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Avec Alice Diop, revisiter un imaginaire dominant sur la banlieue

À l'occasion d'une carte blanche autour de son nouveau film Nous, Alice Diop dessine une « cinémathèque idéale des banlieues du monde », de Maurice Pialat à Kader Attia. Pour la cinéaste, « il s’agit de revisiter un imaginaire dominant sur la banlieue. La banlieue, ce n’est pas que la banlieue qui brûle, la banlieue des problèmes économiques et sociaux, la banlieue des problèmes de violence. Regarder la banlieue dans sa banalité, dans son ordinaire, c’est aussi faire quelque chose de politique ». Lettre à Alice Diop, par Mathieu Potte-Bonneville.

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Chère Alice Diop, voilà quelque temps déjà, je vous avais proposé d’essayer de préciser ce qu’évoquait pour moi le beau projet que vous portez, d’une cinémathèque idéale des banlieues du monde. Prenant appui sur votre magnifique Nous, les notes qui suivent voudraient vous dire l’importance que j’y vois, d’un point de vue tant esthétique que politique.

 

1. Banlieue

 

C’est un piège vieux comme le monde, et d’une si terrible simplicité que connaître par cœur ses rouages ne vous préserve en rien d’entendre ses mâchoires claquer. Son principe peut s’énoncer ainsi : pour qui se trouve exclu de la scène de l’égalité, revendiquer d’y prendre part, exiger une égale considération suppose de faire sienne et de brandir très haut la différence qui a signé cette mise à l’écart ; mais relever ainsi le stigmate en étendard enveloppe le risque de se voir alors immédiatement rabattu, aplati, cloué sur cette différence même comme chouette à la porte des granges. Développer la capacité d’avoir deux idées opposées présentes à l’esprit n’est pas seulement la marque des grandes intelligences, selon le mot de Scott Fitzgerald : c’est le sort des êtres mis en minorité par le monde social parce que toute tentative pour prendre la parole les oblige à tenir ensemble l’exigence de reconnaissance et le refus de l’assignation. L’historienne Joan W. Scott rappelle qu’Olympe de Gouges se définissait volontiers « femme qui n’a que des paradoxes à offrir et non des problèmes faciles à résoudre » : c’est qu’elle devait, pour exiger l’accès des deux sexes aux droits civils et politiques, pour dénoncer dans les droits de l’humain la confusion entre l’universel et le masculin, se présenter comme femme, invoquer la singularité de cette expérience et la solidarité de destin entre les reléguées, mais sans admettre pour autant qu’on tente de l’y réduire ; en bref, il lui fallait refuser de choisir entre l’affirmation d’une différence et l’indifférence d’une égale dignité.

 

Le projet de Nous est proche de celui de la cinémathèque idéale des banlieues du monde, il s’agit de revisiter un imaginaire dominant sur la banlieue.

Alice Diop

 

(Une parenthèse ici : il faut n’avoir jamais eu à arracher son droit de sortir du silence ou avoir oublié ce qu’il en coûtait pour ne rien entendre à ce paradoxe, pour n’y voir qu’une contradiction aisée à dénouer et soupçonner bientôt quiconque s’y débat de narcissisme, d’instinct grégaire ou de mauvaise foi. Au contraire, celles et ceux qui se voient stigmatisés au titre du genre, de la race, de la classe, de tout autre motif ou de ceux-là ensemble sont commis simultanément et contre toute raison à être et ne pas être : c’est une loi aussi ancienne que la politique – même s’il se trouve chaque fois de bonnes âmes pour, observant la scène à quelque distance, y lire de la naïveté ou de la sournoiserie, expliquant doctement qu’il faudrait mieux s’y prendre.)

Être et ne pas être, assumer la fierté d’en venir et détester s’y voir ramené : cette même loi vaut, me semble-t-il, pour les espaces dont la relégation urbaine a, au fil du temps et des générations, dessiné les contours – ce qu’on appelle « les banlieues ». Ce paradoxe crée la surface instable sur laquelle méthodiquement s’écrit votre cinéma : tenir à la banlieue vous importe, venir de la banlieue ne vous résume pas ; et le spectateur est chaque fois saisi par la manière dont vous vous efforcez, non de rogner sur ces exigences adverses en vue d’établir à leur point de rencontre un quelconque compromis, mais de porter chacune d’elles à son degré d’incandescence. Ainsi, dans Nous, chaque plan, chaque arrêt dispersent l’unité factice de ce que l’on nomme « banlieue », la disséminent en lieux, en visages, en histoires, en noms au fronton des gares – la banlieue ? non : Sevran-Beaudottes, Drancy, Saint-Denis.

 

Dans Nous, chaque plan, chaque arrêt dispersent l’unité factice de ce que l’on nomme « banlieue », la disséminent en lieux, en visages, en histoires, en noms au fronton des gares – la banlieue ? non : Sevran-Beaudottes, Drancy, Saint-Denis.

 

Mais de ces lieux divers et de ces voix multiples vous faites, de l’autre main, vibrer l’intensité commune à même le disparate que croise la caméra, comme la continuité d’un territoire divisé. Dans Nous, tout à la fois, la banlieue insiste et elle n’existe pas ; comme le cerf aperçu dans la scène d’ouverture, elle se tient réticente à l’orée du regard, parce qu’à s’offrir à la vue elle court comme lui le risque de se voir bientôt visée, fauchée et disséquée ; mais cette réserve, qui la protège, oblige à redoubler d’attention et nous la rend d’autant plus présente qu’aucun plan ne saurait la contenir. Elle se dissipe comme un mirage et se rassemble comme un idéal.

 

2. Idéal

 

Voilà un mot qui semblera dans ce contexte tout à fait inapproprié. À le risquer ici, il n’y a que des coups à prendre : les uns dénonceront l’angélisme d’une vision apaisée, aveugle aux ravages et aux violences dont ces territoires sont affligés ; les autres rappelleront l’urgence de faire reconnaître, sous les injonctions lénifiantes au « vivre-ensemble », les difficultés et les inégalités qui s’y concentrent, dont s’accommode le reste du pays. Les injonctions à la lucidité situent plus volontiers la banlieue du côté de la matière que de l’idéal – elles y voient matière à réprimer les désordres, ou matière à combattre l’injustice, ce qui certes n’est pas la même chose. Mais lorsqu’un président de la République en appelait à user du kärcher, il s’inscrivait à son tour dans ce matérialisme obligé, renouant sans le savoir avec le mot que Platon, philosophe des idées, mettait dans la bouche de son maître Socrate : à certaines choses basses, au premier rang desquelles la crasse et la saleté, on ne saurait faire correspondre aucun modèle idéal ; la banlieue selon lui était vouée à cette bassesse-là.

 

La banlieue, ce n’est pas que la banlieue qui brûle, la banlieue des problèmes économiques et sociaux, la banlieue des problèmes de violence.

Alice Diop

 

Il y a pourtant à risquer ce mot davantage qu’une provocation : un déplacement, peut-être. En son sens habituel, l’idéal est cet horizon qui ne se contente pas d’aimanter les regards, mais porte à distribuer et hiérarchiser autour de lui les diverses réalités selon qu’elles s’en éloignent ou s’en rapprochent ; chacune se voit alors creusée comme d’un vide intérieur, qui mesure sa distance vis-à-vis de cette norme de perfection posée tout à la fois comme désirable et inaccessible. Vous croyiez être ici ou là – et voilà qu’à l’aune de l’idéal vous êtes d’abord loin, loin du compte, loin de là où ça se passe, séparé du cœur battant des choses. L’idéal est cet étalon sévère qui, mesurant chaque être à l’aune de ce dont on le suppose séparé, l’exile hors de lui-même : pour emprunter au vocabulaire des expulsions administratives, l’idéal est au sens strict une mesure d’éloignement.

 

Accoler les mots idéal et banlieue, alors, ce n’est pas peindre celle-ci dans les rose pâle, mais faire de la banlieue sa propre unité de mesure, et perturber les jeux du proche et du lointain. L’une des opérations les plus impressionnantes de votre film Nous, c’est la manière discrète dont d’une scène l’autre on y passe directement de la banlieue nord à la banlieue sud, de la Plaine Saint-Denis à Gif-sur-Yvette où vous allez interroger l’écrivain Pierre Bergounioux : avec la même désinvolture souveraine qui conduisait le dramaturge Carmelo Bene à retirer certaines scènes-clés des tragédies shakespeariennes, ou qui porta dit-on l’une des manifestations de mai 1968 à passer devant l’Assemblée nationale sans même s’y arrêter, voilà que vous escamotez Paris, c’est-à-dire le Centre, lieu dont les habitants s’imaginent un peu vite qu’il constitue l’idéal auquel tout francilien aspire, centre qui définit comme sa banlieue les villes qui l’entourent et les définit elles, à leur corps défendant, comme la périphérie même.

 

Regarder la banlieue dans sa banalité, dans son ordinaire, c’est aussi faire quelque chose de politique car on ne la regarde jamais comme ça.

Alice Diop

 

Telle serait la première fonction, négative ou critique, de cette cinémathèque idéale des banlieues : découper autrement la carte, la froisser pour rapprocher ses bords et  se soustraire à une géographie aliénée ; opposer à la norme attendue une autre mesure des distances, un autre rapport d’ici à ailleurs, par exemple à l’ailleurs de ces pays où l’on n’est jamais retourné. J’entends pourtant aussi, dans l’adjectif « idéal » et pour peu qu’on le prenne au sérieux, une consonance plus haute, liée à la manière dont la banlieue devrait pour vous être saisie, considérée, contemplée. La dimension contemplative de Nous a fréquemment été notée – cette façon qu’ont les plans d’y épouser le rythme d’une conversation qui elle-même s’étire, de suspendre l’action au profit de la conversation, du jeu, du regard, visages éclairés par les feux d’artifice, yeux perdus dans les profondeurs d’un moteur à réparer cependant que la tête est ailleurs ; et la façon aussi dont l’expression de la vérité, sans se départir de ce calme un peu vertical qui fait la signature de vos images, se teinte d’émotion et de gratitude. Or en philosophie, c’est en un sens bien précis que la contemplation a affaire à l’idéal : elle y accède lorsque, s’élevant au-dessus des impressions particulières, mais au-delà aussi des généralités construites par la simple addition d’observations partielles, elle saisit son objet tout entier, comme un regard le percerait au cœur en embrassant d’un coup ses différents côtés. Et ce point est aussi celui d’une compréhension intime, au sens littéral ; la familiarité qu’on entretient avec la chose que l’on contemple ou l’amour qu’on lui porte ne sont plus alors des obstacles à l’objectivité mais participent de celle-ci, renforcent et soutiennent sa quête d’authenticité. Dans la contemplation, peut-on lire chez Platon, il y a le « résultat d'un commerce répété avec ce qui est la matière même de ce savoir, résultat d'une existence qu'on partage avec elle ». (Une  tendresse, diriez-vous peut-être, même envers la dureté).

En ce sens l’idéal est le contraire de ce que l’on nomme d’habitude des idées, ces étiquettes abstraites qui permettent d’émettre des jugements en tenant à distance les objets dont on parle et de dissimuler le peu de cas qu’on en fait. Suivons ce fil : opposer aux « idées sur la banlieue » une cinémathèque idéale des banlieues, cela voudrait alors dire réunir le corpus de ces films où la vie de banlieue a été enfin ou fugacement vue plutôt que jugée, ce qui n’implique certes pas de n’en retenir que les côtés photogéniques ou attrayants, mais exige plutôt une certaine façon d’écarquiller l’intelligence ; et cela voudrait dire encore faire droit à ce que la pellicule et la vidéo ont pu retenir du regard que les habitantes et les habitants de ces villes et de ces quartiers ont porté sur leur propre existence partagée, à travers cette étrange intimité distanciée, cette proximité impassible et impersonnelle que seule permet la caméra.

 

3. Cinéma-monde

 

Mais revenons au piège évoqué au départ : comment revendiquer son attachement à un territoire relégué, comment affirmer le droit de celles et ceux qui y vivent à se voir considérés, sans consentir ni pour soi, ni pour eux à une forme subtile d’assignation à résidence ? Votre réponse, une cinémathèque, passe d’abord par l’histoire — non l’histoire qui retrempe dans l’éternité les certitudes du présent mais celle qui fait au contraire repartir le temps, en exhumant le trésor perdu d’une mémoire que l’on ne savait pas posséder. Si le cinéma est pour les banlieues du monde un trésor, c’est tout bêtement et comme chacun sait parce qu’il est fait d’images mobiles. Cette évidence prend, vis-à-vis des banlieues, une importance stratégique car il se trouve que l’immobilité fait la loi sur l’image de ces territoires, fige leurs devenirs et transit leur profil : des banlieues, le récit majoritaire ne retient que leur vocation à la répétition, leur allure d’éternel retour (répétition quotidienne des cycles du travail et des déplacements pendulaires, répétition de problèmes sociaux sans fin, répétition de plans d’urgence dont la réitération signe l’échec annoncé). Me reviennent les propos que tenait, voici quelques mois, le maire de Saint-Denis : les difficultés récurrentes de sa ville, expliquait-il, viennent de ce que de nouveaux arrivants en grande difficulté s’y substituent régulièrement à celles et ceux qui, avec le temps, parviennent à « s’en sortir », c’est-à-dire à quitter la commune et le seuil qu’ils y ont trouvé vers une vie moins dure. Je réalise en le citant que le mécanisme ainsi décrit retourne exactement l’illusion qui anime le cinéma : sous l’effet d’une sorte de persistance rétinienne à l’envers ou de lanterne magique retournée contre elle-même, c’est une série de mouvements défilant à vitesse rapide, comme des vignettes vivantes et minuscules se remplaçant les unes les autres sous le seuil de la perception, qui donne à cette ville la silhouette d’un désespoir immobile.

 

En documentant de cette manière les gens, les territoires, je me suis interrogée sur la production de ces images dominantes.

Alice Diop

 

Il faudrait donc y regarder de plus près, vie par vie et photogramme par photogramme. L’imaginaire national toutefois n’a pas cette patience, et les stigmates y sont précisément distribués : les territoires ruraux sont attardés, les banlieues sont incorrigibles, les uns et les autres perdus pour la bonne marche du progrès. Il reviendrait alors au cinéma de rendre aux banlieues le mouvement, leur mouvement ; et s’il peut y prétendre, c’est que l’histoire des films est à la fois celle des durées et des devenirs qui s’y déroulent, celle des efforts réitérés qu’il fallut pour les fabriquer, celle des contextes qui chaque fois méritent d’être connus et rappelés, celle du contexte enfin où on les redécouvre (pensez à l’enchevêtrement qui consiste à aller voir, à 21 heures, un film de 1992, et qui dure une heure cinquante…).  Affoler les horloges, substituer à la pétrification supposée cet entrecroisement des temps, comme on proposait tout à l’heure de froisser la carte, d’en soustraire l’idéal de centralité pour laisser les périphéries s’entre-voir et s’entre-connaître : des deux côtés, l’enjeu pourrait bien être du côté de l’émancipation, non seulement des banlieues du monde, mais des banlieues comme monde.

 

Cela vaut la peine d’essayer. ◼

« Depuis un an, invités par le Centre Pompidou et les Ateliers Médicis, une dizaine de programmateurs et moi-même réfléchissons à l’édification d’une cinémathèque idéale des banlieues du monde. Vaste entreprise qui, au fil de ces longs mois de travail, nous est apparue tel un projet ambitieux, poétique, utopique et politique. Ambitieux parce que cette tâche est colossale. En ce qu’elle nous invite à cerner ce qui ne l’est pas : la banlieue, et ce que serait le cinéma en banlieue. Poétique parce que collectionner ces films, faire apparaître ces gestes de cinéma dessille sans cesse notre regard sur ces lieux. Utopique parce que l’entreprise répare un vide, elle comble les manques, les trous et exhume la mémoire enfouie, effacée, de ces territoires, des gens qui y vivent ou de ceux qui y ont vécu. Ce projet rattache leurs histoires, "notre" histoire à la grande et longue histoire du cinéma. À partir de ces plus de trois cents films déjà identifiés, le Centre Pompidou me propose d’en programmer onze. Onze films, qui seraient à la fois un autoportrait et ne le seraient pas. Ce n’est pas un best of, c’est une proposition, non mue par le souci de l’exhaustivité. Une constellation. Une tentative de trouver la meilleure réponse aux mauvaises questions : qu’est-ce que le cinéma dit "de banlieue" ? Qui seraient les cinéastes de banlieue ? Le "banlieue film", comme je l’ai déjà entendu, est-il un genre ? Un sous genre ? Programmer ces quelques films, c’est faire apparaître autant de gestes de cinéastes, autant de voix, de regards singuliers, de genres, et d’écritures. C’est une manière pour moi de rendre grâce à ces films qui réparent, qui réchauffent, qui aident à penser, à formuler ou à reformuler. C’est l’occasion de battre le rappel, d’exposer nos alliances et peut-être, surtout, d’honorer, tant la complexité de ce lieu que de célébrer des cinéastes qui échappent aux assignations réductrices. »

 

Alice Diop