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Portrait de Gilles Clément

Gilles Clément, un jardinier en mouvement

Paysagiste, enseignant, écrivain, botaniste, Gilles Clément est un formidable pédagogue. Dans la série Le fil vert, conçue pour le Centre Pompidou, le Creusois invite l’homme à abandonner l’illusion de la maîtrise de la nature qui nous mène droit dans le mur. Portrait.

± 8 min

À 77 ans, Gilles Clément a l’énergie d’un jeune papillon. Entre deux vols, on parvient finalement à attraper dans nos filets ce jardinier surbooké. Il est de passage à Paris pour deux jours. Le paysagiste revient du Domaine du Rayol, où il a créé, voilà trente ans, au pied du massif des Maures, le Jardin des Méditerranées. Il repart bientôt dans la Creuse « où (il) a son jardin ». Accessoirement, Gilles Clément y réside dans une maison, qu’il a construite lui-même. Mais ce n’est visiblement pas l’essentiel pour ce passionné du vivant et de la nature. « Je m’y suis installé en 1977. Je cherchais avant tout un terrain pour créer un jardin, pour vivre dans un espace assez sauvage. J’ai imaginé de nombreuses fenêtres avec des allèges basses pour pouvoir contempler le jardin à toutes les saisons. » En ce début de printemps au thermomètre estival, prospèrent des Exochorda Racemosa, ces arbustes qui produisent durant quelques semaines de très belles fleurs blanches. Des primevères, des anémones des bois, des épineux à fleurs pointent aussi le bout de leur nez. « Avec la chaleur, tout d'un coup ça explose », se réjouit Gilles Clément, qui documente régulièrement l'évolution de la flore environnante. Il photographie, note les dates d'épanouissement, recense les papillons et les insectes. Au fil des années, le constat est sans appel. Il assiste impuissant à une inexorable et inquiétante perte de la biodiversité.

 

Le fil vert, une chronique d'écologie en six épisodes

 

Quand il n'est pas dehors à mesurer l’herbe pousser, Gilles Clément s'assoit à son bureau pour dessiner, toujours au crayon, ou pour écrire sur son ordinateur. Le 14 avril 2021 a paru son dernier ouvrage : Notre Dame des plantes (Bayard). Le toit de la Cathédrale de Paris étant parti en fumée, il propose, en vert et contre tous, de laisser entrer la lumière, de transformer la nef en serre et le parvis en verger. « Et pourquoi pas cultiver une vigne grimpante pour en tirer du vin de messe ?, badine l'écrivain. Je pense sérieusement qu'il est stupide de vouloir refaire les choses à l'identique. »

S’il critique ardemment la société de consommation, Gilles Clément ne prône pas la vision idéaliste d'un retour au monde ancien, à un mythique jardin d’Eden à l’écart des hommes. Il n’a rien d’un réactionnaire, ni d’un conservateur, même s’il râle contre les GPS qui détournent le regard des conducteurs du paysage et les conduisent par erreur directement dans le chemin boueux qui passe près de chez lui. Le Creusois croit surtout à la force de l'évolution, au salut par le changement, et mise sur une bascule des mentalités de ses congénères. Dans Le fil vert, série de six capsules en forme de diaporama sonore qu'il a conçue pour le Centre Pompidou, le jardinier philosophe aborde ainsi des problématiques liées à l'écologie, à la gestion de l'eau, à la consommation des biens ou à la biodiversité en proposant des solutions simples. Chaque thème est illustré par ses propres photos prises aux quatre coins du monde qu’il commente en voix off. « La voix, c’est une musique, une sonorité, une sensualité », souligne cet amateur de chanteurs à la verve engagée et passionnée comme Renaud et Cyril Mokaiesh. Le son d’une cascade ou d’un pic noir peut l’émouvoir aux larmes.

 

Gilles Clément invite à l’écoute du génie naturel, à apprendre à vire avec le vivant, à abandonner l’illusion de la maîtrise qui nous mène dans le mur.

 

 

Dans Le fil vert, le propos de Gilles Clément éclaire sans asséner. Il invite à l’écoute du génie naturel, à apprendre à vire avec le vivant, à abandonner l’illusion de la maîtrise qui nous mène dans le mur. Avant d’agiter les consciences, il a su lui-même se remettre en question, interroger sa pratique. Douter, c’est commencer à réfléchir, exister. Ce n’est peut-être pas un hasard si Descartes est né dans la Creuse.

 

Gilles Clément a ainsi désappris ce qu’on lui avait enseigné. « Au début, j’ai utilisé des désherbants, des insecticides, j’ai éradiqué des taupes. On nous disait que pour que la nature vive, il fallait tuer. Mais pourquoi faire ça quand on sait à quel point nous sommes dépendants de la diversité ? », s'agace-t-il. Dans l’un de ses diaporamas, on découvre par exemple qu’une plante carnivore d’origine américaine permet de réguler en Europe la présence d’un frelon originaire d’Asie. Étonnant, non ? On apprend aussi que Gilles Clément aimerait bien être réincarné en canard. Un animal qui nage, flotte, plonge et vole. Pas bête.

Il faut dire que le septuagénaire s'épanouit dans tous les domaines. Il ne possède pas de carte de visite. Il n’y aurait pas assez de place pour mentionner toutes ses casquettes : paysagiste, enseignant, entomologiste, écrivain, botaniste, conférencier, voyageur… Gilles Clément est un slasher sans le savoir. « Se déclarer expert dans un domaine réduit le champ de vision. Un être humain, c'est complexe. Je suis dans la polyactivité », revendique-t-il. Élevé dans un milieu bourgeois, encadré par des règles strictes, Gilles Clément a vécu de 7 à 15 ans en Algérie, où son père travaillait comme négociant en vin. Il fréquente alors un établissent scolaire catholique. Un jour, il parcourt en bus les trente kilomètres qui le séparent de la cathédrale d'Oran pour se confesser d’un gros pêché. « On m'a simplement demandé de réciter un Notre Père. J'étais déçu. Cela n’avait aucun sens. » C’est sans doute ce jour-là que Gilles Clément a commencé à se méfier des dogmes et des certitudes, à développer sons sens critique. En résumé, « à cesser d'écouter les adultes ».

 

En classe de seconde, il tombe toutefois sur une professeure de sciences naturelles qui repère l’intérêt du jeune garçon pour la nature et les insectes. « J’étais mauvais dans toutes les autres matières. Je n’étais pas un bon élève. Cette dame m’explique alors qu’il existe un métier : paysagiste. Pour y arriver, il faut passer par une école d’ingénieur horticole, suivre un cursus de mathématiques. Je me suis lancé. Tout le monde peut devenir intelligent, il suffit d’accéder à l’intelligibilité du contexte. »

 

Il faut d’abord ressentir. Le projet doit d’abord être un rêve, porter sa singularité. Le commanditaire doit être surpris.

Gilles Clément

 

Gilles Clément a toujours eu à cœur de transmettre son savoir. Il a rapidement compris que la connaissance est la seule chose qui se multiplie quand on la partage. Après ses études, il fait son service national dans la coopération au Nicaragua où il enseigne pour la première fois. Depuis, il n’a jamais cessé. À l’École nationale supérieure du paysage de Versailles, il demande à ses élèves de ne pas se renseigner au préalable sur le site où ils doivent intervenir. « Il faut d’abord ressentir. Le projet doit d’abord être un rêve, porter sa singularité. Le commanditaire doit être surpris. »

 

L’étonnement est l’une des pierres angulaires de sa vision du monde. En 2013, il a publié Les Imprévisibles (éd. L’une et l’autre), un carnet d’une centaine de dessins de personnages aussi grotesques qu’étranges. « En réunion, par exemple, mon esprit s’échappe et c’est l’inconscient qui guide ma main sur la feuille blanche. Quand je conçois un paysage, c’est la même chose, je me laisse conduire par ma sensibilité, pas par ma raison. » Gilles Clément a dessiné le jardin du Musée du Quai Branly, participé à l’élaboration du parc André Citroën. Il a aussi fixé des concepts : le « Jardin en mouvement », inspiré de la friche, le « Jardin planétaire », qui considère la Terre comme un espace clos, ou le « Tiers Paysage », qui désigne les espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Le jardinier a l’art de la formule. « Ce qui n’a pas de nom n’est pas entendu, estime-t-il. Une mauvaise herbe, cela n’existe pas. En revanche, quand on attribue un nom à une plante, à la chenille qui se balade dessus, à un oiseau, on pénètre dans l’écosystème, et le regard des gens change. » En écoutant Gilles Clément, on pense à une célèbre citation d’Albert Camus : « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur du monde. » À moins que ce ne soit l’écho d’une phrase de Victor Hugo : « Il n'y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs. » À nous, d’en prendre de la graine. ◼