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Euzhan Palcy et la vérité des images

À l'occasion d'une rétrospective événement, le Centre Pompidou célèbre le cinéma d'Euzhan Palcy, dont les fictions humanistes (Rue Cases-NègresUne saison blanche et sèche) et les documentaires (Aimé Césaire, une voix pour l’histoire) donnent à voir la multiplicité des récits des communautés noires, en France et ailleurs. Présentation.

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Son prénom signifierait « vie et pureté » en grec ancien mais elle s’amuse encore qu’on la compare à Orélie, l’irrésistible petite héroïne aux nattes endiablées de son troisième long métrage, Siméon (1992). Cinéaste depuis presque cinquante ans, femme de toutes les premières fois, Euzhan Palcy a conservé de son enfance passée en Martinique une énergie joyeuse et une détermination sans failles. Elle a hérité de sa grand-mère le goût des contes et reçoit de sa mère, à 12 ans, le livre qui va changer sa vie, La Rue Cases-Nègres, de Joseph Zobel, écrivain phare de la littérature antillaise. Dès lors, la gamine de Gros-Borne n’a plus qu’une idée en tête : adapter ce récit au cinéma, prouesse qu’elle réussira quelques années plus tard, en 1983, fraîchement arrivée à Paris et alors diplômée de la Sorbonne et de l’École Louis-Lumière à 25 ans à peine, imposant par là-même un casting non professionnel et la langue créole dans de nombreux dialogues. 

 

Tout ce que je peux espérer n’équivaut peut-être à rien d’autre que ça : écrire, raconter ce que je sais. Pour qu’il ne soit plus possible de dire, encore une fois, je ne savais pas.

Euzhan Palcy

 

À cette époque, à l’exception de Christian Lara, aucun cinéaste antillais n’est parvenu à faire percer ses images, aussi Palcy entre-t-elle en cinéma, tête la première. « Engranger des images, des sons, des images vécues, vues, imaginées ou rêvées ; quand elles reparaissent un jour, au détour d’un scénario ou d’un tournage, qu’elles s’imposent avec force, reviennent avec insistance si on les écarte, une fois, deux fois, trois fois… Il y a un moment – béni – où je sais enfin qu’elles sont nécessaires », expliquait-elle à propos de son travail en 1993, au critique Émile Breton, pour son ouvrage Femmes d’images (éd. Messidor). Le succès est fulgurant, le film reçoit quatorze prix internationaux et le César de la meilleure première œuvre (Palcy est alors la première femme cinéaste à le recevoir), plus de trois milllions de spectateurs vont le voir en salle. Entre fable historique et récit naturaliste à l’image volontairement sépia, Rue Cases-Nègres décrit admirablement la Martinique des années 1930 à travers une série de portraits – le jeune héros, José, qui quitte son village de Petit Bourg à Rivière Salée pour poursuivre ses études à Fort de France, notamment grâce à la détermination de sa grand-mère, M’man Tine (inoubliable Darling Légitimus, récompensée pour ce rôle par la Coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra, en 1983, avant que son petit-fils, Pascal, joue un personnage dans Siméon, dix ans plus tard) et de l’influence de Médouze, griot magnifique qui lui partage sa sagesse. Le film s’attache à montrer les conditions de vie misérables des coupeurs de canne à sucre et de leur famille, exploités par les békés (les propriétaires blancs, ndlr), pointant sans relâche les injustices qui gangrènent les rapports entre les différentes populations de l’île à cette époque. En cela, il pose chez la très jeune cinéaste une ambition qui ne la quittera jamais. « Tout ce que je peux espérer n’équivaut peut-être à rien d’autre que ça : écrire, raconter ce que je sais. Pour qu’il ne soit plus possible de dire, encore une fois, je ne savais pas », analysait-elle dans les Cahiers du cinéma, en 1989.  

Si Euzhan Palcy souhaite avant tout, dès ses débuts, rendre par le cinéma les beautés de son île (elle le fera le plus explicitement avec Siméon, écrit comme une ode à la culture musicale antillaise, dans laquelle Palcy met en scène les membres du mythique groupe Kassav) – elle qui, encore aujourd’hui, n’aime rien moins que flâner au marché voisin pour observer les visages des femmes et écouter la langue se déployer sous forme de badinages, elle s’attache rapidement à faire entendre les récits des communautés noires du monde au cours de l’histoire et les injustices structurelles qu’ils charrient. Régime d’apartheid dans son second long métrage Une saison blanche et sèche, d'après le roman éponyme de l’écrivain sud-africain André Brink, qu'elle adapte et propose à un studio américain. Qui accepte une réalisation par une femme noire, avec un budget conséquent et un casting clinquant : Donald Sutherland, Zakes Mokae, Susan Sarandon. Et Marlon Brando, qu’elle est la seule femme à avoir dirigé, employé ici au tarif syndical.

 

Ravages de la colonisation et de l’esclavage irrémédiablement liés et interrogés à travers les injustices qu’ils induisent, en tout lieu, à chaque époque – dans la Martinique de la Seconde Guerre mondiale dans Parcours de dissidents, en 2006, à la Réunion à l’aube de la Révolution française dans Les Mariées de l’Isle Bourbon, en 2007. Violences d’État perpétrées à l’encontre de communautés sans cesse stigmatisées dans l’Amérique des années 1960 avec Le Combat de Ruby Bridges, en 1998, et 1970 avec The Killing Yard, en 2001, tous deux adaptés de faits réels et réalisés pour la télévision. « Tu n’es pas l’un d’eux, tu dois choisir de quel côté tu te trouves, nous devons avant tout survivre », dit l’épouse du juriste afrikaner Ben Du Toit à ce dernier, alors qu’il comprend que la police assassine en silence des enfants noirs dans le ghetto de Soweto, dans Une saison blanche et sèche. « Nous devons choisir le parti de la vérité », répond-il, avant que sa vie bascule. 

 

À travers une multitude de formes, Euzhan Palcy se revendique elle aussi sans répit du côté de la vérité. Rares sont les cinéastes qui, comme elle, ont multiplié les tentatives formelles – films de studio, fictions plus confidentielles, téléfilms et documentaires jalonnent sa filmographie.


À travers une multitude de formes, Euzhan Palcy se revendique elle aussi sans répit du côté de la vérité. Rares sont les cinéastes qui, comme elle, ont multiplié les tentatives formelles – films de studio, fictions plus confidentielles, téléfilms et documentaires jalonnent sa filmographie composée à ce jour de douze films – dans un aller-retour permanent entre la France et les États-Unis, au gré des financements, souvent eux-mêmes des épopées, pouvant soutenir les histoires qu’elle avait à cœur de raconter. Dans une boulimie de travail, de rencontres – notamment avec le grand poète Aimé Césaire avec qui elle a enregistré plus de quarante heures d’entretien pour le triptyque Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, en 1994, ou les héros de la résistance antillaise, pour la reconnaissance desquels elle a œuvré plus de quatre années pour le film Parcours de dissidents, la cinéaste a tenu chacun de ses projets avec obstination. La figure de l’enfant vient pourtant rassembler cette apparente disparité, traversant l’ensemble du travail d’Euzhan Palcy, comme un fil tiré vers l’avenir.

 

José, Orélie, mais aussi Hassane, le bébé nigérien filmé avec sa mère dans le court métrage issu du film collectif Comment vont les enfants ?, en 1992, Johan et Jonathan, Ruby Bridges, autant de personnages d’enfants qui marquent le soin de la cinéaste à les mettre en scène et les représenter sans manichéisme. Ainsi, l’ouverture de Rue Cases-Nègres, dans laquelle la communauté des enfants de Rivière Salée, éméchés par le rhum qu’ils ont bu après l’avoir dérobé, met accidentellement le feu au village, entre burlesque et drame. Ainsi, le générique d’Une saison blanche et sèche, sous la forme d’un long plan-séquence montre le jeu entre les corps de Johan, le fils afrikaner, et Jonathan, le fils noir du jardinier Gordon, avant que la violence et la mort ne viennent les séparer. Si les relations entre les générations sont centrales ici – notamment entre José et Médouze, entre Orélie et Siméon, autour des figures majeurs d’Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, c’est que la cinéaste elle-même affiche aujourd’hui son désir de transmission à partir de ses images.

 

Si la France ne lui avait pas encore consacré d’hommage, la reconnaissance des pays anglo-saxons et notamment des États-Unis est unanime. En novembre 2022 à Los Angeles, Euzhan Palcy est venue accompagnée de deux jeunes étudiantes à la cérémonie de remise de son Oscar d’honneur. Les mots de la comédienne américaine Viola Davis, qui lui remit ce soir-là la prestigieuse statuette, viennent certainement éclairer ce travail d’une vie : « Quand vous êtes un artiste de couleur, une femme qui plus est, vous devez vous battre, c’est inscrit dans la fiche de poste ! Il y a tellement d’obstacles, dus à votre genre, votre appartenance raciale, qu’il faut approcher votre métier comme une guerrière ! ». ◼