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Ne pas mourir, retour à « Berlin Alexanderplatz », roman iconoclaste, devenu classique

Plongée dans le Berlin interlope des souteneurs et des prostituées, Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin (1929) est une œuvre majeure de la littérature allemande. En 2009, Olivier Le Lay proposait une nouvelle traduction pour Gallimard, au plus près de la langue fougueuse et polyphonique de Döblin. Il est l'invité du Centre Pompidou dans le cadre de « Berlin, nos années 20 ». À cette occasion, retour sur un classique iconoclaste qui inspira notamment le cinéaste Rainer Werner Fassbinder.

± 4 min

Début des années 1960, Fassbinder a 15 ans, il est plongé dans une « adolescence presque assassine ». Et puis il découvre Berlin Alexanderplatz et le roman de Döblin l’empêche de « crever », selon ses propres termes. Celui à qui le Centre Pompidou consacrait une rétrospective intégrale en 2005 écrit plus tard que sa propre vie lui semble obéir à l’imaginaire du livre. Presque tous ses films, de manière plus ou moins explicite, en porteront la trace avant qu’en 1979 il ne se lance dans une adaptation directe du roman en quatorze épisodes pour la télévision, et que Franz Biberkopf, le gras, le vaillant, l’increvable héros du livre, ne s'invite en personne dans les salons des téléspectateurs allemands.

Depuis sa parution, voilà un peu plus d’un siècle, le roman n’a cessé de coloniser les esprits, de hanter les imaginaires. Rien de plus ordinaire pourtant que l’histoire de Franz Biberkopf, ancien cimentier et débardeur, dont le récit suit les pas à partir de 1928. Il sort de la prison de Tegel, à Berlin, après y avoir purgé une peine de quatre ans pour l’assassinat, à coup de fouet à pâtisserie, de son amie Ida, qui tapinait pour lui. Il se jure aussitôt « au monde entier et à lui-même, de rester honnête à Berlin, avec ou sans argent ». Mauvaises rencontres, bêtise, paresse, confiance aveugle en la puissance de ses bras, beuveries fréquentes, malchance : Franz est « torpillé avec une crudité extrême, monstrueuse ». « C’est un combat en règle contre quelque chose qui vient du dehors, cette chose imprévisible qui ressemble à un destin. » Mais c’est surtout son amitié aberrante pour Reinhold, son double maléfique, qui le perdra, cette attirance très forte qu’aucune rebuffade, humiliation, violence même ne suffit à contrecarrer.

 

C’est un combat en règle contre quelque chose qui vient du dehors, cette chose imprévisible qui ressemble à un destin.

Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz (traduit de l'allemand par Olivier Le Lay)

 

Enfin, après quelques péripéties atroces, dont la perte d’un bras, Biberkopf est anéanti par la mort de la seule femme qu’il ait vraiment aimée, Mieze, assassinée par Reinhold. « Et au lit, elle est douce comme une plume, chaque fois aussi calme et tendre et heureuse qu’au début. Et elle est toujours un peu grave, et on ne sait pas grand-chose d’elle : si elle pense, quand elle est assise là à ne rien faire du tout, et ce qu’elle pense. » Accusé de ce meurtre, Franz Biberkopf sombre dans la folie, en sort au terme d’une phase assez longue de « catharsis inversée ». Mais il est alors devenu un élément tout à fait (ré)utilisable par la société, une chose banale et commune, et Döblin le plante là.

Parallèlement à cette plongée dans le Berlin interlope des souteneurs et des prostituées, Döblin développe un plan mythologique et religieux (juif et chrétien). Ce Biberkopf qui voue une confiance aveugle en sa seule force physique, souvent abruti d’alcool, et plein de confusion, ce Biberkopf qui semble d’abord d’une facture grossière et peu différenciée, se révèle progressivement, au fil du livre, un personnage complexe, doué d’une imagination aussi riche que celle des plus grands héros de tragédie.

 

Berlin Alexanderplatz est un texte violent et musical, un récit épique qui progresse d’un pas claudicant, capte l’énergie syncopée de la rue.

Olivier Le Lay (dans la préface de sa traduction)

 

Le moindre fragment de l’intrigue est raconté comme un processus grandiose, qui vient s’insérer la plupart du temps dans une mythologie mystérieuse ou dans des récits bibliques (l’assassinat d’Agamemnon à son retour de Troie, les lamentations de Job, le sacrifice d’Isaac par Abraham et son interruption par Yahvé…). Le livre superpose sans cesse ces plans hétérogènes : du presque moléculaire (les sensations des héros, dans leur immédiateté fragmentaire) au plus grandiose, en passant par une saisie détaillée de tout le petit peuple misérable des rues.

 

Ainsi le début du chapitre deux où se succèdent : une évocation d’Adam et Eve au Paradis (« clap clap clap font les mimines, tap tap tap font les bottines »), la description d’un projet d’immeuble, une série de faits et gestes de passants sur la Rosenthaler Platz noyés dans les flux de langages publicitaires, une altercation dans un bar entre deux personnages inconnus, et le rapide échange entre une toute jeune fille et son amant visiblement marié et plus âgé – avant qu’on ne retrouve notre héros attablé avec d’autres.

 

Pris dans les flux collectifs de la ville, la survie, l’alcoolisme et d’autres passions plus étranges, jouet des circonstances, souvent stupide, capable d’aimer et de souffrir comme très peu de personnages de la littérature, Franz Biberkopf existe merveilleusement.

 

 

Au centre, le personnage principal, Biberkopf. Pris dans les flux collectifs de la ville, la survie, l’alcoolisme et d’autres passions plus étranges, jouet des circonstances, souvent stupide, capable d’aimer et de souffrir comme très peu de personnages de la littérature, Franz Biberkopf existe merveilleusement. Ses péripéties banales, ses activités de proxénète, ses efforts vains pour rester honnête, sont décrits comme des choses de la plus haute importance, élevés au rang du mythe ou du sacré. On suit les brusques embardées de ses flux de conscience, ses accès de violence, d’amour, de tendresse et d’autodestruction. On épouse comme rarement le point de vue de l’underdog, du toujours déjà vaincu.

 

Le roman avance au rythme de la ville, des tramways, des mouvements de foule, suit l’éclatement de la perception en fragments. Le livre est devenu aussi l’une des rares traces, une trace-cathédrale, qui témoignent aujourd’hui pour un monde englouti, pour cette population misérable, équivoque, sans cesse au bord du crime ou de la dernière déchéance, qui avait sa langue et ses rites, sa rage, son humour et sa cruauté, tour à tour sublime et abjecte : ce monde, en tant qu’unité organique, les nazis le liquident quelques années plus tard. ◼