Alain Damasio, l'écrivain des zones imaginaires
Alain Damasio ne possède pas de portable. L’auteur de science-fiction a toujours refusé de se soumettre à ce qu’il nomme le « techno-cocon », cette gangue d’interfaces tissée par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui atrophie les corps et les esprits. Son dernier récit, Scarlett et Novak (édition Rageot), narre justement l’addiction d’un jeune homme qui doit apprendre à vivre sans son smartphone. Une nouvelle en forme de signal d’alerte sur notre autoaliénation numérique.
Pour joindre l’écrivain, installé à Marseille, pas besoin pour autant de drone traqueur comme dans la société de contrôle située en 2040 que le romancier décrit dans Les Furtifs (2019). Il faut utiliser la bonne vieille technique de la ligne fixe et prier pour que notre interlocuteur soit dans les parages ou bien laisser un message sur son répondeur et prier une seconde fois pour qu’il l’écoute. Auteur de trois livres incontournables (La Zone du dehors, 1999, La Horde du contrevent, 2004, Les Furtifs, 2019), Alain Damasio est l’un des grands noms de la littérature de l'imaginaire en France. Avec sa faconde, ses mots valises inventifs et son talent pour critiquer de manière affutée notre monde connecté, il est devenu une parole qui compte. Mais on a beau exceller dans la création de dystopies et le récit d’anticipation, la réalité finit toujours par vous rattraper : ce matin, Alain Damasio a rendez-vous au téléphone avec son expert comptable.
Avec sa faconde, ses mots valises inventifs et son talent pour critiquer de manière affutée notre monde connecté, Alain Damasio est devenu une parole qui compte.
Dans les prochaines semaines, le Marseillais d’adoption risque de répondre encore moins aux appels. Il part en tournée avec le guitariste Yan Péchin pour présenter Entrer dans la couleur, une adaptation rock des Furtifs. Inspiré par Melody Nelson et L’Homme à tête de chou, par l'univers imaginaire du disque-monde, Alain Damasio a découpé et façonné des blocs de prose qu’il livre sous la forme d’un « déboulé avalancheur » sur les notes électriques grattées par son acolyte.
Damasio a déjà proposé des lectures musicales, mais il était le plus souvent abrité derrière son pupitre. Cette fois, il affronte la scène et le public, s’aventure dans sa zone du dehors, pour « entrer dans la couleur », un titre emprunté à Gilles Deleuze. « J’adore son texte consacré à l’évolution de Vincent Van Gogh et de sa peinture. Le philosophe raconte les premières toiles couleurs patates, moutardes ou passées, des jaunes beiges très sombres, très moches selon moi. Puis, le peintre descend à Arles. Il prend une claque colossale. À partir de Montélimar, tout d’un coup, le ciel s’ouvre, c’est le début de la Provence. Il y a une netteté de l’air, une puissance de la lumière. Deleuze dit avec quelle terreur Van Gogh entre dans la couleur. Il y va avec une précaution, une prudence, qui fascinent. Cela m’a marqué. On a tous un seuil. Une terreur que l’on doit franchir si on veut progresser dans son art. J’ai toujours travaillé sur une écriture assez physique, fondée sur les phonèmes, sur la puissance d'expressivité des consonnes, des voyelles. Le fait d’aller sur scène et de dire mes propres textes, c’est les sortir du noir et blanc de la page et les faire entrer dans une couleur sonore, dans une dynamique vibratoire. »
Celui qui a présidé une compagnie de théâtre entre ses vingt et ses vingt-cinq ans sait bien que monter un spectacle ne s’improvise pas. Pour étoffer sa palette, Alain Damasio a donc fait appel à deux metteurs en scène pour sélectionner les textes, trouver un fil rouge, puis définir la scénographie. L’écrivain ne fait jamais les choses à moitié. La longueur de ses romans, jamais moins de sept cents pages au format poche, en atteste.
À l’âge de vingt-cinq ans, je pensais qu’il y avait deux destins vraiment enviables : terroriste ou rock star.
Alain Damasio
Auteur de science-fiction, scénariste, notamment pour la télé et le jeu vidéo, créateur de podcast… Alain Damasio ne cesse d’ajouter de nouvelles cordes à son arc. « À l’âge de vingt-cinq ans, je pensais qu’il y avait deux destins vraiment enviables : terroriste ou rock star. Pas terroriste, celui qui tue des innocents de manière aveugle, non : celui qui est dans l'action directe, qui s’attaque aux dirigeants délétères. J’arrive bientôt à cinquante-deux ans et je me retrouve sur scène avec un vrai musicien rock qui a joué avec Alain Bashung, c’est un grand bonheur. »
Dans une première vie, Alain Damasio s’appelle encore Alain Raymond. Il est étudiant à l’École supérieure des sciences économiques et sociales (Essec). « Après le bac, je ne sais pas trop ce que je veux faire. Je suis bon en français, philo, maths. J’opte pour la voie la plus vaste, la plus ouverte. La prépa est géniale. Je fais de l'anglais, des maths, de l'histoire, de la philo à un très haut niveau. » L’entrée dans l'école de commerce est un choc. « Mon père était très manuel. Il était carrossier, entraîneur de foot. Il avait une culture très populaire. Il n'ouvrait pas un livre, ne lisait que des BD et L'Équipe. À l'Essec, je me retrouve avec des fils ou des filles de CSP++, ministre, avocat, chef d'entreprise. » Et puis, l’autre choc, sans doute le plus dur, c’est l’enseignement. « Je m’étais battu dans une méritocratie républicaine où il fallait bosser comme un dingue. Et tout ça pour quoi ? Pour suivre des cours débiles de marketing, de comportement du consommateur afin d’apprendre à vendre de la moutarde. Je trouvais aberrant de sélectionner une élite pour lui demander de maximiser les profits d'une entreprise. J’étais en porte-à-faux. Je l’ai mal vécu et j’ai cherché une voix de sortie. »
En tant que chef d’entreprise, je sais qu'on peut choisir de rémunérer correctement ses salariés, de suivre de bonnes pratiques managériales.
Alain Damasio
Son premier job consiste à aider les gens à créer leur entreprise, « le seul cours qui m'intéressait à l’Essec ». Il s'applique ses consignes et participe à la fondation d’une maison d’édition (La Volte, qui a sorti ses trois romans), d’un studio de jeux vidéo (Dontnod) et d’un studio d'art sonore (Tarabust). « En tant que chef d’entreprise, je sais qu'on peut choisir de rémunérer correctement ses salariés, de suivre de bonnes pratiques managériales. Par exemple, dans ma boîte de jeux vidéo, j'avais insisté pour que les écarts de salaires soient les plus réduits possibles. »
À travers tes récits, tu influences des gens, tu influes leur vision du monde. Tu ne peux pas éviter tes responsabilités.
Alain Damasio
Alain Damasio n’est pas un artiste hors sol. « À travers tes récits, tu influences des gens, tu influes leur vision du monde. Tu ne peux pas éviter tes responsabilités. » L’écrivain critique ainsi la création de la Red Team, cette unité du ministère des Armées composée d’une dizaine d’auteurs et de scénaristes de science-fiction qui travaillent étroitement avec des experts scientifiques et militaires afin d’anticiper les risques technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux susceptibles d’engendrer de potentiels conflits à l’horizon 2030-2060. « La science-fiction ne doit pas servir à anticiper la guerre. Son boulot c’est d’imaginer l’avenir de la santé, de l’éducation, du travail. Définir de nouveaux horizons. »
Du 4 au 6 juin 2021, le Centre Pompidou accueille le Parlement des liens, une initiative des éditions Les liens qui libèrent qui réunit une cinquantaine de scientifiques, philosophes, économistes, juristes, anthropologues, médecins, écrivains, etc. pour éclairer la manière dont tous nos savoirs se refondent aujourd’hui à la lumière des liens et des interdépendances. Alain Damasio y intervient pour parler de l’imaginaire. « Nous vivons une grande partie du temps dans des tubes d’univers, à travers la fiction, la publicité, la musique, les jeux vidéos… L'imaginaire influence nos choix de vie, nos choix électoraux, nos idées. Quand tu crées une œuvre de fiction, tu préscénarises des comportements. Mon analyse est que nous assistons à une bataille d’imaginaires concurrentiels : écologistes, anarchistes, libéraux… Quand un lecteur sort d'un livre de sept cents pages, le récit vient s’archiver en lui. Le cerveau ne fait plus la différence entre ce qu’il a vécu et ce qu’il a lu. La science-fiction crée un passé. On pense que les faits et la vérité vont nous sauver des fake news, c’est faux. Ce sont les imaginaires qui nous permettent de rivaliser. »
Quand un lecteur sort d'un livre de sept cents pages, le récit vient s’archiver en lui. Le cerveau ne fait plus la différence entre ce qu’il a vécu et ce qu’il a lu.
Alain Damasio
Alain Damasio, lui, a été transformé par sa lecture, encore adolescent, de Gilles Deleuze, Friedrich Nietzsche et de Michel Foucault. « Sur le plan de la responsabilité politique, Sartre et Camus restent des figures tutélaires dans la capacité à être et à agir dans la société. » Dans La Zone du dehors, les deux personnages principaux se nomment Captp et Kamio, la traduction de Sartre et Camus en cyrillique.
Une fois qu’on l’a attrapé, Alain Damasio est un bavard qui se décrit comme un buvard qui éponge le monde. « Ado, j’étais très timide. C’est sans doute la raison pour laquelle j'étais plus à l'écoute. Il y a deux types d'artistes : les émetteurs, qui sont dans la spontanéité. Et puis, ceux qui sont plus dans l'accueil, la métabolisation. J’étais dans un virilisme politique, notamment quand j’ai écrit La Zone du Dehors, mais avec le temps, je deviens plus féminin, plus réceptif, je prends du recul. » Quand il sort son premier roman, à trente ans, Alain Raymond devient Alain Damasio. « Être artiste cela voulait dire passer dans un autre monde. Damasio, c’est le nom de ma grand-mère paternelle, une personne ultra généreuse, pleine d'amour. »
Le prochain projet d’Alain Damasio n’est pas un bouquin mais… une « zone autogouvernée » dans les Alpes, à mille trois cents mètres d’altitude.
Ceux qui attendent un successeur aux Furtifs, vont devoir s’armer de patience. Le prochain projet d’Alain Damasio n’est pas un bouquin mais… une « zone autogouvernée » dans les Alpes, à mille trois cents mètres d’altitude. « Un écolieu, pour faire simple, dans lequel il y aura du maraîchage, de la polyculture, de l'élevage de chevaux et surtout ce qu'on appelle une école des vivants, une sorte de centre de formation, autour de l'art, de la politique et de l'écologie avec des ateliers de quelques jours. Interviendront des naturalistes, des spécialistes de l'action directe et des luttes, qui expliqueront par exemple comment subir une garde à vue. Les modes de luttes doivent être renouvelés. Avec un noyau dur de huit personnes, on est seulement au tout début de cette aventure. On vient d'acheter le terrain. Rien n’est encore opérationnel. Cela fait trente ans que je fais des livres où j’explique à tout le monde ce qu’il faudrait faire, bon maintenant je vais essayer de le mettre en œuvre et de l’incarner. Ce sont des expériences micropolitiques qui vont toucher quelques centaines de gens sur place. L’idée est de donner envie d'aller vers un monde post capitaliste, qui dépasse notre régime ultralibéral et présente d'autres façons de vivre de manière positive. On peut le mettre en scène dans un bouquin, mais c'est plus fort, si on arrive à le montrer concrètement. » Ce qu’on appelle joindre le geste à la parole. ◼