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Florence Parideis, "Sans titre - Série 1 : 1988-1989", 1988 - repro

Créer, dirent-elles

En 2009, le Centre Pompidou proposait « elles@centrepompidou », une exposition événement qui rassemblait les œuvres de plus de deux cents femmes artistes du début du 20e siècle aux années 2000, toutes issues des collections du Musée national d'art moderne. À l'occasion de cette exposition, l'historienne Michelle Perrot, figure du féminisme, revenait sur la place des femmes dans l'histoire de l'art pour le magazine Code Couleur. Une thématique toujours d'actualité, alors que l'exposition « Elles font l'abstraction » a ouvert ses portes au public le 19 mai dernier.

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Depuis les origines du monde et de l’art, les femmes ont été représentées : sculptées, peintes, photographiées. Vêtues ou nues, elles incarnent la beauté, leur partage et leur devoir. Elles prêtent leur corps aux symboles les plus divers, de la luxure à la sainteté, de la monarchie à la république. Leurs images ornent les autels, envahissent les musées, submergent les murs de la ville, recouverts d’affiches publicitaires qui usent de leurs appâts. Images produites par les hommes, fruit de leur imaginaire, expression de leurs désirs, de leurs peurs et de leurs rêves secrets. Formes splendides, mais souvent vides, allégories sans chair de la Femme qui masque les femmes singulières.

 

Passer de l’autre côté du miroir ou de la toile, c’est une autre affaire. Car les femmes ne créent pas : elles « sont créées » ou créatures.

 

 

Passer de l’autre côté du miroir ou de la toile, c’est une autre affaire. Car les femmes ne créent pas : elles « sont créées » ou créatures. La création – philosophique, littéraire, artistique – appartient aux hommes, seuls démiurges, maîtres du verbe, du texte et de l’image, et plus encore de la musique, langage des dieux. Les femmes copient, reproduisent, posent et s’exposent dans les ateliers, modèles appropriés par les artistes. Si elles pratiquent la peinture, c’est dans le cercle restreint de la famille ou à son service, crayonnant portraits et paysages sur des albums négligemment feuilletés. Pour devenir une artiste, tout leur manque : l’accès au savoir, le matériel, les modèles, l’espace nécessaire. Berthe Morisot peignait sa fille, ou elle-même, dans un coin de sa chambre. Les apprentissages leur étaient mesurés, dans des académies privées, par des professeurs condescendants. L’ambition de Marie Bashkirtseff d’être traitée comme un homme pour devenir une artiste véritable et reconnue était hors de propos. Les Salons cantonnaient les femmes aux genres supposés féminins : natures mortes et paysages, et ne les admettaient qu’au compte-gouttes, redoutant l’affadissement de « l’invasion » que déplorait Baudelaire.

Quelques-unes, depuis la Renaissance, réussirent cependant à se faufiler devant le chevalet, artisanes bénéficiant de complicités masculines parfois chèrement payées, dans les ateliers virils. Au 17e et surtout à la fin du 18e siècle, certaines se firent un nom : Élisabeth Vigée-Lebrun ou Rosalba Carriera. Le siècle suivant les confina aux « arts d’agrément » (de « désagrément », disait George Sand), qu’elles débordaient de toutes parts. Portées par la vague féministe de la Belle Époque, elles prirent d’assaut les académies et l’École des beaux-arts, enfin ouverte en 1900, où elles furent accueillies par les chahuts des étudiants. Dans les années 1920, les couples d’artistes, parfois conflictuels, se multiplièrent. Les avant-gardes futuristes, dadaïstes, surréalistes, résolument mâles, ne furent pas forcément favorables aux femmes, mais celles-ci s’y glissèrent, par le biais notamment des arts dits « mineurs » : design, photographie. Et l’après-guerre vit surgir des créatrices à part entière : Frida Kahlo, Maria Elena Viera da Silva, Niki de Saint Phalle, Louise Bourgeois, et tant d’autres. Depuis trente ans, les historiennes ont retracé les difficultés et les conquêtes de ces femmes avides de peindre et retrouvé nombre d’artistes méconnues.

 

Les femmes ont franchi les frontières de l’art et c’est une révolution matérielle et symbolique considérable. Ont-elles pour autant changé les représentations visuelles ? Elles n’étaient pas assez nombreuses pour cela. Et elles ne le cherchaient pas vraiment, contraintes parfois de se conformer, pour être admises, aux attentes qu’on avait d’elles, avant de s’en affranchir pour affirmer leur liberté. Quel bonheur de quitter l’aquarelle pour l’huile, d’avoir un atelier à soi, équivalent de la « chambre à soi », de Virginia Woolf, d’accéder aux grands formats, à tous les genres et à tous les objets, de peindre le nu, et pas seulement « caleçonné », comme le voulait naguère la décence imposée aux jeunes filles, d’exposer et de vendre leurs toiles dans les galeries, comme leurs camarades ; bref, d’être des artistes à part entière, sans genre assigné, ni formes consignées. Des peintres, tout simplement, femmes éventuellement, mais d’abord des individus, dans l’art universel.

 

Si la féminité est une essence, la féminitude est une expérience, celle de la minorité, sinon de l’exclusion.

 

 

Ces artistes ne revendiquent pas une « peinture féminine », dont elles redoutent les pièges, à l’égal de ceux de « l’écriture féminine ». Ces formulations supposent l’idée d’une « nature » que, dans leur majorité sans doute, elles refusent. Pourtant, si la féminité est une essence, la féminitude est une expérience, celle de la minorité, sinon de l’exclusion. Plusieurs en ont témoigné dans leurs écrits, journaux, correspondances, autobiographies. Ces femmes viennent d’ailleurs. Elles ont eu, en ces temps encore relativement sexués, un chemin de vie différent. Elles ont fréquenté d’autres lieux, fait d’autres rencontres, lu d’autres livres, vu d’autres paysages, éprouvé l’espace, le temps, l’amour, de manières particulières. C’est probablement suffisant pour induire un autre regard sur le monde. Lequel et comment ? Quelles traces de leur vie de femme dans leurs œuvres ? Quelle vibration sensible dans les formes, les couleurs, le choix des objets, leurs agencements ? Quelle présence ? Quelle altérité ? Aucune peut-être, mais la question mérite d’être posée. Quel est l’imaginaire et l’imaginé des femmes ? ◼

« elles@centrepompidou », une exposition-événement

 

Au printemps 2009, le Centre Pompidou a été la première grande institution culturelle à présenter un accrochage de sa collection entièrement consacré aux artistes femmes. S’appuyant sur la riche collection d’art moderne et contemporain du Musée national d’art moderne, « elles@centrepompidou » a permis de mettre les créatrices, de toutes disciplines et de toutes nationalités confondues, au centre de l’histoire de l’art des 20e et 21e siècles.

 

Après l’accrochage des collections « Big Bang » en 2005 et « Mouvement des images » en 2006-2007, « elles@centrepompidou » a réuni une sélection de plus de cinq cents œuvres et plus de deux cents artistes en un parcours thématique et chronologique. Aux côtés de figures emblématiques et historiques telles que Sonia Delaunay, Frida Khalo, Dorothea Tanning, Joan Mitchell, ou encore Maria-Elena Vieira da Silva étaient exposées de grandes créatrices contemporaines, parmi lesquelles Louise Bourgeois, Rosemarie Trockel, Rachel Whiteread, VALIE EXPORT et Dominique Gonzalez-Foerster. Des citations d’artistes commentant leur œuvre, ainsi que les propos d’auteurs, autrices, philosophes, romancières ou historiennes rythmaient le parcours de l’exposition et participaient à souligner le caractère pluridisciplinaire de cette création au féminin.


Le mini-site, conçu pour l’occasion en partenariat avec l’Institut national de l’audiovisuel, mettait (et met toujours) à disposition des portraits d’artistes en vidéo, une sélection d’œuvres majeures présentées dans le Musée, ainsi que des archives audiovisuelles inédites de l’Ina.


L’accrochage « elles@centrepompidou » a connu un retentissement considérable. En France, il a suscité de multiples questionnements et controverses ; à l’étranger, il a frappé par sa valeur de manifeste et par la démonstration qu’il a apportée de l’étendue et de la profondeur de la collection du Musée national d’art moderne.

Ce texte a initialement été publié dans Code Couleur, n°04, avril-août 2009, p. 16-19.