Exhibition
Frank Gehry
8 Oct 2014 - 26 Jan 2015

The event is over

Pour la première fois en Europe, le Centre Pompidou présente une rétrospective consacrée à l'oeuvre de Frank Gehry, l'une des grandes figures de l'architecture contemporaine et parmi les plus renommées du XXe siècle. L'exposition s'attache à décrire l'évolution du langage plastique et architectural de l'architecte tout au long des différentes périodes qui jalonnent son oeuvre.

Les lignes de force de la carrière de l'une des figures majeures de l'architecture contemporaine.
Le nom de Frank Gehry incarne à lui seul l'image de l'architecture contemporaine. Mondialement reconnu pour des projets qui ont aujourd'hui valeur d'icône, son œuvre a révolutionné l'esthétique de l'architecture, son rôle social et culturel dans la ville. C'est à Los Angeles que Frank Gehry initie sa pratique. Il côtoie dès les années soixante la scène artistique californienne, proche d'artistes comme Ed Ruscha, Richard Serra, Claes Oldenburg, Larry Bell, Ron Davis, pour n'en citer que quelques-uns. La rencontre avec les œuvres de Robert Rauschenberg et de Jasper Johns ouvre la voie à la reconfiguration de sa pratique architecturale. Elle l'engage notamment à introduire l'usage des matériaux pauvres comme le carton, la tôle, les grillages industriels. L'extension de sa propre maison à Santa Monica en est un manifeste. Les projets de Frank Gehry reposeront dès lors sur une interrogation de ses propres moyens d'expression. Cette position de passeur, entre art et architecture, le conduit à écrire l'histoire la plus récente, et légendaire, de Los Angeles. Alors que triomphe le postmodernisme, Frank Gehry, au contraire, s'en échappe. Il s'en explique par exemple dans un dialogue resté célèbre avec le cinéaste Sydney Pollack qui réalise un film biographique, en 2005. Comment humaniser l'architecture ? Comment retrouver un second souffle après la première crise industrielle ? Ces questions traversent l’œuvre de Frank Gehry, tant dans son architecture que dans la vision urbaine qu'elle porte. Il est en effet tout autant un architecte qu'un grand urbaniste, et c'est bien la ville que Frank Gehry nous montre par ses bâtiments. Le musée Guggenheim, à Bilbao en est l'un des exemples le plus flamboyant érigé en emblème d'une capacité de l'architecture à réactiver le tissu économique d'un territoire. La rétrospective présentée par le Centre Pompidou offre pour la première fois en Europe une lecture globale de son œuvre, à travers plus de soixante maquettes et près de deux cent-vingt dessins originaux. Elle retrace dans un parcours thématique et chronologique les lignes de force de la carrière de l'une des figures majeures de l’architecture contemporaine et de la seconde moitié du 20ème siècle.
Frédéric Migayrou – Où donc tout a commencé? Quel a été ce commencement ?
Frank Gehry – Lorsque j'étais jeune, je travaillais dans la quincaillerie de mon grand-père, je fabriquais des tuyaux filetés, on découpait du verre, on vendait des clous et du mastic, je réparais des horloges et toutes sortes de choses. J'ai toujours conservé en moi cette référence tactile. Nous étions une famille très pauvre, il n'y avait donc aucune chance pour que nous vivions dans un environnement luxueux… Toujours de petites pièces que je partageais avec d'autres, ma sœur, mon père et ma mère, et aussi de longues heures de travail. […] Je pense qu'une éthique du travail s'est ainsi instillée en moi ; je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir droit à quelque chose, même encore aujourd'hui. L'architecture est arrivée par hasard car je ne pensais pas devenir architecte. […] Lorsque j’ai finalement débuté en architecture, j'aimais aller me promener et prendre des photos de bâtiments industriels, c'était une recherche, et je regardais toujours attentivement l'environnement. Je n'aimais pas tellement ce que je voyais, hormis les œuvres de Frank Lloyd Wright ou de Schindler, bien sûr, mais l'environnement général n'était pas très sophistiqué. C'était chaotique, sans règle, et je ne sais pas pourquoi j'ai commencé à observer les espaces entre les constructions […] Dès que je me suis mis à regarder dans cette direction, j'ai commencé à être vraiment intéressé par ce que je voyais. […]
FM – Tandis que les portes des grandes commandes commencent à s'ouvrir, vous décidez de travailler avec des artistes, de retourner aux origines, aux premiers éléments du langage. Vous vous intéressez aux minimalistes, à Rauschenberg et à Jasper Johns, puis à la scène artistique de L. A. et vous modifiez complètement votre langage, vos expérimentations architecturales, pour trouver de nouvelles racines.
FG – Je crois que j'étais attiré par cela parce que je ne me sentais pas à l'aise avec ce qui se développait alors en architecture. J'aime Schindler. J'aimais ce qu'il faisait, mais je ne voulais pas le copier pour autant. Je ne voulais pas faire la même chose. Une bonne partie de ma formation, je crois, vient de l'influence asiatique en Californie, qui était très puissante, nettement plus que ce que pensent beaucoup de gens quand ils parlent d'architecture californienne. […] Mes premières petites réalisations donnaient l'impression que j’étais un architecte… japonais, parce que j'utilisais un langage accessible à une mentalité liée à la maison de lotissement. En fait, vous pouviez construire vous-même ces maisons en bois. […]
FM – […] vous avez commencé à fabriquer des meubles à partir de matériaux très pauvres. Est-ce que l'on pourrait parler comme Wright, d'une nouvelle naturalisation de la cité, dans l'utilisation des matériaux tels qu'ils sont ?
FG – C'est peut-être aussi une sorte d'hommage à Don Quichotte : c'est fou, mais si vous jouez assez longtemps avec quelque chose, vous pouvez vous en servir et faire que des choses se produisent, comme chez Rauschenberg et ses assemblages.
Aurélien Lemonier – Pourrait-on parler de manière contextuelle de travailler ?
FG – Oui, c'est ça. Mais c'est un contexte humain. C'est contextuel à ce que nous sommes, à ce que nous produisons, à ce que nous fabriquons, c’est normal. C’est juste une réalité. […] C’est accepter cette réalité : la façon, les gens avec lesquels je dois travailler. Comment vais-je faire de ce projet quelque chose de spécial? Comment puis-je m’emparer de cette réalité et la transformer en quelque chose de positif? C’est comme au jiujitsu. L’idée du jiujitsu est que vous utilisez la force de l’autre pour le bousculer et gagner. […]
AL – Pourriez-vous expliquer le concept du « One room building », le « bâtiment d'une seule pièce », qui date de la même période que votre maison ? C’est un concept très puissant.
FG – Il vient de Philip Johnson. […] Il a donc donné une conférence, mais je ne suis pas certain d'y avoir assisté, je crois que j'en ai lu le texte plus tard. Cette conférence parlait du « One room building ». J'essayais alors de trouver comment arriver à l'essence des choses, comme mes amis peintres. À quoi pense Jasper quand il fait son premier geste? La clarté, la pureté de ce moment est difficile à atteindre en architecture. Lorsque Philip a donné cette conférence, je me suis dit que c’était ça. Le « One room building » peut être n'importe quoi, puisque sa fonction est simplement de protéger de la pluie, mais il ne possède aucune complexité inhérente qui, fonctionnellement, le rende opératif. C’est pourquoi les églises ne sont que de superbes espaces, et l'on atteint là à l'essence, du moins c’est ce que j’ai pensé… C'est à ce moment que j'ai fait cette petite maison, ces maisons de villages que j'ai réunies parce que je n'avais pas beaucoup de travail et que je voulais faire autant de « One room building » que je pouvais.
AL – La faculté de droit de la Loyola University a été le premier programme important à expérimenter cette idée à plus grande échelle ?
FG – Cette faculté de droit était un projet intéressant car le campus de l'université Loyola est un très bel endroit, en haut d'une colline qui domine l'océan. C'était un petit orphelin, réfugié dans le centre de L.A. […] L'université ne disposait que d'un budget très serré. Je les ai interrogés sur leurs aspirations. Ils voulaient bien sûr un superbe campus, mais n'en avaient pas les moyens. Ils avaient besoin d'un lieu sécurisé, donc, d'une certaine façon, d'un lieu que l'on peut fermer. Ils voulaient une identité, ce qui est logique, ils n'avaient pas envie d'avoir l'air d'un pauvre orphelin. Le premier bâtiment construit pour eux, la bibliothèque, n'avait fait qu'empirer les choses, parce qu'elle n’était pas très réussie, hors d’échelle et peu accueillante. Je leur ai donc parlé, parlé du droit, de ce qui était important. Par pure coïncidence, je venais de visiter Rome, le Forum et le temple de Castor et Pollux, que je connaissais déjà, mais de le voir m’a fait réaliser qu’il ne fallait pas beaucoup d’éléments pour exprimer quelque chose sur le droit. Il ne fallait pas grand-chose; deux ou trois colonnes et un petit linteau.
FM – Pour en venir à vos premières expérimentations avec l'ordinateur… Votre façon de dessiner est devenue absolument iconique, de quelle manière procédez vous ?
FG – Selon moi, les dessins tiennent davantage à la continuité, ils font la globalité, ils essaient de tout réunir, comme dans une action qui se développe. À un certain moment, c'est fait. J'aime l'idée de continuité, mais d'une continuité totale et ambiguë, si l'on veut. J'ajoute quelques autres petites choses pour le plaisir. […] Une fois que j'ai compris les possibilités de cette technologie, qu'elle allait se répandre partout et que tout le monde allait dessiner sur ordinateur, que l'on n'allait plus faire de croquis ni de maquettes, pour dessiner directement, j’ai voulu essayer à mon tour. Je voulais voir ce que cela signifiait, ce que ces logiciels pouvaient faire et j’ai eu la chance d’avoir auprès de moi quelqu’un qui savait s’en servir, ce qui n’était pas mon cas. Il était assis à côté de moi, j’ai fait une maquette en toile, puis nous l’avons intégrée dans l’ordinateur. J’ai détesté l’image sur l’écran. L’image d’ordinateur est sans vie, froide, horrible. J’ai manipulé ces formes avec lui, en lui montrant du doigt sur l’écran ce que je voulais. Je dessinais presque sur l’écran pour lui et il me suivait. Techniquement, il était vraiment excellent. Faire passer l’image de mon cerveau à cette chose sur écran, paraissait vraiment… je ne sais pas comment dire. Un peu comme être chez un dentiste sans anesthésiant. Cela faisait mal. Je ne pouvais pas le supporter et je me suis même enfui de la pièce. Quelqu’un avait même chronométré que je n'étais resté que 3 minutes 40 devant l’écran. Mais c’est comme ça qu’est apparue la tête de cheval.
FM – Vous veniez d'inventer l'idée de computation générative ?
FG – C'est ça. Mais ce qui se produit maintenant est que le monde, pour revenir à Cervantes, finit par tout abîmer. Ce qui est un outil étonnant offert à l'architecte est devenu une béquille et beaucoup de ceux qui l'utilisent laissent finalement l'ordinateur dessiner, concevoir leurs formes. Chaque logiciel a sa signature; si vous utilisez mes logiciels, vous pouvez les reconnaître. […] Cela pour revenir à mes dessins, mes dessins possèdent une complexité. Je peux faire un dessin facilement, d’un simple trait. Mais vous avez plus de puissance, de possibilités, quand vous utilisez l’ordinateur, vous passez facilement à une petite échelle qui vous permet de faire des dessins plus précis, plus fins. Une fois que vous maîtrisez la petite échelle, vous pouvez passez à la grande, mais vous avez plus de liberté. En d’autres termes, vous mettez l’ordinateur au service de votre propre créativité, vous ne le laissez pas devenir le créateur. Je ne sais pas comment expliquer autrement ce processus de travail. […]
FM – Il a été particulièrement efficace quand vous avez croisé les deux projets que vous réalisiez à cette époque, le Walt Disney Concert Hall et le musée Guggenheim, la manipulation due à l'ordinateur disparaissait un peu, mais la singularité des bâtiments était conservée.
FG – Oui, mais je fais encore confiance à la technique de la maquette pour construire parce que c'est un rapport direct entre la main et l'objet. Je ne fabrique pas mes maquettes, mais c'est plus direct. Je travaille avec mes collaborateurs, et c'est en quelque sorte plus personnel. Lorsque vous, vous pouvez mettre les données dans la machine, et maintenant vous pouvez le faire, tout mettre dans la machine, appuyer sur un bouton et vous avez une maquette en 3D, un rendu en 3D, c’est totalement impersonnel, terrifiant. […]
FM – Après le Guggenheim vous avez réalisé un autre projet. [...] De l'assemblage à la fusion d'éléments, pour aller vers la complexité de cette idée un peu chaotique de l'architecture, vous semblez maintenant revenir à l’unité. Dans votre immeuble new-yorkais (Beekman Tower), le plus récent, vous revenez aux typologies classiques, de manière très complexe. [...] Comment cela s'est-il produit, comment en êtes vous venu à remettre de nouveau en question l'identité du bâtiment ?
FG – […] Je pense que cela dépend de l'échelle. […] Dans le domaine des tours de grande hauteur, les modèles sont là, tout a été fait, tout a été pensé, tout a été modélisé et construit dans le monde; toutes ces tours se ressemblent. Ce qui me semblait manquer, à New York, était une tour qui ne soit pas une copie, ne soit pas une copie historique, mais qui dise avant tout : « New York!». Si vous la voyez, vous savez qu’elle ne peut être qu’à New York. Je répondais en fait au Woolworth Building, une icône précieuse s’il en est. […] Quel que soit le problème de la décoration du Woolworth, c’est à cette tour que je répondais, mais sans passer par la décoration, en faisant quelque chose d’utile à l’immeuble, et c’est comme ça que la baie vitrée m’a semblé une idée intéressante. J’y ai beaucoup réfléchi. Je recherchais ce qui pourrait faire l’essence de cette tour. Certains confrères font des choses assez folles avec les tours, mais j’étais à la recherche de l’essence de ce type même. Je cherchais une idée, un mouvement, je recherchais quelque chose tel le Woolworth, avec sa décoration du 19e siècle et son échelle. C’est cela qui m’intéressait. J’étais en dialogue avec la tradition de New York, et j’allais utiliser ce « truc », appelez-le comme vous voulez, de la baie vitrée. […] Je pensais au Bernin. Je pensais à L’Extase de sainte Thérèse et à ces plis merveilleux. Pour moi, ils sont très architecturaux. Michel-Ange dessine des plis tout en douceur, ceux du Bernin sont plus anguleux. J’ai réalisé un petit croquis, puis j’ai demandé à une jeune fille de Princeton qui était à l’agence si elle connaissait la différence entre les plis du Bernin et ceux de Borromini. « Oui » me répondit-elle. « Alors, faites moi des lignes avec des plis du Bernin », lui ai-je alors demandé et elle a fabriqué une petite maquette. Ça a marché, et c’est ce que nous avons construit. […]
FM – C’est une sorte d'idée entièrement nouvelle de l'histoire parce que vous citez le Bernin et des exemples principalement tirés de la période du maniérisme au baroque, face à l'idée traditionnelle de la perspective. C’est une sorte de critique permanente de l’histoire. Vous avez changé toutes les disciplines de l’ingénierie architecturale... [...]
FG – J'espère au moins que c’est bien [rires]. Je pense que vous en revenez à ce qu’a été pour moi la lecture du Talmud : pourquoi est-ce que cela doit être de cette façon ? Donc je regarde l'histoire. J'essaye de comprendre ce que pensaient les artistes, pourquoi ils ont fait ce qu’ils ont fait, comment cela s’est produit. […] C’est ce que je recherche dans l’histoire, ces touches d'humanité, ce qui s’est produit du fait de la technologie alors disponible. J’essaye alors de dire : « Nous disposons d’une nouvelle technologie, de nouveaux outils, comment ne pas perdre cette humanité, cette pensée ». […]
Propos recueillis par Frédéric Migayrou, directeur adjoint, musée national d'art moderne
et Aurélien Lemonier, conservateur, musée national d'art moderne, commissaires de l'exposition.
Where
Galerie sud
When
8 Oct 2014 - 26 Jan 2015