Skip to main content

Les espaces immersifs

de Jean Dubuffet

À sa maturité, le peintre, graveur, sculpteur et théoricien Jean Dubuffet crée des œuvres monumentales dans lesquelles les visiteurs sont incités à entrer. Se plaçant hors du rapport convenu avec l’œuvre d’art selon lequel une distance doit être maintenue, l’artiste invite à expérimenter ses « architectures imaginaires »

Les habitacles baroques de L’Hourloupe

 

C’est à plus de soixante ans que Jean Dubuffet se met à concevoir des habitacles baroques. L’artiste les situe dans le cycle de L’Hourloupe, vaste série de dessins, peintures et sculptures qu’il crée entre 1962 et 1974. 

 

Tirée de gribouillages faits machinalement en bavardant au téléphone, stylo bille en main, L’Hourloupe est une fantaisie de l’esprit. Pour créer ce nom loufoque, l’artiste combine plusieurs sources d’inspiration : le bruit du hurlement, la sauvagerie du loup, l’aspect hirsute de la houppe et les égarements mentaux du personnage de Maupassant dans Le Horla.

 

Fondée sur un langage plastique simple, L’Hourloupe est composée de lignes noires sinueuses sur fond blanc. Volontairement tordu, ce trait engendre des compartiments qui s’entassent, s’étalent et prolifèrent, tel un emballement cellulaire. Certaines cases sont remplies de hachures et d’aplats de couleurs souvent rouges ou bleus. Le tout grouille dans une joyeuse confusion et évoque un patchwork débridé. Malgré un langage abstrait, on peut distinguer des formes figurées inscrites dans ce puzzle anarchique et, parfois, les contours extérieurs de L’Hourloupe silhouettent un objet ou un corps. 


Un goût prononcé pour le grotesque, l’accident et l’organique

Dubuffet situe la source de ses habitacles au début du cycle de L’Hourloupe. On peut remonter plus loin dans son œuvre pour en trouver les origines, tant leurs problématiques et leur esthétique y sont ancrées.

 

Dès les années 1940, l’artiste dessine déjà en compartimentant. Il adopte un langage rudimentaire où les traits sinueux représentent des formes aplaties qui s’imbriquent. Très tôt, Dubuffet montre un goût prononcé pour le grotesque, l’accident et l’organique. En 1952, Le Voyageur sans boussole évolue ainsi dans un monde grouillant d’excroissances et le Paysage aux trois compères ivres est un embrouillamini d’entrelacs qui ensevelit les personnages.

 

Sa vie durant, l’artiste va lutter contre les conventions en mettant à plat langage plastique et représentation de l’espace. Le rationalisme, symbolisé par l’angle droit et l’épure, sera sa bête noire. Méandres, irrégularités et aspérités vont peupler son œuvre.  


Contre le rationalisme

La démarche de Jean Dubuffet s’inscrit dans le courant du biomorphisme qui s’appuie sur le vivant et les formes souples de la nature. Ce mouvement esthétique débute à la fin du 19e siècle suite à la première phase d’industrialisation. Le biomorphisme s’exprime, tout au long du 20e siècle, dans le domaine de l’architecture, des arts plastiques et du design.  

En réaction aux excès des recherches scientifiques et technologiques dont certaines sont liées aux horreurs des guerres mondiales, le concept d’architecture-sculpture se développe dans les années 1950. Il rompt avec l’esthétique moderniste et rationaliste basée sur la rigueur de l’angle droit et le fonctionnalisme. Des architectes, comme André Bloc ou Jacques Couëlle, créent des lieux aux espaces courbes, proches de sculptures, en adéquation avec l’humain et l’environnement. 

 

Après-guerre, la découverte de la grotte préhistorique de Lascaux bouleverse les esprits. Les repères sont chamboulés, les possibilités plastiques se multiplient. Non seulement l’art existe avant même l’Antiquité, mais il est aussi imaginable pour l’artiste d’orner les cavités et les parois naturelles. 

 

Parallèlement, l’art moderne cherche à renouer avec la notion d’art total. Le rapport à l’œuvre n’est pas que frontal et passif. L’artiste souhaite englober le spectateur, le plonger dans un espace réel d’expérimentations. Par exemple, Henri Matisse consacre les dernières années de sa vie (de 1949 à 1951) à la petite chapelle du Rosaire à Vence, dont il conçoit l’ensemble, de la toiture aux chasubles, pour ne former qu’un tout qui porte le visiteur en le plongeant dans la couleur-lumière. 


Architectures imaginaires

Jean Dubuffet conçoit ses habitacles comme des « constructions mentales ». En réalisant à échelle monumentale ses « architectures imaginaires », l’artiste cherche à immerger le spectateur dans son œuvre, à lui faire vivre une expérience sensorielle où il serait « entouré totalement de ses (propres) productions mentales ».

 

Pour cela, Dubuffet crée des œuvres en trois dimensions aux couleurs de L’Hourloupe : blanc et noir, avec des ajouts de rouge et bleu pour certains projets. Les technologies et matériaux nouveaux (béton projeté, aluminium, résine époxy et peinture polyuréthane) lui permettent de créer rapidement des constructions courbes et colorées, faciles d’utilisation et résistantes, constituées de coques et de modules

 

Entre sculpture et architecture, ce sont des espaces ouverts ou clos, des structures accidentées. Les parois blanches sont en relief, parcourues par un réseau tordu de lignes noires sans début, ni fin. Pas de limite entre le sol, le mur ou le plafond, le circuit noir court sans distinction, de l’horizontale à la verticale en passant par l’oblique. Le blanc, en soi, annule les contrastes de formes et neutralise les jeux d’ombres et de lumière. Le réseau noir renforce cette sensation d’aplat, même s’il suit les aspérités. Alors, l’espace devient un « trompe-l’esprit », pour reprendre un terme cher à Pablo Picasso : parfois, la ligne noire peut indiquer une marche et permet au visiteur de détecter un obstacle, parfois non. 

 

L’œuvre englobe le corps du spectateur dont les perceptions sont sollicitées plus que d’habitude. La vue, certes, mais aussi le toucher et, pour certains projets, l’ouïe. On est tenté de toucher les parois, ne serait-ce que pour vérifier ce que l’on voit ou pour ne pas tomber car les repères du spectateur sont perturbés.


Excroissance onirique au cœur de Wall Street

Dés 1950, Jean Dubuffet cultive des liens étroits avec les collectionneurs américains. En 1969, David Rockefeller lui commande un ensemble de sculptures pour la Chase Manhattan Bank, à New York. Haute de 12 mètres, l’œuvre est un assemblage de plaques obliques, épaisses et pliées, posées sur des piliers cabossés. La sculpture est couverte de peinture blanche marquée de lignes noires qui passent sans rupture des piliers aux voutes. C’est le Groupe des quatre arbres, inauguré en 1972 et installé au pied du siège social de la banque situé près de Wall Street.

 

La sculpture aux motifs tordus et à la silhouette trapue parait extrêmement souple et tranche avec la verticalité des gratte-ciels qui l’entourent. Ces arbres, aux feuillages figurés par des collerettes ondulantes, ressemblent plus à de gros champignons fantastiques sortis tout droit d’un conte. Les visiteurs peuvent passer en dessous, s’y réfugier en temps de pluie ou de canicule ou tout simplement les traverser. En plein quartier des affaires cette excroissance sympathique divertit le citadin. C’est la première œuvre monumentale de l’artiste aux États-Unis. 


Expérimenter un espace initiatique

Dès l’extérieur, l’espace paraît étrange. Ça commence par la porte toute tordue. Jean Dubuffet rompt avec la forme conventionnelle de cet élément de base : la porte n’est plus rectangulaire et plate, mais bombée et biscornue. Les bords sont surlignés d’un gros trait noir. Cette entrée excentrique éveille la curiosité et invite à pénétrer dans Le Jardin d’hiver, œuvre installée au Musée national d’art moderne. C’est un événement exceptionnel ! Rares, en effet, sont les œuvres de musée dans lesquelles on peut entrer. L’habitude est de faire face au tableau ou de tourner autour de la sculpture.

 

Ici, le visiteur pénètre un espace déstabilisant car le lieu n’est pas plan. Peintes en blanc, ses parois bosselées (sol, murs et plafond) sont parcourues d’un réseau de lignes noires. Tantôt le trait souligne une dénivellation, tantôt non. Le visiteur doit donc être attentif et actif pour appréhender le lieu par le toucher, la vue et l’ouïe. Une fois accoutumé, il peut se détendre, s’asseoir sur des murets ou même se lover dans les creux inscrits au sol. L’espace est frais et accueillant comme un jardin d’hiver ou une grotte. L’artiste s’est peut-être souvenu des espaces troglodytiques visités en Afrique du Nord ou en France. 

Porte fermée, les parois du Jardin d’Hiver paraissent plates. Porte ouverte, les reliefs sont révélés par la lumière extérieure. Comme dans le Mythe de la caverne de Platon où les ombres portées sur la cavité engendrent des chimères, le spectateur du Jardin d’hiver projette ses pensées sur les parois. Du dessin abstrait qui sillonne la cavité, on peut deviner des formes figurées, pied ou table. Immergé dans ce lieu où l’absence d’angle droit donne la sensation que tout circule, l’esprit divague au gré des entrelacs. Le plan et le volume de la cavité évoquent un organe. On se surprend alors à faire un voyage à l’intérieur du cerveau ou du ventre de la mère. C’est un véritable espace initiatique que l’artiste offre au visiteur. 

 

Focus sur… Jardin d'hiver de Jean Dubuffet

Extrait de Pourquoi c'est connu ? Le fabuleux destin des œuvres phares du Centre Pompidou, par Vincent Brocvielle, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2020


Un site fantasque

À Périgny-sur-Yerres dans le Val-de-Marne, Jean Dubuffet installe ses ateliers de sculptures monumentales où, avec ses assistants, il travaille les agrandissements de ses maquettes avec des matériaux synthétiques : coques en résine époxy, peinture polyuréthane. 

Il y crée la Closerie Falbala, petite forteresse blanche, aux remparts composites. À l’intérieur, une masse difforme fait office de château, c’est la Villa Falbala. L’ensemble est couvert d’un graphisme noir cloisonné qui s’étale sur les parois inégales et tordues. Des signes, des formes et des lettres gigantesques sont imbriqués dans ce réseau de lignes. Mur, sol ou toit, tout semble onduler. 

 

« Falbala », comme une étoffe froncée, un ornement exubérant ou un vêtement bariolé. Il y a de tout ça dans ce domaine farfelu. La Villa Falbala abrite une pièce parfaitement cubique, le Cabinet logologique. Cette chambre, censée être l’espace de méditation de l’artiste, ne correspond pas tout à fait à l’image que l’on a d’un tel lieu. Au contraire, les murs sont entièrement couverts de milliers de signes courbes et colorés. Ces motifs bigarrés foisonnent. Est-ce ironique ? Ou bien est-ce la projection de l’imagination débordante de l’artiste ? 


Espaces ludiques et interactifs

À l’origine, Jean Dubuffet avait imaginé un paysage en relief qui s’étalait sur une grande plaque comme une table de billard. Lors de la réalisation monumentale du Jardin d’émail, dans le parc du musée Kröller-Müller aux Pays-Bas, l’artiste parle de la « confrontation de l’antinature hourloupéenne avec la nature environnante »

 

D’abord, le promeneur découvre un long mur d’enceinte blanc de ce qui pourrait être une gentille forteresse, tout droit sortie d’un rêve. Une petite porte en soubassement permet d’accéder au Jardin d’émail. Le visiteur monte quelques marches souterraines et débouche dans le jardin par une seconde porte étroite insérée dans un tronc d’arbre noir et blanc. L’œuvre à ciel ouvert est un vaste sol blanc en relief traversé par un réseau de lignes noires tracées à la peinture d’émail. Dans l’enceinte du jardin, le visiteur voit le ciel et les arbres environnants.

 

Ce lieu féérique stimule l’imaginaire. C’est un terrain de jeux à appréhender seul ou à plusieurs. On marche, court, monte et glisse. On s’allonge et on admire le ciel. Conçu en 1974 comme une cartographie en plan-relief, le Jardin d’émail est un espace ludique d’expérimentations où l’artificiel dialogue avec le naturel


Vivre dans de pures créations mentales

En 1977, Jean Dubuffet crée la Chambre au lit sous l’arbre. C’est une habitation abracadabrante reprenant les principes esthétiques de L’Hourloupe : formes biscornues peintes en blanc, parcourues d’un trait noir sinueux du sol au plafond. Son plan est un agglomérat de cellules de différentes tailles. Chambre, salon, toilettes, bain, évier, placard, banquette, table, lit sont prévus pour vraiment vivre dans cette « pure création mentale ».

 

L’appréhension de l’espace est cependant perturbée par les formes et les motifs tortueux qui jouent en permanence avec nos perceptions. Difficile d’imaginer y vivre longtemps, au risque d’en sortir profondément déstabilisé. Cet habitat expérimental se situe près de New York, à Long Island, dans le domaine du fondateur de la Pace Gallery, Arne Glimcher, qui fut un confident de l’artiste. 

 

Vues de la Chambre au lit sous l'arbre

Extrait vidéo de Fondation Dubuffet, réalisation Média 5, 1988

Durée : 20 secondes


Englober le spectateur

À la sortie sud-ouest de Paris, une tour bigarrée de 24 mètres de haut s’érige dans le parc de l’île Saint-Germain d’Issy-les-Moulineaux. Il s’agit de la dernière œuvre immersive de Jean Dubuffet. L’architecture est tirée d’un modèle réduit en polystyrène expansé créé en 1967.

 

Il s’agit de deux œuvres emboitées : à l’extérieur, la Tour aux figures ; à l’intérieur, le Gastrovolve.

Trapue malgré sa hauteur, la tour cabossée et bariolée n’a pas l’élancement des tours gigantesques futuristes, ni l’élégance des immeubles stylés qui se dressent sur les berges de la Seine. La Tour aux figures a plutôt l’allure d’un totem drolatique qui serait passé au rouleau compresseur. Elle est couverte de couleurs et de formes basiques : cercles, hachures, arabesques, aplats rouges, bleus, noirs, blancs. Elle a l’apparence d’un puzzle en trois dimensions d’où émergent des masques fragmentés ou un corps de femme éclaté.

 

À l’intérieur, l’expérience du visiteur est tout autre. On évolue dans un espace blanc tramé de lignes noires continues. L’ascension et la descente se font à travers des boyaux inscrits en spirale. Le graphisme sur les parois courbes multiplie les perspectives ce qui donne la sensation de déambuler dans un labyrinthe. L’œuvre sollicite nos perceptions et notre sens de l’équilibre. Au sortir du Gastrovolve, le visiteur a l’impression de s’extraire d’un coquillage. 

 

Vues de l'intérieur du Gastrovolve

Extrait vidéo, réalisation Pierre-Yves Butzbach - Télimage, 2001

Durée : 29 secondes

 

Site officiel de la Tour aux figures 

Maquettes, historique, informations sur la restauration, vidéos, etc.


Pour aller plus loin

Jean Dubuffet expliquant son passage à l’architecture

Extrait de l'émission L'homme en question, FR3, 17 novembre 1977

Durée : 58 secondes

 

Daniel Abadie, Dubuffet architecte, Paris, Éditions Hazan, 2011

Daniel Abadie, « Dubuffet architecte », in Art absolument, n°25, juillet 2008

Article, 4 pages

 

Arne Glimcher, « Dubuffet Architect »

Article publié sur le site de la Pace Gallery, 28 septembre 2020 (en anglais)

Lettre de Jean Dubuffet à son marchand et collectionneur Arne Glimcher, fondateur de la Pace Gallery, en 1969

Article publié sur le site de la Pace Gallery, 18 septembre 2020 (lettre en français, traduite en anglais)

 

Jean Dubuffet: An Urban Imagination

Présentation de l'exposition à la galerie Hauser & Wirth Zürich en 2018, par son commissaire Sophie Berrebi

Vidéo (en anglais)

Durée : 3 minutes 50

 


Architecture-sculpture

Dossier thématique publié sur le site du FRAC Centre-Val de Loire