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Jérôme Bel et Xiao Ke, création 2021

Jérôme Bel, l'intransigeance en scène

À l’automne 2020, Jérôme Bel présentait sa nouvelle création Xiao Ke au Centre Pompidou x West Bund Museum Project de Shanghai. Initialement programmée à Paris début 2021, puis reportée en décembre de la même année, cette pièce ambitieuse dresse le portrait de Xiao Ke, danseuse chinoise qui a ouvert l'art de la performance ainsi que le théâtre social à la réalité de la Chine contemporaine. Rencontre avec un chorégraphe ultra exigeant, mû par des convictions écologiques fortes.

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Sa nouvelle création, Xiao Ke, a été montrée au Centre Pompidou x West Bund Museum Project de Shanghai à l’automne 2020 et sera présentée au Centre Pompidou en automne 2021. Avec cette pièce ambitieuse dans son économie de moyens, Jérôme Bel ouvre la voie vers de nouveaux modes de création. Xiao Ke est le portrait de cette danseuse chinoise qui a commencé sa formation en danse traditionnelle, avant d’étudier douze ans plus tard la danse contemporaine puis de fonder son propre studio de danse en 1998, le XK Dance Studio. Xiao Ke a ouvert l'art de la performance ainsi que le théâtre social à la réalité de la Chine contemporaine, et invite ainsi à traverser l’histoire de la danse en Chine sous la forme d’un dialogue à la forme expérimentale et inédite.

 

Xiao Ke s’inscrit dans la série originale des « portraits » que Jérôme Bel a initiée avec Véronique Doisneau en 2004, un solo sur le travail de cette danseuse de l’Opéra de Paris, Véronique Doisneau et Isabel Torres (2005), pour le ballet du Teatro Municipal de Rio de Janeiro qui en est la version brésilienne. Ont suivi plusieurs autres portraits : Pichet Klunchun and myself (2005), conçu à Bangkok avec le danseur traditionnel thaïlandais Pichet Klunchun, Cédric Andrieux (2009), danseur de Merce Cunningham, Isadora Duncan (2019) qui dresse le portrait de cette pionnière de la modernité en danse, avec la danseuse Élisabeth Schwartz.

 

De pièce en pièce, Jérôme Bel poursuit sa réflexion sur la dimension politique de la danse et donne à voir que le spectacle vivant est toujours en évolution. Car inlassablement et sans rien perdre de force critique et de liberté, il repose la même question : faire un spectacle, qu’est-ce que cela veut dire ? Rencontre avec un chorégraphe intransigeant.

…Pour votre nouvelle création Xiao Ke, quelles nouvelles solutions avez-vous été amené à réinventer au regard des profonds changements actuels ?

Jérôme Bel—En 2007, j'étais dans un avion de Melbourne à Paris. Nous venions de jouer The Show Must Go On. Et dans un des journaux offerts à bord, j'ai lu un article disant qu’à cause du réchauffement de la planète, tout le monde devait réduire son émission de C02. Dans l'avion avec moi, il y a les vingt danseurs et danseuses de la compagnie. C’est à ce moment-là que je décide qu'à partir de maintenant, nous ne voyagerons plus avec toute la compagnie, mais qu’à la place j'enverrai seulement deux personnes pour qu’elles remontent la pièce à l'étranger avec des artistes du pays en question. Ce fut ma première action en matière d‘écologie – je suis végétarien depuis des années, mais ce n‘est que des années plus tard que j’apprendrai que mon régime est vertueux en matière d’écologie. Il en va de même pour mes spectacles, mon esthétique en général, qui sont une critique du consumérisme et de son corollaire le capitalisme, et jamais ne produisent d’objets polluants comme de nouveaux costumes ou scénographies.

 

En 2014, la programmatrice d’un théâtre me parle d'un spectacle sur l'écologie. Enthousiasmé par la nouvelle, je demande ingénument d’où vient cette compagnie. Elle me répond qu’elle vient d’Australie… À ce moment précis, quelque chose se fissure en moi : comment peut-on exprimer une chose de façon artistique, tout en produisant réellement son contraire ? En février 2019, je suis dans mon appartement à Paris. J’y ajuste le chauffage afin d’économiser autant d'énergie que possible et réduire ainsi mon empreinte carbone. Soudain, je réalise qu’au même moment deux de mes collègues sont dans un avion qui revient de Hong-Kong pour la pièce Gala tandis que deux autres sont dans un autre avion à destination de Lima, afin d’y remonter cette même pièce. Je me dis alors que je suis un hypocrite, que je me mens à moi-même. Je tombe alors dans une grave dépression pendant plusieurs semaines, jusqu’à en arriver à la conclusion que mon travail ne peut pas continuer à polluer ainsi en participant au réchauffement climatique. Et je décide que ni moi ni la compagnie ne prendrons plus l’avion.

 

À l'époque, je commençais les répétitions de la pièce Isadora Duncan à Paris avec la danseuse française Élisabeth Schwartz, et j’ai eu l’idée de faire une seconde version de la pièce avec Catherine Gallant, une autre danseuse duncanienne à New York que j’avais repérée sur Internet. Il y aurait donc deux versions de la pièce : une qui tournerait en Europe et une autre aux États-Unis. Toutes deux ne voyageant qu‘en train. Pour les autres spectacles les plus demandés à l’étranger, tels que The Show Must Go On et Gala, nous travaillons avec des chorégraphes dans les villes qui invitent ces pièces, afin que ces chorégraphes puissent les mettre en scène à partir de transcriptions, de vidéos et de répétitions en téléconférence. J’envisage d’autres procédures telles que travailler cette fois en écrivant des partitions qui me permettront de ne plus rencontrer les danseurs et danseuses.

 

Être artiste, c’est être activiste ? 

JB — Le milieu chorégraphique est malheureusement complètement coincé dans le système de mondialisation extrême prévalant dans la prétendue « danse contemporaine » et qui produit une épouvantable empreinte carbone. Je pense, hélas, que la plupart des personnes que je connais, qui ont une position dominante dans le champ chorégraphique et qui ont mon âge, la cinquantaine, ne changeront rien, prisonnières d'un système qu’elles ne veulent pas remettre en question. C'est assez insupportable car elles tiennent des discours écologiques, signent des pétitions, sans produire aucune action. En cela elles ne sont pas du tout différentes des politiques.

 

Par exemple, il y a cette salle de concert au Danemark, à Helsingor, qui invite uniquement des orchestres et des artistes qui accepteront de voyager en train. À Vienne, j’assistais à un spectacle qui n’était pas très intéressant quand j’ai commencé à calculer l’empreinte carbone de ce qui se déroulait sous mes yeux : le nombre de danseurs sur scène, leurs voyages intercontinentaux, les costumes, le décor, le nombre de techniciens en régie, etc.

 

Si un spectacle auquel j‘assiste ne prend pas en compte la question de l’écologie dans sa réalisation en faisant comme si de rien n‘était, il ne me donne pas de plaisir, je le trouve mauvais. Je ne vais donc plus voir les spectacles calibrés pour les tournées internationales.

Jérôme Bel

 

Je me suis rendu compte que je regardais l’enfer : je regardais la fonte des glaces, les tempêtes violentes ravageant les habitations, les incendies et subséquemment les millions de personnes réfugiées climatiques qui allaient avoir une vie misérable, sinon périr purement et simplement, les régimes autoritaires élus dans nos démocraties libérales, etc. Je me suis aperçu qu'il y avait soudainement un nouveau paradigme dans mon jugement esthétique : si un spectacle auquel j‘assiste ne prend pas en compte la question de l'écologie dans sa réalisation en faisant comme si de rien n'était, il ne me donne pas de plaisir, je le trouve mauvais. Je ne vais donc plus voir les spectacles calibrés pour les tournées internationales. Comment puis-je faire confiance à un ou une chorégraphe, metteur ou metteuse en scène, une compagnie de danse ou de théâtre qui contribue au réchauffement climatique ? Ce sont des gens qui ne pensent pas le monde, qui ne voient pas ce qui se passe. Comment leurs spectacles peuvent-ils avoir une quelconque valeur ?

 

Votre engagement vous a fait finalement anticiper les nouveaux modes de création qui commencent à émerger ? 

JB — Lorsque Chloé Siganos et Matthieu Potte-Bonneville, du département culture et création du Centre Pompidou, m’ont invité à participer à un projet à Shanghai, j’ai tout de suite dit que je ne me rendrai pas en Chine, ce qui ne leur a pas posé de problème. Peu après, il avait été décidé d’envoyer en Chine deux de mes assistants, en train, qui devaient remonter la pièce Gala dans quatre villes chinoises, dont Shanghai. La crise sanitaire passant par-là, ce voyage et ce séjour ont été rendus impossibles. Nous avons donc remonté Gala sans déplacement, supervisant le tout depuis l'Europe. L’autre projet avec Xiao Ke était plus spéculatif. Il y avait cette idée de partitions que j'ai évoquée plus haut. Je me suis dit que cette invitation à Shanghai pouvait être l'occasion de mettre à l’épreuve ce système.

 

J’ai mis un post sur Facebook disant que pour un projet, je cherchais une danseuse et chorégraphe vivant et travaillant à Shanghai, j'ai eu beaucoup de réponses et le nom de Xiao Ke est apparu à plus de 50%.

Jérôme Bel

 

J’ai mis un post sur Facebook disant que pour un projet, je cherchais une danseuse et chorégraphe vivant et travaillant à Shanghai, j'ai eu beaucoup de réponses et le nom de Xiao Ke est apparu à plus de 50%. Je l’ai donc contactée pour savoir si elle serait intéressée de collaborer avec moi sur un projet. Ayant reçu une réponse affirmative, j’ai commencé à travailler sur une des partitions anciennes que je voulais qu‘elle interprète, à savoir le portrait autobiographique, pièce dont j’ai commencé la série avec Véronique Doisneau en 2004 à l’Opéra de Paris. Cette pièce n‘est pas très compliquée à remonter et c’est pour cela que je pensais que c‘était un bon début pour une collaboration. De plus, cette pièce dans laquelle l’interprète explique son travail aux spectateurs était un bon moyen pour moi de connaître Xiao Ke. Elle a commencé à me raconter sa vie, et elle a tellement éveillé ma curiosité que nous nous sommes retrouvés avec beaucoup de matériel.

 

J’ai donc décidé que la collaboration avec Xiao Ke serait son propre solo autobiographique. Nous l’avons travaillé ensemble en visioconférence. Nous avons travaillé le texte en anglais, puis elle est passée à la version en mandarin qu‘elle interpréterait sur la scène du Centre Pompidou x West Bund Museum Project. C‘est à ce moment que j‘ai eu l’idée qu’il fallait tenter de faire une version française du spectacle, à Paris, au Centre Pompidou, comme une sorte d’aller-retour. Je serais sur la scène de la Grande salle du Centre Pompidou, et en même temps en visioconférence avec Xiao Ke chez elle à Shanghai où il serait environ trois heures du matin... Je dirais son texte en français et Xiao Ke nous montrerait les danses qui illustrent son « autochoreobiographie ». Ceci est tout à fait expérimental, très excitant et… peu polluant. ◼