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Claude Lanzmann, le lieu et la parole

La Bibliothèque publique d'information (Bpi) propose une rétrospective de l'œuvre filmé de Claude Lanzmann. Outre Shoah, cœur battant de sa filmographie, sont montrés Pourquoi Israël, TsahalUn vivant qui passe, Le Rapport Karski ou encore Le Dernier des injustes. Une mise en perspective qui permet de constater combien le cinéma nécessaire de Lanzmann s'articule entre lieu et parole. Présentation, par Arnaud Hée, programmateur.

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Une rétrospective du travail cinématographique de Claude Lanzmann compte forcément Shoah  comme cœur battant, inscrit depuis mai dernier au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture). Il s’agit d’un film qui s’excède lui-même : tournant historiographique et mémoriel, bascule sémantique participant de façon prépondérante au fait de renommer l’événement, objet philosophique et métaphysique, traité éthique et esthétique. Shoah transcende aussi les catégories, les genres cinématographiques : c’est un film au présent sur des événements passés, c’est un film contemplatif, topographique, de visages et de paysages. C’est un polar, un film d’aventure, d’enquête, d’espionnage. C’est un film d’horreur qui ne repose en rien sur la vision et la monstration des images emblématiques de corps humiliés et suppliciés, empilés, désarticulés, charriés. L’horreur naît de la rencontre du lieu et de la parole, avec lesquels se forme, comme une lente hallucination, une représentation.

 

Shoah est un film qui s’excède lui-même : tournant historiographique et mémoriel, bascule sémantique participant de façon prépondérante au fait de renommer l’événement, objet philosophique et métaphysique, traité éthique et esthétique. 

 

Une rétrospective a justement vocation à remettre en perspective une œuvre d’une parfaite cohérence, d’une exigence constante, d’une immense valeur. On remontera même au stade pré-cinématographique, avec la télévision, où, comme journaliste et/ou réalisateur, se manifeste déjà un « style Lanzmann ». Cette mise en perspective permet aussi de constater combien il s’agit d’un cinéma articulé entre le lieu et la parole, dès Pourquoi Israël, film inaugural qui forme avec Shoah et Tsahal une trilogie. La filmographie lanzmannienne se compose principalement de « rameaux » issus de la matière de Shoah, certains donnant toutefois lieu à de nouveaux tournages. Il s’agit toujours de mettre en valeur et en partage une matière exceptionnelle qui n’avait pas trouvé sa place dans la structure et la dramaturgie bien particulière de Shoah, d’explorer des questions, de nourrir des débats ou de répondre à des controverses. C’est-à-dire à chaque fois l’obéissance à des impulsions ou des nécessités, souvent les deux à la fois : la supposée passivité des Juifs (Sobibór, 14 octobre 1943, 16 heures), le degré d’information des sociétés et des gouvernements à propos de l’extermination qui était en train de se dérouler (Un vivant qui passe, Le Rapport Karski), l’action trouble des institutions et représentants juifs (Le Dernier des injustes), le sort et la trajectoire des femmes pendant la Shoah (Les Quatre sœurs). Cette filmographie se referme avec Napalm, film tout à fait singulier dans cette œuvre, autoportrait chaleureux sous le signe du voyage et du grand âge, mais animé par un souvenir de jeunesse.

 

La filmographie lanzmannienne se compose principalement de « rameaux » issus de la matière de Shoah, certains donnant toutefois lieu à de nouveaux tournages.

 

Il est apparu pertinent de faire dialoguer l’œuvre de Lanzmann avec d’autres films et cinéastes, qui représentent aussi d’autres générations et géographies. Non pas pour comparer, attribuer des filiations ou des satisfécits, mais afin de produire des échos, des questions, des dialogues. Ces films et cinéastes sont français (Pierre Oscar Lévy, Guillaume Moscovitz, Arnaud Sauli, Pauline Horovitz) mais aussi polonais (Marcel Łoziński, Paweł Łoziński et Andrzej Brzozowski). Autre aire : la Chine de Wang Bing, qui a plusieurs fois fait état de son admiration pour les films de Lanzmann, alors qu’un pan important de son travail porte sur le témoignage, la mémoire, dans un cinéma qui génère, accompagne et archive la parole.

 

Les interventions autour des films seront exceptionnellement riches et ambitieuses, d’abord lors des séances, où des proches, des partenaires de travail, des cinéastes, des penseurs et chercheurs accompagneront les projections. Quatre séances du séminaire organisé avec l’Ehess, « Sur le documentaire », sont aussi jumelées avec la rétrospective. Deux de nos partenaires de la rétrospective se sont emparés d’enjeux importants : le Mémorial de la Shoah s’intéressera au devenir-archive des rushes de Shoah ; le Musée d’art et d’histoire du judaïsme mènera une réflexion sur la façon dont le cinéma polonais a témoigné du passé juif dans ce pays qui fut le cœur géographique de l’entreprise d’extermination. Les autres rencontres et dialogues porteront sur la fabrique des films de Claude Lanzmann, en compagnie de la directrice de la photographie Caroline Champetier, et sur la riche et tumultueuse relation du cinéaste aux images. Cette rétrospective converge vers la question du devenir d’une telle œuvre ; les dimensions éducatives et pédagogiques, artistiques et scientifiques qui y sont liées feront l’objet d’une rencontre intitulée « Maintenant, à venir ». ◼