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Giorgio Griffa : « Je ne représente rien, je peins. »

Acteur majeur de l’histoire de la peinture italienne et européenne de la seconde moitié du 20siècle, Giorgio Griffa (né en 1936 à Turin) réalise des œuvres abstraites, reconnaissables par leurs toiles vierges travaillées à même le sol, puis fixées au mur par une série de clous. L'exposition exceptionnelle qui lui est consacrée au Musée national d’art moderne rassemble dix-huit œuvres données par l'artiste, ainsi qu'une inédite, réalisée spécialement pour le Centre Pompidou, intitulée La Recherche, en référence à Marcel Proust. Dans ce texte, extrait du catalogue, Griffa retrace son cheminement créatif pour cette dernière toile, en forme d'hommage à son auteur fétiche.

± 9 min

En 1992, j’ai réalisé un tableau dédié à Matisse, sur lequel j’ai écrit : AZIOHENRI.
Je viens d’achever une œuvre consacrée à Proust. Il me semblait juste d’écrire AZIOMARCEL (ou ONCLEMARCEL).

 

Les branches du dilemme

Dans notre pensée occidentale, la réflexion et la méditation ont pour but de multiplier les idées, elles sont en quelque sorte une manière d’ajouter. Dans la pensée orientale, sur les traces du bouddhisme, la méditation est à l’inverse un moyen de supprimer, d’annuler des idées plutôt que de les augmenter ou de les approfondir. Les deux méthodes ont pour but, par des chemins opposés, d’élargir la sphère de notre subjectivité, pour l’une en accroissant les détails de la connaissance et pour l’autre en cherchant à atteindre cette énergie indifférenciée qui précède les pensées, et dont elles sont nées. Dans mon expérience de peintre, ces opposés coexistent. Dans le cycle Dilemma, les deux branches opposées sont côte à côte. Dans le cycle Alter ego, des signes sans identité rencontrent des signes porteurs d’identités précises, de souvenirs spécifiques de peinture, de musique et de poésie. Proust fait appel à des souvenirs précis et très détaillés. Mais moi, lecteur, je suis pris dans un tourbillon sans fin où ils s’ajoutent les uns aux autres, s’annulent, s’exaltent, se multiplient, comme les sons de chaque instrument dans un concert. L’atteignable conduit à l’inatteignable. Les branches du dilemme coexistent.

 

Une énergie indéterminée
Dans le monde de la mécanique quantique, les particules d’énergie qui ont donné naissance à notre univers apparaissent au moment où elles se mettent en action pour construire notre réalité. Si je comprends bien : je ne suis pas scientifique, mais en tant que peintre je me sers des connaissances de mon temps et je peux aussi me tromper, mais il me semble qu’on peut dire qu’il existe un état d’énergie indifférencié. Je suis convaincu que l’humanité porte en elle la conscience ancestrale de l’existence d’une immense énergie indéterminée qui sous-tendrait les innombrables identités du monde. Si tel est le cas, les particules en action marqueraient le passage de l’état d’énergie indéterminée, sans identité, ni temps, ni espace, à la configuration que nous connaissons. De façon similaire naissent les idées, qui viennent à notre configuration depuis une source inconnue. Cette condition me semble bien décrite par une pensée du Veda recueillie par Tagore dans l’un de ses écrits, et qui dit à peu près ceci : je ne peux pas dire que je connais cela mais je ne peux pas dire non plus que je ne connais pas cela. Je ne peux pas dire que je connais cela car c’est l’inconnu. Mais je ne peux pas dire non plus que je ne connais pas cela car je suis conscient de l’existence d’une partie inconnue du monde et de moi-même.

 

Proust vit à une époque où l’inconnu a été exorcisé, où il est devenu un terme indécent. L’inconnu n’est que ce qui n’est pas encore connu, puisque la science s’appliquera à le révéler.

Giorgio Griffa

 

Proust vit à une époque où l’inconnu a été exorcisé, où il est devenu un terme indécent. L’inconnu n’est que ce qui n’est pas encore connu, puisque la science s’appliquera à le révéler. Pourtant, le grand poète qu’est Proust utilise des souvenirs connus pour me faire entrer dans quelque chose de bien différent d’une simple archive de mémoire : un creuset où les souvenirs se mélangent et se confondent jusqu’à ouvrir la porte à l’indistinct. Les identités coexistent avec l’indistinct, le connu avec l’inconnu.

Les particules
J’aime à penser que lorsque quelques milliards de particules se mettent en action pour construire une pierre, un arbre ou un animal, il s’effectue une transition de l’état indistinct de l’énergie à l’état distinct de cette pierre, cet arbre ou cet animal. Et que cet état dynamique subsiste en une condition pérenne de vie et de mouvement : même dans la pierre les particules continuent d’agir, matière vivante. J’aime à penser que lorsque Proust évoque un souvenir, il marque le passage de l’état d’énergie latente, indifférenciée et inconnue à l’idée : la naissance de l’idée est très similaire au passage de l’énergie à la pierre. En peinture, il se produit quelque chose de semblable lorsque le pinceau appose un signe sur la toile et fixe en premier lieu l’identité de ce signe, au-delà de l’usage et des fonctions que l’humanité lui a attribués à différents moments au cours des derniers millénaires. Selon moi, il s’agit toujours d’un processus de la raison. La poésie n’est pas une fuite de la raison mais plutôt l’une de ses expressions, c’est la raison qui nous montre les moyens de sortir de ses limites, d’entrer dans l’indéterminé, de capter l’immense énergie existant dans le monde occulte et au plus profond de nous-mêmes. La Recherche, justement.

 

Orphée et le chaman
Proust, en entrant dans la mémoire, est accompagné d’Orphée qui descend aux Enfers. Tous deux entrent dans l’immatériel, tous deux cherchent leur part féminine, la part qui donne la vie. Tous deux œuvrent avec la connaissance de leur temps : Orphée raconte la vie des dieux, Proust raconte les jeunes filles en fleurs. Tous deux conduisent le lecteur à contempler le monde occulte. Bien avant eux, le chaman se servait déjà de la raison. Pour entrer dans la partie occulte du monde, qui n’a pas d’identité, il murmurait des paroles sans identité. Il s’agissait d’un choix de la raison, bien que nous préférions l’interpréter comme un signe d’ignorance primitive. C’était un processus rationnel différent du nôtre, parce que les connaissances étaient différentes des nôtres. Ce processus mérite qu’on en reconnaisse la dignité, et non qu’on le méprise. Nous connaissons la distinction entre le connu et l’inconnu, et nous savons qu’il y a le connu matériel et le connu immatériel. Le murmure inintelligible du chaman remonte à des millénaires avant la naissance de la notion même d’inconnu, alors que les souvenirs clairs et intelligibles de Proust appartiennent à la modernité. Ils semblent incompatibles et pourtant ils coexistent. Proust me conduit à l’intérieur de moi-même. J’ose dire que lui aussi est un chaman.

 

Proust me conduit à l’intérieur de moi-même. J’ose dire que lui aussi est un chaman.

Giorgio Griffa

 

Le flâneur du Paléolithique
Lorsqu’un flâneur du Paléolithique, après avoir résolu ses problèmes immédiats de survie, réfléchissait sur le monde, il n’avait certainement pas les ressources mentales que nous ont données la philosophie et les sciences. Si on le compare à nos scientifiques du Conseil européen pour le recherche nucléaire à Genève (Cern), on ne trouve aucun point commun entre eux, et cette idée même est tout simplement absurde. Pourtant, la science dit aujourd’hui que plus de 80 % de l’univers est de la matière noire, inconnue. Paradoxalement, le temps linéaire du progrès se combine avec le temps circulaire du monde ancien. De l’inconnu par manque de connaissances, nous sommes parvenus à l’inconnu perçu grâce à l’enrichissement de la connaissance. Cette prise de conscience de la matière noire est née il y a quelques décennies avec la mécanique quantique. Et l’arabesque, que j’ai utilisée dans mon travail sur Proust, contient les deux aspects, le temps linéaire parce qu’il avance toujours et le temps circulaire parce qu’il revient toujours sur lui-même. Chez Proust, le temps des faits remémorés coexiste avec le temps du souvenir qui les évoque.

 

Chez Proust, le temps des faits remémorés coexiste avec le temps du souvenir qui les évoque.

Giorgio Griffa

 

J’ajouterais, avec le temps de chaque lecteur et de chaque lecture. À la différence des romans où le temps est généralement celui des faits relatés, il ne me semble pas qu’on puisse établir ici une relation dominante entre le temps présent du souvenir, le temps passé des faits remémorés et le temps futur de la lecture. Je me retrouve à privilégier le temps de ma lecture.

Le syndrome de Stendhal
En sortant de la basilique Santa Croce à Florence, Stendhal eut une attaque de ce qu’on appelle précisément le « syndrome de Stendhal » : tachycardie, confusion, nausées et perte de connaissance. Les hôpitaux de Florence eurent l’occasion d’étudier le phénomène car il a continué de se répéter. Stendhal le rattachait à une émotion très forte, à des sensations célestes, et c’est certainement le cas. J’ajouterais qu’un autre aspect a pu émeger avec la science moderne. Nous pensons encore vivre dans l’univers de Newton auquel nous sommes habitués, et dont le temps et l’espace constituent les rails sur lesquels tout évolue. Avec Einstein cependant, les rails se sont emmêlés, courbés, rassemblés, ils sont devenus l’espace-temps. De même à l’échelle microscopique des particules, je pense pouvoir dire que cette configuration est un résultat en devenir, dynamique plutôt que fini. Je définirais donc le syndrome de Stendhal comme une désorientation spatiotemporelle. Il ne s’agit pas seulement de l’émotion de la beauté, mais aussi de l’ouverture d’une porte, ici offerte par l’art, sur cet inconnu dans lequel il n’y a ni temps ni espace. Chez moi, lire Proust a provoqué un syndrome léger et agréable. Il m’a accompagné sereinement, avec grâce et beauté, dans un état où les identités se marient à l’indéterminé. C’est le cœur de la poésie.

 

Temps et espace
D’autre part, les arts existent dans une condition où le temps et l’espace sont à la fois présents et absents. Ils sont présents car il n’y a pas d’art qui soit né en dehors de la connaissance de son époque – archaïque, antique, médiéval, Renaissance, moderne –, ni de celle de son origine – Égypte, Japon, Grèce, Europe, Afrique, Amériques. Pourtant le temps et l’espace y sont également absents, car l’œuvre – musique, poésie, arts figuratifs – vit partout et au-delà de son temps, continue de vivre, d’être présente, de dialoguer avec nous, plutôt que de devenir une simple relique du passé. L’œuvre d’art continue de parler et d’écouter, de donner et de recevoir. Elle est éprouvée de diverses manières selon les époques, les lieux et les connaissances, et aussi d’une personne à l’autre. Qu’elle soit de Proust, Mozart, ou du Caravage, l’œuvre naît dans un contexte historique précis et vit au-delà. Par son mécanisme de mémoire, Proust met selon moi l’accent sur la coexistence entre le moment précis de la naissance de l’œuvre et les temps indéfinis de sa vie.

 

Le nombre d’or
Les nombres peuvent aussi mener au-delà des limites de la raison. La section dorée, formalisée par Euclide sur la base d’une connaissance beaucoup plus ancienne, est la configuration d’un nombre, 1,61803398874989484820…, qui ne finira jamais. Puisque nous considérons qu’il appartient au système décimal, nous savons que ce nombre n’augmente pas : 1,6 ne deviendra jamais 1,7. Il ne finira jamais de s’allonger sans pour autant augmenter. Un échec de la raison, ou mieux, l’entrée dans une dimension inconnue : un temps ne cessant d’augmenter configure un espace qui n’augmente pas. La mémoire participe de quelque chose de similaire : elle ne peut considérer que des événements passés et pourtant perdure indéfiniment, bien que le passé se termine avec le présent. Je crois pouvoir dire que chez Proust la chasse aux souvenirs ne s’arrête que parce qu’à un certain moment le livre doit être terminé et publié, alors que par nature elle est faite pour se prolonger indéfiniment. Il s’agirait peut-être de passer de l’idée d’un temps qui s’écoule sans fin à l’idée d’un non-temps. Dans l’inconnu, puisque précisément il est inconnu, il n’y aurait plus ni avant, ni après, ni maintenant. Une absence de temps au lieu d’un temps éternel. Et le recours à la mémoire serait une clé pour accéder à cette configuration.

 

Labyrinthe
Le labyrinthe n’est pas seulement une extraordinaire invention de l’architecture, fondée sur la structure physique du cerveau humain, c’est aussi une extraordinaire invention poétique. En prenant le statut indétrônable du mythe, il révèle le profond mystère de l’émerveillement et de l’horreur qui nous habitent, l’égarement de la raison face à la complexité, et précède de quelques millénaires la sombre forêt de Dante. Proust construit un authentique labyrinthe, et son fil d’Ariane est la poésie. ◼