Histoire du Musée national d'art moderne/Centre de création industrielle
C'est en juin 1947 que le Musée national d’art moderne ouvre sous cette dénomination au Palais de Tokyo1. Dans ce bâtiment construit dix ans auparavant, Jean Cassou, son directeur, ne peut exposer de façon permanente qu’un fonds d’intérêt inégal et surtout très lacunaire.
À l’origine des collections se trouve la « galerie royale du Luxembourg, destinée aux artistes vivants », créée en 1818 dans l’ancien palais de Catherine de Médicis, puis transféré dans son orangerie en 1886. Conçue comme une institution de passage pour des œuvres destinées à rejoindre pour certaines le Musée du Louvre, cette collection, devenue nationale, dont le fonds aura à vrai dire surtout alimenté l’actuel Musée d’Orsay, ne procède à de premières et timides acquisitions onéreuses d’« art moderne » qu’au début des années 1920. Les premiers artistes à en faire l’objet sont Henri Matisse, Albert Marquet, Maurice de Vlaminck et Suzanne Valadon, auxquels succèderont dans les années 1930 Georges Braque, Robert Delaunay, André Derain, Fernand Léger ou même Yves Tanguy, aux côtés de nombreux artistes tombés aujourd’hui dans l’oubli.
En raison de l’encombrement d’un bâtiment inadapté, on décide en 1922 de scinder les collections du Luxembourg en créant dans l’ancien Jeu de Paume du jardin des Tuileries une annexe consacrée aux seuls artistes étrangers. Placé sous la direction d’André Dezarrois, le Musée national des Écoles étrangères contemporaines gagne son autonomie administrative en 1930, et son bâtiment ne tarde pas à faire l’objet d’une importante rénovation qui le place à la pointe du progrès muséographique.
C’est à partir de cette époque que Dezarrois, dans un contexte difficile marqué par des réticences administratives, parvient à faire entrer les premières peintures de Marc Chagall, Pablo Picasso, František Kupka (la toute première œuvre abstraite du musée), Vassily Kandinsky, mais aussi de Salvador Dalí ou encore Frida Kahlo.

Bas-reliefs d'Alfred Janniot. Architectes Jean-Claude Dondel + André Aubert + Paul Siard + Marcel Dastuque. Photographie de Pierre Jahan
© Adagp, Paris 2025 © Pierre Jahan/Musée d'Art Moderne/Roger-Viollet
La distinction entre artistes français et étrangers soulève cependant des critiques de plus en plus fréquentes. À l’approche de l’« Exposition internationale des Arts et techniques dans la vie moderne » prévue en 1937, le conservateur du Luxembourg, Louis Hautecœur, parvient à convaincre l’État de la nécessité de construire, pour la première fois, un bâtiment spécifique pour y réunir les deux fonds.
Ce sera le Palais de Tokyo sur la butte Chaillot où le nouveau musée devra se résoudre à cohabiter avec les collections municipales d’art moderne (où ces dernières se trouvent toujours) et dont le chantier est confié à quatre architectes peu enclins à s’inscrire dans le courant moderniste. L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale empêche l’ouverture de l’établissement, car Jean Cassou, son nouveau directeur, est bientôt démis de ses fonctions par le régime de Vichy, tandis que le Jeu de Paume est réquisitionné par les Allemands pour y rassembler des œuvres d’art spoliées.
À la Libération, Cassou, auréolé de sa participation à la Résistance, est réintégré à son poste et peut s’attacher, grâce au soutien de la direction des musées nationaux et à des crédits exceptionnels, à combler les lacunes considérables de la collection.
De cette époque date l’acquisition onéreuse d’Udnie de Francis Picabia [1913], des premières sculptures de Constantin Brancusi et de Jean Arp, des peintures de Georges Braque, Juan Gris ou Michel Larionov ou encore du Rideau de scène du ballet "Parade" peint par Picasso en 1917.
Grâce à ses relations privilégiées avec les artistes, Cassou parvient à faire entrer à prix d’ami des œuvres importantes de Henri Matisse, qui donne à l’État sa Blouse roumaine en 1953 [1910]. Il bénéficie aussi de l’extrême générosité de Picasso, qui consent en 1947 la donation de pas moins de dix peintures récentes, dont L’Aubade [1942], ou encore de celle de Chagall et de sa fille Ida, de Joan Miró (avec son marchand Pierre Loeb) ou encore d’Alexander Calder. Brancusi, quant à lui, lègue l’intégralité du contenu de son atelier en 1957.
Le galeriste Paul Rosenberg ou la baronne Gourgaud, cette dernière avec des peintures exceptionnelles de Fernand Léger, Matisse ou Picasso, consentent également d’importantes libéralités. Entre 1952 et 1963, André Lefèvre et son épouse, Raoul La Roche et Henri Laugier permettent par leurs dons de donner enfin au cubisme une digne représentation. Dans le courant des années 1960, des fonds monographiques, parfois considérables en nombre et en qualité, gagnent le Palais de Tokyo grâce à la générosité des ayants droit d’artistes majeurs : Jean Arp, Antoine Pevsner, Robert et Sonia Delaunay, Raoul Dufy, Zoltán Kemeny, František Kupka, Henri Laurens, Jean Pougny, Georges Rouault, plus tard Victor Brauner. Ce sont ces ensembles qui confèrent jusqu’à aujourd’hui une large part de son identité au musée.
Malgré ces apports exceptionnels, le bilan des années Cassou – qui quitte ses fonctions en 1965 – reste pour nombre d’observateurs en demi-teinte. Souvent relevés, les points faibles des collections restent les scènes étrangères, l’art américain notamment, l’abstraction géométrique ou le surréalisme. L’art contemporain y est également mal représenté, les acquisitions étant tributaires d’une autre administration, le Bureau des travaux d’art, dont le musée peut cependant orienter les choix.
Il faut mettre au crédit du directeur une politique active d’expositions temporaires, dont le fleuron reste en 1960 « Les Sources du 20e siècle. Les arts en Europe de 1884 à 1914 », matrice des expositions-bilans et pluridisciplinaires qui seront la marque du Centre Pompidou à ses débuts.
Mal aimé par ses utilisateurs, le Palais de Tokyo a tôt montré ses limites techniques et la nécessité se fait jour d’un nouveau bâtiment pour lequel Le Corbusier, à la demande du ministre André Malraux, réactive en 1964 le « musée à croissance illimitée » qu’il avait conçu dès les années 1930. La mort prématurée de l’architecte l’année suivante met fin à ce projet, bientôt remplacé par celui d’un ambitieux centre d’art et de culture, décidé en 1969 par le nouveau président de la République, Georges Pompidou, qui doit accueillir le musée.
Nommé directeur des Arts plastiques pour la préfiguration du Centre Beaubourg en 1974, Pontus Hultén, venu du Moderna Museet de Stockholm, dispose enfin d’un budget autonome et d’une commission d’acquisition propre à l’institution. Il peut ainsi combler par des achats prestigieux les lacunes les plus criantes des collections historiques (le premier Piet Mondrian entre en 1975), tout en intensifiant les acquisitions que le Centre national d’art contemporain, désormais sous son autorité, avait menées à partir de 1967. Pour l’art américain notamment, il peut compter sur la générosité de Dominique de Menil, fondatrice des « American friends for Beaubourg », et de sa sœur, Sylvie Boissonnas, à travers la Fondation Scaler2.
En 1977, à l’ouverture du Centre, conçu par Renzo Piano et Richard Rogers, les visiteurs du musée, dont Hultén a été entretemps nommé directeur, découvrent une collection métamorphosée, où le dessin, la photographie, le cinéma expérimental et l’art vidéo ont désormais leur place.
En 1981, le legs considérable de la veuve de Kandinsky, Nina Kandinsky, qui avait dès 1966 gratifié le musée de dons importants, fait désormais du Mnam le musée de référence pour ce pionnier de l’abstraction. Sous la direction de Dominique Bozo (1981-1986) et grâce à des moyens renforcés, des acquisitions essentielles se poursuivent, comme celle des grands Bleus de Miró [1961], que le musée mettra près de dix années à réunir, tandis que la procédure de la dation3 commence à faire entrer dans la collection des œuvres importantes des « classiques du 20e siècle » (Calder, Chagall, Jean Dubuffet, Max Ernst, Alberto Giacometti…) ou de leurs marchands. Donation exceptionnelle, celle de Louise et Michel Leiris vient conforter en 1982 les fonds des artistes que le galeriste Daniel-Henry Kahnweiler avait défendus. D’abord galeriste lui aussi, avant de devenir simple « amateur », Daniel Cordier, par ses libéralités régulières, aura fait bénéficier l’institution de son regard singulier sur l’art de la seconde moitié du 20e siècle.
Huit ans seulement après l’inauguration du Centre, en 1985, un nouveau parcours muséographique des collections historiques est confié à l’architecte italienne Gae Aulenti (niveau 5), bientôt suivi par celui des collections contemporaines par Jean-François Bodin (niveau 4). Dans des espaces désormais très construits, qui remettent cependant en cause la modularité voulue par les concepteurs du Centre, la collection peut se déployer davantage, d’autant qu’en 1992, date de la fusion du Musée national d'art moderne et du Centre de création industrielle (Mnam-Cci), elle s’étend à l’architecture et au design, dont les fonds remarquables se développent rapidement.

© Centre Pompidou, 1985 ; Conception graphique : Visuel Design Jean Widmer © ADAGP, Paris, 1985

© Centre Pompidou, 1984 ; Œuvre reproduite : Alain Fleischer, Photo(s) ; Conception graphique : Visuel Design Jean Widmer © ADAGP, Paris 1984
Les directeurs successifs du musée auront tous à cœur de cultiver cette pluridisciplinarité, en poursuivant les grandes acquisitions patrimoniales, tout en rendant compte de la création contemporaine dont est chargé depuis 2000 un service, « Prospective ».
Pour les premières, parallèlement à de nombreux achats, les dations continuent à jouer un rôle essentiel, dont témoignent entre autres l’entrée du fonds Man Ray en 1994, celle du mur de l’atelier d’André Breton en 2002 [1922-1966] ou encore celle des « petits papiers » de Paul Destribats en 2020 pour la Bibliothèque Kandinsky, pleinement rattachée au musée. Pour autant, les grandes donations ne tarissent pas, comme celle consacrée au dessin contemporain de Florence et Daniel Guerlain en 2012, ou celle toute récente de Bruno Decharme, dont la collection d’Art brut crée à elle seule un nouveau champ de recherche et d’acquisition pour le musée.
C’est grâce au mécénat d’Yves Rocher que l’ancienne collection photographique de Christian Bouqueret a pu être achetée en 2011. Surtout, la faiblesse des budgets d’acquisition peut être heureusement compensée par la générosité des Amis du Centre Pompidou, dont les groupes dédiés notamment à l’art contemporain, au design et à la photographie, mais aussi à d’importantes aires géographiques, associent pour leur choix collectionneurs et conservation du musée.
Au début du 21e siècle, le Mnam-Cci peut ainsi afficher des ambitions renouvelées, celle d’une collection mondialisée, mais aussi davantage féminisée, fondée sur une représentation exceptionnelle des avant-gardes historiques.
Notes :
1. Une éphémère ouverture avait eu lieu en 1942 sous l’Occupation.
2. La Clarence Westbury Foundation prendra plus tard le relais de cet admirable mécénat familial.
3. La dation permet au contribuable français de s’acquitter de certains impôts par des biens patrimoniaux d’importance majeure
Christian Briend, « Histoire du Musée national d'art moderne-CCI », Chefs-d’œuvre du Centre Pompidou, Éditions du Centre Pompidou, 2023