiques prérévolutionnaires et révolutionnaires depuis 1914 et jusqu’à la fin des années 1920. Puis l’influence française s’estompe, car la Russie soviétique s'oriente vers l'Allemagne de Weimar. L’intérêt pour la France réapparait sous une autre forme dans les années 1930, après la prise du pouvoir par Hitler et avec la recherche d’une alliance franco-russe. L’exposition internationale de Paris en 1937 révèle d’autres formes de communication, déjà complétement verrouillées par le stalinisme, mais il y a des échanges intenses et encore un certain nombre de voyages dans les deux sens dans cette période.

 

Des centaines d’Allemands, d’Autrichiens et de Suisses travaillent en Union Soviétique entre 1930 et la fin de la décennie – et pour certains, cela se termine au Goulag. Tandis qu’un seul architecte parisien est appelé à construire à Moscou – Le Corbusier en 1928.

Jean-Louis Cohen


De l’autre côté, il y a une certaine idéalisation de la Russie par l’intelligentsia de gauche française qui, à son tour, y projette la Révolution, la Commune et l’image du « grand soleil rouge levé à l’Est ». Il y a une russophilie française qui va au-delà des cercles communistes et à laquelle parfois s’ajoute une couche de soviétophilie, ce qui n’est pas la même chose. Sur le plan industriel, la France est un partenaire mineur, tandis qu’elle avait joué un rôle important dans le développement du capitalisme russe après 1861. Le principal partenaire de l’URSS jusqu’à la Seconde Guerre mondiale reste l’Allemagne. En termes d’échanges architecturaux concrets, c’est aussi avec l’Allemagne que tout se joue. Des centaines d’Allemands, d’Autrichiens et de Suisses travaillent en Union Soviétique entre 1930 et la fin de la décennie – et pour certains, cela se termine au goulag. Tandis qu’un seul architecte parisien est appelé à construire à Moscou – Le Corbusier en 1928. C’est donc une relation très riche, qui n’opère pas d’une manière linéaire. Plus qu’un axe « Paris-Moscou », je parlerais d’une sorte de tissu ou de matrice dans laquelle il y a plusieurs lignes de communication et d’échanges : littéraires, cinématographiques et autres. 

Vous avez caractérisé de manière informelle le cadre temporel de ce cycle comme allant d’un capitalisme – celui qui a suivi l’abolition du servage en Russie en 1861 – à un autre – le néo-capitalisme des années 1990 dans l’ex-URSS.

 

J.-L.C. – Oui, bien que j’aie toujours eu une affection envers l’âge d’or des années 1920, je fais beaucoup d’efforts pour m’en détacher. La génération des mentors de ma jeunesse considérait que tout ce qui se passait avant 1914 était réactionnaire et conservateur et que la nouvelle architecture commence à zéro en 1920. J’ai été très tôt sceptique vis-à-vis à cette hypothèse. Les liens du 20e siècle avec les épisodes du 19e siècle ont été négligés. Le travail fait pour relier les modernes historiques comme Le Corbusier, Mies van der Rohe, ou Gropius avec Peter Behrens, Otto Wagner ou H.P. Berlage n’a pas trouvé son pendant à propos de la Russie. Il est pourtant très important de construire une généalogie plus longue rendant compte de la continuité des idées, des formes et des hommes. ◼

Jean-Louis Cohen est architecte, historien et commissaire d’exposition. Il est également professeur à l’Université de New York et professeur invité au Collège de France.