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Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz : « Le cinéma brûle les frontières, entre les pays, entre les langues, entre fiction et documentaire. »

Depuis la deuxième moitié des années 1980, le duo formé par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval construit une œuvre protéiforme. Assemblant fictions, documentaires, essais, installations, courts et longs métrages, ils défient l’industrie cinématographique et ses modes de production classiques. Alors que le Centre Pompidou leur consacre une rétrospective, baptisée « Le cinéma en commun », rencontre avec deux cinéastes farouchement indépendants.

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Où se déploie le jeu du couple Klotz/Perceval ? Partout où le travail sur la parole, les corps et l’histoire est le plus intense, dans sa visibilité instantanée comme sur la durée la plus longue. Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, œuvrent l’un avec et l’un pour l’autre depuis trente ans, avec cette puissance duelle qui les habite et qui étonne, creusant profond le plus singulier, le plus irréductible, le plus généreux des matériaux cinématographiques. En une cinquantaine de films, de La Nuit bengali à Nous disons révolution, de Paria à L’Héroïque Lande, de La Blessure à La Question humaine, et les dizaines d’essais, journaux, voyages, portraits, expériences, qu’on peut voir au Centre Pompidou, ils ont su faire feu de tout bois. Les formats, les durées, les supports, les longueurs, les genres, ils les occupent, s’y déplacent, y expérimentent, et, surtout, s’en moquent. Les frontières brûlent. Ils ont su circuler un peu partout, au centre du cinéma et sur ses pourtours, argentique et numérique, fiction et documentaire. Mais depuis qu’ils ont bâti dans un port leur maison-atelier en Normandie, ils inventent, ré-inventent, de nouveaux chemins pour leur cinéma. Ils convoquent dans leurs films la nature, la mer, les animaux, les femmes, les hommes et les musiques des villes du monde. Là, ça voyage, par la grâce de leur caméra fugitive, ça erre, de part en part d’un monde où les esclaves fuient toujours la violence des maîtres, ça circule, par le verbe et le mouvement, dans les couloirs des temps, ouvrant aux fantômes les gonds d’une histoire défossilisée. Ces spectres reviennent du passé, des camps, des quilombos, des fosses communes coloniales, pour hanter le présent. Le cinéma n’a qu’à bien se tenir : c’est maintenant au futur que s’attaquent Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval.

Cette rétrospective au Centre Pompidou intervient dans un moment particulier de votre travail…


Élisabeth Perceval — Elle nous permet de nous retourner vers toutes nos archives personnelles, celles du passé, et de regarder encore, vers ce que nous appelons nos « archives du futur ». Cela établit un lien entre les films publics, sortis en salles, et nos films plus secrets, ceux nés de notre manière de vivre, de voyager, de rencontrer les gens et les pays. Ces films-là, qu’on montre aussi au Centre Pompidou, sont peut-être les plus inventifs, en tous les cas les plus libres. 


Nicolas Klotz — Cette rétrospective arrive à ce moment-rupture où on a changé de vie, passant de la vie urbaine à la vie maritime. On s’est installés à Fécamp il y a huit ans et, désormais, notre maison est devenue notre atelier de cinéma. Nous sommes passés d’une économie de l’argentique, où nous étions de plus en plus dépendants d’un système financier, à une économie plus libre que nous tentons d’inventer avec l’aide de la Lucarne d’Arte, le CNAP, quelques aides, peu nombreuses, du CNC, de souvent trop brèves rencontres avec quelques producteurs indépendants, des festivals comme le FID, le Cinéma du réel, avec un soutien de très longue date de Shellac. Mais aussi grâce à quelques amis très engagés avec nous comme le mixeur Mikaël Barre et Thomas Guillot. Cela reste financièrement très fragile. Mais comme notre maison-atelier nous permet d’être techniquement assez autonomes, on tourne plus souvent, quand les opportunités se présentent, sans brûler nos énergies dans les enfers des attentes des financements qui viennent ou ne viennent pas. Cela nous permet  de travailler sur plusieurs films en parallèle et de les réaliser plus librement, dans un rythme plus inspirant. L’indépendance technique nous amène à nous concentrer davantage sur le processus du travail, que sur les films un par un, isolés les uns des autres. 

 

Pour nous, il n’y a plus de grands ou de petits films. Dix minutes peuvent faire un grand film ! Le rapport à la durée du film, au temps en général, est bouleversé.

Élisabeth Perceval

 

Cela remet en jeu la hiérarchie traditionnelle entre grands et petits films, longs et courts métrages, argentique, vidéo et numérique…


EP — Pour nous, il n’y a plus de grands ou de petits films. Dix minutes peuvent faire un grand film ! Le rapport à la durée du film, au temps en général, est bouleversé. On travaille en développant un film sur une semaine, deux mois, six mois, un an, le temps nécessaire pour continuer à tout faire avec précision et soin. On travaille par couches successives : le récit, l’écriture, les rencontres dans la vie, qui ne peuvent devenir un film que si elles correspondent à des expériences vécues, à nos sensibilités, nos histoires ou à nos colères. Ce tempo nous permet de rester en mouvement et au travail. « Ça fabrique », selon une liberté et une continuité très stimulantes. Depuis Paria, en 2000, nos films se font signe, font relation, débordent l’un vers l’autre, s’entrechoquent et se répondent. Certains films restés en chantier, des archives donc, des tournages, ont eu besoin de ce temps de silence, ils ressurgissent aujourd’hui du passé ou du futur, grâce à la retrospective. 

On va donc voir d’anciens films rares…


NK — C’est le cas pour le diptyque documentaire/fiction, Pandit Ravi Shankar/La Nuit bengali (1986-1988). Un hasard improbable nous a emmené en Inde, à Bénarès, à Calcutta, pour filmer la musique de Ravi Shankar et rencontrer Satyajit Ray. Calcutta, l’éblouissement absolu ! La puissance humaine, animale, urbaine, végétale, sociale, climatique, métaphysique, visuelle, sonore. Calcutta est la matrice de notre cinéma en commun.  


EP — Dès le départ, les racines de notre cinéma ont poussé au-delà de la France, elles ont fait des ramifications en Inde, au Maroc, au Congo, au Brésil, en Argentine, en Normandie, en Espagne, et dans tant d’autres paysages toujours vivants dans nos mémoires.


NK — Le cinéma est transcontinental, il brûle les frontières, entre les pays, entre les langues, entre fiction et documentaire, entre les formats. Une partie de ce travail aurait été perdue si la Cinémathèque n’avait pas gardé une copie 35 mm de La Nuit bengali qu’on va pouvoir projeter – une première depuis trente ans ! – lors de la rétrospective. Notre histoire débute là, dans les courants du Fleuve de Jean Renoir et les inspirations du jeune Satyajit Ray qui avait été un de ses assistants.  

 

De même, votre « Trilogie des temps modernes », Paria (2000), La Blessure (2004), La Question humaine (2007), sera entièrement projetée en 35 mm…


NK — Cette rétrospective fait surgir quelques fantômes. On n’a aucune nostalgie vis-à-vis du 35 mm, mais on s’est aperçu que presque toutes nos copies 35 mm avaient disparu. Et pour lesquelles nous n’avons pas de DCP.  Seulement des dvd, même pas des Blu-ray.

 

Cette rétrospective fait surgir quelques fantômes. On n’a aucune nostalgie vis-à-vis du 35 mm, mais on s’est aperçu que presque toutes nos copies 35 mm avaient disparu.

Nicolas Klotz


EP — La société de stockage des bobines 35 mm, Paridis, a fait faillite et des douze copies de nos films, pour le moment, nous ne savons pas où elles se trouvent. C’est un vertige… 


NK — ...et quelques semaines sans sommeil. Des milliers d’espèces animales et végétales disparaissent, les banquises fondent, les forêts sont massivement abattues, des techniques disparaissent, et aussi des bobines de films !

Au Centre Pompidou, il était également important de faire circuler les gens entre ce qu’on voit, ce qu’on dit et ce qu’on pense… 


NK — Le Centre Pompidou nous a proposé cette expérience des « Ateliers de parole », inspirée par les ateliers d’Achille Mbembé à Dakar, où, à propos de Mata Atlantica, Paria, Nous disons révolution et L’Héroïque Lande, on pourra mesurer le travail entre le texte et le film grâce à l’implication d’étudiants en anthropologie, littérature, études cinématographiques et théâtrales, écoles d’art, avec des restitutions des paroles et des écrits produits devant le public. De même, il y aura trois installations cinématographiques ; une exposition de photographies argentiques ; des agrandissements de nos carnets de travail ; une correspondance avec Jean-Luc Nancy. Cette circulation passera également par quatre tables rondes et les présentations des films avec de nombreuses et nombreux amis.


EP — La machine ne nous fait aucun cadeau. Pour chaque film, nous avons appris à courir entre les balles. Mais certaines personnes nous ont protégés, nous ont permis de reprendre notre souffle. Le propre de l’homme est de pouvoir survivre infiniment au changement et à la destruction. Je crois que nous sommes parvenus, dans une sorte d’équilibre immanent, à cheminer au bord de ce gouffre.

 

Pour chaque film, nous avons appris à courir entre les balles. Mais certaines personnes nous ont protégés, nous ont permis de reprendre notre souffle. Le propre de l’homme est de pouvoir survivre infiniment au changement et à la destruction. Je crois que nous sommes parvenus, dans une sorte d’équilibre immanent, à cheminer au bord de ce gouffre. 

Élisabeth Perceval

 

Dans votre parcours, il y a des rencontres qui comptent, l'historienne du cinéma et chercheuse Nicole Brenez par exemple…


NK — Oui, bien sûr, l’histoire de nos films sont nos rencontres. Nicole Brenez est arrivée pendant L’Héroïque Lande. On a pu dialoguer avec elle sur la transformation qu’apportait dans notre travail l’expérience de la rencontre avec la « jungle » de Calais. C’est passé également par Godard, depuis si longtemps. Nicole travaillait avec lui sur Le Livre d’image, et nous avons aussi dialogué sur nos livres de cinéma : Sécession cinéma, mon amour et Les frontières brûlent, tous les deux édités par Robert Bonamy (De L’incidence éditeur, ndlr). Avec Nicole et Robert, nous avons pu renouer un dialogue perdu avec la critique. Un dialogue aussi inspirant que joyeux. Une intensité critique retrouvée. Le cinéma sans la critique c’est la pellicule positive sans le négatif. Nous sommes si nombreux à attendre avec impatience qu’elle retrouve sa liberté hors des circuits commerciaux et médiatiques.


EP — Ce qu’on souhaite, c’est projeter un film comme on présenterait une pièce de théâtre : établir un rapport dialectique avec le public, prolonger la discussion autour des films, comme sur un plateau de théâtre, où circule parfois la parole. Dans ces couches qui composent notre cinéma, celle du théâtre est essentielle, par les rencontres avec les textes, les auteurs, les amis du théâtre, François Tanguy et le théâtre du Radeau, Klaus Michael Grüber, Roméo Castellucci et Thomas Ostermeier.

La rétrospective ouvre avec la projection de Nous disons révolution, pourquoi ?


NK — Notre nouveau film, Nous disons révolution, répond à la question rituelle du Centre Pompidou : « Où en êtes vous ? ». On aime beaucoup les commandes : répondre à une invitation, à un désir en commun. C’est une révolution dans notre manière de travailler ; et aussi une interrogation sur l’état de destruction du monde. Changer toutes les méthodes pour sortir de cet état du monde. La langue du film tient dans sa fabrication.


EP — Le tournage s’est échelonné dans le temps, sur plusieurs années, dans des lieux, des pays différents. Brazzaville, Barcelone, São Paulo. Le montage est resté longtemps en chantier, et des enregistrements postérieurs au tournage, voix, textes, sont venus d’horizons multiples. Soudain on est entré en confinement, avec toute cette matière, chez nous, dans la maison-atelier. Dans les premiers montages se dessinait une sorte de fresque poétique. La poésie ne s’embarrassant pas de ce qui est appelé documentaire, de ce qui est appelé fiction. Les rushes restés au repos ; le montage leur a permis de reprendre leur intensité première. Quand on a tourné, il était sans doute trop tôt pour les affronter. L’entrelacement de ces tournages a construit un récit, comme suspendu, sur plusieurs siècles, qui partait de la fuite d’un esclave jusqu’à la sixième extinction 

 

Si, pour Lynch, Hollywood est le film d’horreur de la mythologie américaine, pour nous, le film d’horreur de l’Europe, c’est la colonisation

Nicolas Klotz


NK — Le film est une sorte de cérémonie vaudou, une célébration, un hommage à toutes les femmes et tous les hommes et esclaves déportés, à toutes celles et ceux qui ont fui et qui sont toujours en fuite, à tous les quilombos. Si, pour Lynch, Hollywood est le film d’horreur de la mythologie américaine, pour nous, le film d’horreur de l’Europe, c’est la colonisation. ◼