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Chez John Akomfrah, dans les replis de la mémoire coloniale

Encore trop peu connue en France, l'œuvre dense et politique du cinéaste britannique John Akomfrah ne cesse de déconstruire l’histoire de l’immigration et du colonialisme — en particulier celle du pays qui l’a vu grandir. Conçus à partir d’une recherche visuelle époustouflante, ses films sont traversés par la musique et la poésie. Commissaire du pavillon britannique à la Biennale de Venise 2024, il est l'invité du Centre Pompidou le samedi 27 avril, dans le cadre du séminaire « Comment vivre maintenant ? ». Trois de ses films, tous inédits en France, sont présentés.

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Vieille montre noyée dans une rivière, ouvriers noirs dans une usine des Midlands, dessins gonflés d’eau… Dans Listening All Night to the Rain, l’impressionnante installation multi-écrans répartie dans huit salles qu’il présente dans le pavillon britannique de l’édition 2024 de la Biennale de Venise, John Akomfrah superpose les natures d’image — de l’archive au film trouvé en passant par les reconstitutions symboliques qu’il a lui-même mises en scène.

 

À son propos, l’artiste évoque « un collage, où tout est mélangé ou relié d’une manière ou d’une autre, chaque salle étant une sorte de fouille dans un passé économique ou politique spécifique ». Cette pensée kaléidoscopique, sa manière d’enquête et la centralité du son pourraient tracer le sillon de l’ensemble de l’infatigable recherche artistique que John Akomfrah a entamée au début des années 1980. Grâce à des images exposées et projetées, des propositions pour la télévision (plus de vingt films à ce jour et autant d’expositions dans le monde entier), l’artiste, cinéaste, également scénariste et curateur, n’a cessé de questionner et déconstruire l’histoire de l’immigration et du colonialisme, en particulier dans l’Angleterre qui l’a vu grandir.

 

Né au Ghana en 1957, le jeune garçon quitte le pays après l’assassinat de son père dans un contexte politique troublé et s’installe à Londres avec sa mère, en 1966.

 

Né au Ghana en 1957, le jeune garçon quitte le pays après l’assassinat de son père dans un contexte politique troublé et s’installe à Londres avec sa mère, en 1966. Au cœur des années Thatcher, en 1982, alors qu’il est fraîchement diplômé en sociologie et que la chaîne Channel 4 est à peine créée, encourageant une production audio-visuelle indépendante et novatrice, John Akomfrah fonde le Black Audio Film Collective avec six autres artistes et penseurs pluridisciplinaires, dont Lina Gopaul et David Lawson (avec qui il collabore encore aujourd’hui). Ensemble, ils travaillent pendant plusieurs années sur la représentation des questions de classe et de race par les médias dominants, cherchant là encore à déconstruire les préjugés enlacés dans le discours national.

 

Le groupe réalise des expériences, notamment sur cassette avec Signs of Empire, en 1984, installation ayant depuis intégré la collection du Musée national d’art moderne. En 1986, le Black Audio Film Collective réalise Handsworth Songs, documentaire mêlant dans un ballet brûlant et fou des vidéos des violences urbaines ayant éclaté l’année précédente dans les quartiers de Handsworth, à Birmingham, à des images d’actualité figurant des immigrants dans la Grande-Bretagne de l’après-guerre. Le film assoira la réputation du collectif par sa forme novatrice et son propos radical, il remporte le prestigieux prix John Grierson du meilleur documentaire décerné par le British Film Institute.

Handsworth Songs, réalisé à l’époque pour la série Britain : The Lie of the Land de la chaîne Channel 4, revendique l’héritage d’une figure intellectuelle majeure dans l’œuvre de John Akomfrah jusqu’à aujourd’hui, celle du sociologue d’origine jamaïcaine Stuart Hall, décédé en 2014. Dans son film The Stuart Hall Project, en 2013, Akomfrah poursuit le rapprochement avec son mentor à travers un portrait puissant, merveille de finesse, tissant ensemble les figures intime et publique de ce grand penseur des études culturelles en Grande-Bretagne, rythmée par les compositions de Miles Davis. Au-delà, au gré des images des émissions produites par Stuart Hall lui-même, le film rappelle combien la télévision publique britannique fut le lieu de débats et de recherches exigeants, accessibles au plus grand nombre, à partir des années 1970.

 

Pour le film The March, à l’occasion des commémorations pour les cinquante ans de la Marche sur Washington, emmenée par Martin Luther King, Akomfrah puise dans des images d’archives inédites pour mettre en lumière les visages et les corps de la lutte pour les droits civiques américains.

 

C’est pour la télévision américaine justement, en 2012, que John Akomfrah réalise The March, à l’occasion des commémorations pour les cinquante ans de la Marche sur Washington, emmenée par Martin Luther King. Là encore, Akomfrah puise dans des images d’archives inédites pour mettre en lumière les visages et les corps de la lutte pour les droits civiques américains. Convoquant les leaders de l’époque, et leurs héritiers en convoquant des figures médiatiques de la communauté afro-américaines, notamment l’acteur Denzel Washington et la journaliste Oprah Winfrey, Akomfrah reconstruit un récit élégiaque chargé d’émotions.

 

Si le Black Audio Film Collective se dissout en 1998, John Akomfrah crée la même année sa propre structure de production, Smoking Dogs Films, basée à Londres. Grâce à elle, il produit Nine Muses, essai documentaire à la beauté crépusculaire, mêlant cette fois des images d’archive de l’immigration britannique tout au long du siècle passé aux plans immaculés des paysages de l’Alaska aujourd’hui. Liant immense et minuscule, ré-interrogeant sans cesse l’histoire et ses mythes, Akomfrah associe ici les crises entre elles par la grâce de son cinéma et annonce la fin programmée de notre humanité, anéantie par la crise climatique. ◼