Nu dans l'atelier

Entre figuration et abstraction, les peintures que Fernand Léger intitule génériquement « Contrastes de formes » déconstruisent des motifs traditionnels : femmes assises, nus dans l’atelier ou escaliers sont réduits à quelques cernes noirs et aux quelques volumes simples (cônes, sphères, cylindres) préconisés par Cézanne. Elles obéissent au principe des contrastes – ligne contre volume, courbe contre droite, rouge contre vert – défendu par Léger à partir de 1912. Aux toiles violemment colorées peintes en 1913 et 1914 fait contrepoint la série des dessins correspondants, entamée précisément en 1912. Ici, Léger se refuse la volupté agressive des contrastes de couleurs primaires, il joue uniquement du noir et du blanc sur fond de papier ocre – un papier à l’origine jaune, que le passage du temps pousse à l’ocre. L’efficacité du dessin proprement dit (lignes et contours fortement indiqués à l’encre noire) est renforcée par les accents de gouache blanche, placés comme des coups de lumière, et par les zones ombrées de noir. Des moyens très simples, un véritable système, utilisé pendant quelques années seulement, jusqu’en 1914 : les deux grandes feuilles conservées au Musée proviennent des collections de Daniel-Henry Kahnweiler, le grand marchand qui a reconnu et soutenu Fernand Léger dès 1912, qui va acheter toute sa production début 1913 et le considérer comme un des cubistes.

La première, Nu dans l’atelier, peut être mise en rapport avec la peinture conservée au Solomon R. Guggenheim Museum, Le Modèle nu dans l’atelier, 1912-1913. Gouache et toile sont construites de la même façon : l’empilement des formes courbes au milieu décrit une figure, entourée de deux bandes plus rectilignes, comme des rideaux. Mais peu importe le motif, et des tentatives de lecture toujours hasardeuses. C’est l’autorité de la composition plastique qui impressionne d’abord, et la sensation de solidité. L’espace est étroitement maillé par la distribution des ombres et des lumières, et le regard, tenté de s’enfoncer dans l’intrication des lignes, est continuellement ramené vers l’avant par les aplats blancs lumineux – qu’on retrouvera dans la toile, légèrement postérieure.

L’autre gouache a été annotée de la main de Léger : il s’agit d’une étude pour Femme en rouge et vert (1914 ; coll. part.), l’une des plus belles toiles de la série. On retrouve (difficilement) dans l’étude les ovales emboîtés à l’emplacement du visage, les segments de disques qui figurent le buste, le mouvement des bras et des mains tenant un livre (?). Au milieu de la feuille, tous ces signes enchevêtrés sont concentrés en un noyau dynamique. Le contraste des blancs et des noirs donne une sensation de papillotement. Dispersé en autant d’éclats, le motif figuratif est à peine lisible, mais, comme toujours chez Léger, affirmé avec une énergie qui l’impose malgré tout au regard, et que la transposition en couleurs ne fera qu’accentuer.

Isabelle Monod-Fontaine

Source :
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008