
De Bruxelles à Paris : Yves Gevaert, passeur d'art
Yves Gevaert (né en 1943) est – comme il le dit lui-même – « né dans le livre ». Petit-fils d’imprimeur et fils d’un juriste spécialisé en droits d’auteur, également directeur du Syndicat des éditeurs belges, il grandit dans un univers façonné par les imprimeurs, les éditeurs et les auteurs. En 1966, il finit ses études en histoire de l’art à l’université de Gand avec un mémoire consacré à Passion, un livre illustré publié en 1939 par Ambroise Vollard, réunissant des images de Georges Rouault et un texte d’André Suarès. Durant ses études et lors de son service militaire en 1967 dans les environs de Düsseldorf, Gevaert s’intéresse à l’art ancien et moderne, mais aussi à l’art contemporain, qu’il découvre – entre autres – dans les galeries anversoises Kontakt et Wide White Space, ainsi qu’à la toute nouvelle Galerie Konrad Fischer de Düsseldorf, où il visite l’exposition inaugurale consacrée à Carl Andre.
1968–1976 : Le Palais des Beaux-Arts, laboratoire du contemporain
En mai 1968, Yves Gevaert rejoint la Société des Expositions comme assistant co-responsable des expositions et des catalogues. Il travaille près de dix ans dans cette « maison des arts » fondée en 1928 et installée dans un bâtiment art déco de Victor Horta. Alors qu’elle est principalement dédiée à la musique et aux arts plastiques, l’institution s’ouvre – souvent sous l’impulsion de Gevaert – à l’art contemporain et conceptuel, tout en continuant à présenter des expositions d’art ancien et moderne. Au début des années soixante-dix, Gevaert est nommé directeur-adjoint de la Société des Expositions – opportunité qu’il saisit pour organiser les premières manifestations d’art conceptuel d’envergure dans le Palais des Beaux-Arts.
En 1973, il réunit Marcel Broodthaers, Jacques Charlier, Jef Geys, Bernd Lohaus, Guy Mees, Panamarenko et Maurice Roquet dans une vaste présentation consacrée à l’avant-garde belge. L’année suivante, il présente une exposition dédiée à l’avant-garde internationale rassemblant Carl Andre, Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Victor Burgin, Gilbert & George, On Kawara, Richard Long et Gerhard Richter. À cette occasion, Broodthaers conçoit son premier décor, Un Jardin d’Hiver ; Richard Long réalise une installation à partir d’aiguilles de pin ; et Daniel Buren intervient sur les vélums des espaces d’exposition, une œuvre qui restera en place plusieurs années et marquera durablement la physionomie des lieux. Entre 1974 et 1975, Gevaert organise ou accueille également des expositions consacrées, entre autres, à Hanne Darboven et Sol LeWitt, ainsi qu’à Marcel Broodthaers, Robert Ryman, André Cadere, On Kawara, Niele Toroni et James Lee Byars.
Premiers livres d’artistes : expérimentations éditoriales
C’est au cours de ces années et en lien étroit avec les expositions qu’il organise au Palais des Beaux-Arts qu’Yves Gevaert réalise ses premiers livres. Pour le catalogue de l’exposition consacrée à l’avant-garde internationale en 1974, il propose aux artistes de concevoir un certain nombre de pages, privilégiant une articulation directe avec l’œuvre in situ plutôt que de simples reproductions. Il en est de même pour les livrets qu’il édite avec les douze artistes français qui participent à l’exposition « Europalia France » en 1975. Certains de ces livrets – notamment ceux de Ben, Christian Boltanski, Robert Filliou/Joachim Pfeufer et Jean Le Gac – prennent la forme de véritables livres d’artistes.
Gevaert poursuivra cette activité éditoriale avec, entre autres, Hanne Darboven (1974), Sol LeWitt (1974), Niele Toroni (1975) et Daniel Buren (1977), souvent en coédition avec Herman Daled, promoteur belge de l’avant-garde, ou avec Paul Lebeer / Hossmann, éditeur actif à Bruxelles et Hambourg. Parmi ses collaborations les plus marquantes figure celle qu’il mène en 1974 avec Marcel Broodthaers, pour qui il édite trois ouvrages : Un Jardin d’Hiver, Charles Baudelaire. Pauvre Belgique et Catalogue. Les coûts élevés de ce dernier et l’entrée du nouveau directeur Karel Geirlandt précipitent le départ de Gevaert au début de l’année 1976.
Le libraire en chambre : une bibliothèque en mouvement
Après un passage à la Cinémathèque royale (1977–1978), Gevaert devient, à partir de 1979, « libraire et antiquaire en chambre ». Il se consacre alors aux publications et documents couvrant une période allant de « Mallarmé à l’internationale situationniste », proposant des livres, des séries complètes de revues d’avant-garde, des manuscrits, des correspondances entre artistes ou auteurs, ainsi que des photographies, des dessins et des éphéméras (affiches, invitations…). Ses clients sont des particuliers, des bibliothèques publiques ainsi que des musées belges et internationaux. La librairie de Gevaert n’occupe pas d’espace concret : les collectionneurs sont invités à le contacter à son domicile de Watermael-Boitsfort (Bruxelles), sur la base d’une liste imprimée qui tient lieu de catalogue et rend commercialisable sa bibliothèque en perpétuelle évolution.
La maison d’édition — compagnonnages Vercruysse & Graham
En 1982, Yves Gevaert fonde sa propre maison d’édition et rencontre l’artiste belge Jan Vercruysse, avant de faire la connaissance, en 1986, de l’artiste canadien Rodney Graham. Durant la décennie qui suit, tout en poursuivant son activité de libraire, il consacre l’essentiel de son travail d’éditeur à ces deux artistes, pour lesquels il réalise livres d’artistes, estampes, éditions à tirages limités et objets bibliophiliques. Conçues dans un dialogue étroit entre artiste et éditeur, ces éditions se distinguent par une rigueur extrême et par leur approche du livre comme véritable espace conceptuel. Par leur érudition, leurs faibles tirages et leur prix relativement élevé, les livres d’artistes de Vercruysse et de Graham se distinguent de ceux de la première génération d’artistes conceptuels, généralement produits en grand nombre et pensés pour une diffusion plus large.
Par leur érudition, leurs faibles tirages et leur prix relativement élevé, les livres d’artistes de Vercruysse et de Graham se distinguent de ceux de la première génération d’artistes conceptuels, généralement produits en grand nombre et pensés pour une diffusion plus large.
Partageant avec Vercruysse — poète devenu artiste — et Graham — se rêvant écrivain français du 19e siècle — une sensibilité bibliophilique profonde, Gevaert fait de sa maison d’édition un lieu rare d’échange intellectuel et d’amitié. Cette affinité se cristallise en 1989 : Graham réalise un étui en étain pour l’exemplaire de Alice’s Adventures in Wonderland de Vercruysse, tandis que celui-ci conçoit des vitrines pour Parsifal, une œuvre de Graham. Portés par le soutien financier et organisationnel de Gevaert, ces projets incarnent l’intensité du dialogue entre les trois hommes. Graham puisera d’ailleurs régulièrement dans la bibliothèque de Gevaert la matière première de ses œuvres.
Ces pièces — comme les vitrines de Vercruysse — montrent combien les « publications » d’Yves Gevaert Éditeur dépassent le cadre de l’édition traditionnelle pour atteindre une dimension proprement muséale. Cette singularité trouve une reconnaissance explicite en 1992 avec l’exposition « Yves Gevaert Publisher. Books, Prints, Objects » au Van Abbemuseum d’Eindhoven. Le catalogue, dès son titre, déroule les noms des artistes ayant collaboré avec lui : stanley brouwn, Daniel Buren, Jean-Marc Bustamante, Thierry De Cordier, Dan et Rodney Graham, Matt Mullican, Philippe Van Snick, Jan Vercruysse, Lawrence Weiner et James Welling.
Années 1990 : catalogues, musées, essais
En 1994, Gevaert édite un premier catalogue d’exposition à la demande de Rodney Graham, Rodney Graham : Works from 1976 to 1994, conçu pour l’Art Gallery of York University à Toronto. Il poursuit cette collaboration éditoriale dans les années qui suivent en publiant également les catalogues d’expositions personnelles de Graham en France (Musée départemental de Rochechouart, 1996), en Autriche (Kunsthalle de Vienne, 1999) et à la Biennale de Venise (1997). Parallèlement, Gevaert cherche à élargir son champ d’intervention en s’engageant comme coéditeur ou conseiller éditorial auprès d’institutions muséales, dans le cadre de projets portant sur d’autres artistes ou sujets qui l’intéressent. Parmi ces collaborations figurent notamment Harald Klingelhöller (Art Gallery of York University, 1996), James Coleman (Centre Pompidou, 1996 ; Wiener Secession, 1997) ou encore la collection Herbert (Casino Luxembourg, 2001).
La production de catalogues institutionnels éloigne progressivement Gevaert de l’édition à tirage limité et, à partir de la seconde moitié des années 1990, il commence également à publier des ouvrages théoriques et littéraires, tant en néerlandais qu’en français : d’une part des traductions ou des recueils de textes existants, d’autre part des essais inédits, en collaboration notamment avec les philosophes Hubert Damisch (L’amour m’expose : le projet « moves », 2000 ; La peinture en écharpe : Delacroix et la photographie, 2001) et Jean-Luc Nancy (L’évidence du film : Abbas Kiarostami, 2001 ; Nus sommes : La peau des images, 2002, écrit avec Federico Ferrari).

Photo © Peter Cox
Reconnaissance et transmission
En 2007, le Musée royal de Mariemont consacre une exposition à quatre éditeurs belges : Imschoot uitgevers, michèle didier, Yellow Now et Yves Gevaert. Le catalogue publié à cette occasion témoigne de l’ampleur de l’œuvre éditorial de Gevaert, répertoriant 117 publications, dont 60 « livres et catalogues », 47 « estampes, photographies et objets » – qu’il s’agisse d’éditions ou de pièces uniques – et 10 « éditions pour le compte d’institutions ». L’année suivante, sa fille Saskia Gevaert prolonge cette aventure éditoriale en fondant Gevaert Editions.
Sous la porte d’entrée de la maison d’Yves Gevaert à Watermael-Boitsfort (Bruxelles), est enchâssée une édition conçue avec Rodney Graham en 1993 : une pierre de seuil gravée de l’inscription suivante : « Zum Raum Wird Hier Die Zeit » (« Ici le temps se mue en espace »). Tirée de l’opéra Parsifal de Richard Wagner, cette citation dépasse la simple désignation du lieu : elle évoque la bibliothèque et les archives de Gevaert, où les livres lus et aimés, ainsi que la documentation des livres édités, incarnent ce temps littéralement transformé en espace – aujourd’hui préservé à la Bibliothèque Kandinsky. ◼
Le groupe mission Recherche des Amis du Centre Pompidou
Créé en 2019 en étroite collaboration avec la Bibliothèque Kandinsky, le groupe mission recherche des Amis du Centre Pompidou vise à participer à l’enrichissement des collections nationales au travers de la recherche et de la diffusion des savoirs. Chaque année, jusqu’à trois bourses de recherche sont financées, permettant à de jeunes chercheurs d’accomplir, sous la direction d’un conservateur ou d'une conservatrice du Centre Pompidou, une mission de recherche via l’étude de terrain, l’étude d’archives, la réalisation d’entretiens ou de traductions inédites. En 2024, Kaat Obbels est lauréate de la bourse. Après avoir obtenu un Master en Histoire de l’Art (Université de Gand) Kaat Obbels termine actuellement des études de spécialisation en Archivistique (Université de Bruxelles). Elle prépare un article sur l'artiste américain James Lee Byars et les 57 lettres et cartes postales qu'il a envoyé à Yves Gevaert entre 1974 et 1980. En février 2025, la Bibliothèque Kandinsky accueillait Yves Gevaert pour une conversation publique. Le temps d’une soirée, l’espace des archives s’est mué en temps vivant grâce aux souvenirs partagés au fil des clichés projetés — dessins préparatoires, invitations, couvertures, correspondances, photographies.
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Rodney Graham. R. Wagner. Parsifal. Transformation Music (Act I). With E. Humperdinck’s Suppelement No 90. The Latter Transcribed from the Original Manuscript and the Whole Typeset According to the Artist’s Specifications.
Bruxelles, Yves Gevaert éditeur ; Cologne : Johnen & Schöttle, 1989.
L’ensemble des 12 volumes est présenté dans deux vitrines spécialement conçues par Jan Vercruysse.
Photo DR
Rodney Graham, Alice’s Adventures in Wonderland. Bruxelles : Yves Gevaert éditeur, 1989. 19,5 x 16 x 2,8 cm.
Pièce unique composée d’un étui en étain autour d’une people’s edition en cartonnage d’éditeur de Lewis Caroll, Alice’s Adventures in Wonderland, London and New York, MacMillan and Co, 1893.
L’étui autour de ce livre a été conçu par Rodney Graham à la demande de Jan Vercruysse. Photo © Kristien Daem.






